Chapitre 32 : Entre le marteau et l'enclume (1/2)
Le blindé s'approcha prudemment des parcs et jardins autour de l'obélisque du Washington Monument. Des balles fouettèrent le blindage pour la première fois depuis leur départ d'Antioch. Les vastes pelouses agrémentées d'arbres synthétiques s'éventraient d'un entrelacs de tranchées. Des nuées fédérés y grouillaient. Elles libérèrent un cataclysme de feu et d'acier sur l'armée rebelle. Même les tanks ne furent pas en mesure de résister à un tel déluge.
Seulement, par-delà l'Airlington Memorial Bridge, les échos d'un féroce combat éclatèrent. Sergio Arranza ne put s'empêcher d'imaginer les ombres titanesques avalant un à un les rebelles de l'arrière-garde. Les forces Phœnix se trouvaient prises en tenaille entre deux forces écrasantes, entre l'enclume et le marteau. S'ils ne voulaient pas finir broyés, l'une d'elle devait être contrée. Alors Sergio Arranza vida ses cartouchières sur les défenseurs de la cité.
Dans la soute, Enmyo ordonna au pilote de foncer vers leur objectif. Le moteur gronda en réponse. L'engin fila à travers les longues avenues, louvoyant entre les fortifications, les rafales et les explosions. Au lointain, en contre-jour sur le ciel orageux, se découpa la silhouette de la Maison Blanche.
***
L'intérieur de l'entrepôt revêtait la même illusion d'abandon que son enveloppe de tôle : des chariots électriques ravagés par la rouille se perdaient au milieu des racks métalliques s'effondrant sous le poids des âges. Des cartons, recouverts d'une épaisse couche de poussière, moisissaient sur les étagères. Les néons suspendus au plafond s'étaient depuis longtemps écrasés au sol en une myriade d'éclats, si bien que la seule lumière provenait des innombrables trous d'usure grêlant les murs. Pourtant, un œil attentif pouvait discerner des traces d'activités fraîches. Les rails du grand battant de l'entrée rutilaient. Les sols intérieurs, bien que recouverts d'une couche de crasse, n'étaient pas ensevelis sous des tonnes de sables. Et dans ce tapis de saleté, des traces de roues révélaient les allées et venues de camions ou d'héliporteurs.
Kyle ne comprenait guère l'intérêt d'entretenir une telle dissimulation. Certainement un vestige d'une époque lointaine où le mur de défense n'existait pas. L'entrée du complexe – elle aussi dissimulée – fut malgré tout très rapidement découverte par les rebelles. La dalle de béton et le sas sécurisé qui la protégeait furent éventrés par des explosifs. Les troupes Phœnix s'infiltrèrent dans la brèche.
La meute, elle, avait pris position dans le délabrement du hangar. Leur rôle dans l'assaut du complexe se résumait à former l'arrière-garde. Une mission d'apparence simple, mais qui se corsait au fur et à mesure qu'affluaient des androïdes toujours plus nombreux. Certainement d'autres kamikazes tapis dans le désert. N'ayant plus le moindre espoir de piéger les rebelles, ils s'empressaient de rejoindre leur foyer menacé.
En une vingtaine de minutes, un amoncellement de têtes d'aigle cybernétiques grandit à l'entrée du hangar. Le flot mécanique s'interrompit brutalement. Le souffle du vent portait pourtant les sifflements chuintants de servomoteurs, à moins que ce ne soit simplement son passage dans les orifices de la tôle qui produisait cette sombre mélodie.
— Ça me rappelle la résistance dans les Rocheuses, maugréa Léon, à l'abri derrière un charge-palette. Avec la 35ème, on s'était retranché dans une grotte le temps de se faire oublier des fédérés. Des machines ont tout de même réussi à nous débusquer. On s'est empressé de les liquider, en espérant que ça garantirait le secret de notre planque.
— Et alors ? intervint Miranda. Où voulez-vous en venir, sergent ?
— Un peu comme ici, on avait l'impression d'avoir été oublié. Notre major a décidé d'en profiter pour rejoindre le QG. Sauf qu'un contingent entier nous attendait en embuscade. Je crains que les machines soient en train de nous réserver une surprise du même acabit.
Sandrine, adossé contre le même tas de palettes que Kyle, approuva de la tête.
— Le vieux balafré a raison : la Fédération se sert souvent des androïdes comme drones éclaireurs. Les opérateurs du centre de commandement savent que nous sommes là. Toute la question est de savoir quelle piège ils sont en train de nous concocter.
Comme pour étayer ses dires, une énorme secousse ébranla le sol et le bâtiment. Les poutres de la charpente gémirent. Certaines se tordirent en de lugubres grincements. Une poignée cédèrent. Une pluie de rouille et de métal s'abattit. Les rebelles se réfugièrent loin de l'intempérie dont chaque goutte pesait des tonnes. Ils scrutèrent le reste de la toiture avec inquiétude.
— Capitaine...
Miranda, blême comme un morte, désigna quelque chose par-delà l'aveuglante clarté de l'entrée. Ses pupilles dilatées par la peur discernaient une menace invisible à celles des autres rebelles.
— Tu vois ça ? Ces... Ces choses enjambent le mur ! Elles vont atomiser le hangar !
Personne n'eut le temps de percer le voile de lumière. Une nuée de projectiles traversa les murs de tôles. Les traits d'acier saturèrent le hangar en rugissements furieux, explosèrent les cartons, ricochèrent contre les poutres, pourfendirent les palettes, mais se concentrèrent sur la charpente vacillante.
— DANS LE TUNNEL ! s'époumona Kyle sans même entendre le son de sa propre voix dans le chaos de fracas et de flashs. TOUS DANS LE TUNNEL !
Il se précipita vers l'obscure entrée du complexe souterrain. Dans une fuite désespérée, le reste de la meute bondit à sa suite. Des malchanceux se firent faucher par les flots de balles. Des pans entiers du plafond s'effondrèrent en un cataclysme de métal. Les survivants ne purent que s'enfoncer en une course folle dans les ténèbres. Les lourds fracas se répercutèrent dans le boyau tandis que les impacts, tels des séismes, menaçaient de les jeter à terre sous leur puissance. Une langue de poussière les lécha de son brouillard suffoquant. Soudain, plus aucun bruit, à part la toux des rebelles. Plus aucune lumière ne leur éclairait la voie.
Kyle alluma la lampe fixée à son fusil laser. Le reste de la meute l'imita. Les faisceaux de clarté balayèrent le vaste tunnel en tout sens, s'écrasant sur un alliage mat omniprésent. Le sol, les murs et le plafond s'agençaient en un tube parfaitement carré et qui paraissait s'étirer à l'infini. Tout du moins, aussi loin que permettaient d'en juger les cônes de lumière qui finissaient, devant comme derrière, dévoraient par d'insondables ténèbres. Les lignes de néons encastrées dans les coins supérieurs, bien qu'éteintes, réfléchissaient la moindre lueur en furtifs éclats, toujours pour éclairer un pan rectiligne du souterrain métallique.
— Miranda... s'éleva la voix fluette de Rieko parmi les échos des bottes frappant nerveusement le métal. C'est quoi ces trucs que vous avez vus dehors ?
Les lampes torches se braquèrent sur la rebelle qui se protégea les yeux d'une main.
— Je... Je ne suis pas sûre. Je ne voyais pas bien. On aurait dit... des géants. Des titans de métal, oui, au moins deux fois plus hauts que le mur d'enceinte. Une machine de guerre capable de nous broyer sous ses pattes.
— Mais qu'est-ce qu'on s'en fout !
De rage, Ezequiel projeta son casque contre un mur.
— Elles risquent pas de nous suivre ici ! On est piégés comme des rats ! C'est ça le plus important !
— Imbécile, l'insulta froidement Sandrine avec un haussement de sourcil des plus méprisants. Nous sommes dans une usine robotique. L'entrepôt était vide de toute production. L'éponge imbibée d'alcool qui te sert de cervelle est-elle capable d'en conclure l'évidence ?
— Une autre issue existe, répondit Miranda en s'interposant. Trouvons par quel moyen les machines sont exfiltrées et nous aurons notre ticket de sortie.
Il était inutile d'ajouter quoi que ce soit d'autre. Kyle fit signe à la meute de s'enfoncer dans les entrailles de métal. Cependant, nul n'avait oublié les pièges de l'extérieur. Ainsi progressèrent-ils à pas lents et précautionneux, serrés les uns contre les autres pour se donner le courage d'avancer. Par l'effort conjugué de leur lampe, une rassurante lueur illuminait la voie sur dix pas. Rieko fit remarquer que rien n'était à craindre puisqu'ils précédaient un bataillon entier. Pour autant, l'angoisse tordait les tripes en blocs compacts. Les veines s'inondaient d'une tension toujours plus accrue. Les pulsations cardiaques s'emballèrent au-delà de l'humain.
Certains rebelles soufflaient comme des bœufs, en proie à un harassement inextinguible. D'autres souffraient d'une paranoïa de plus en plus aiguë, scrutant, écoutant, sursautant et braquant leur fusil sur des stimulus qui n'existaient que dans leur imagination. Les derniers, tels que Kyle, Miranda ou le sergent Léon, avançaient à la manière d'automates, sans même en avoir réellement conscience, sans même se poser de question, déconnectés de toute raison pour ne plus être que réflexe, simplement pour aller au bout de la voie qui s'offrait à eux, pour survivre un instant supplémentaire, gagner encore un infime fragment de vie, héritage de la traversée d'innombrables abîmes.
Les bottes se soudèrent soudainement au sol de métal. Les rayons de lumière dessinaient dans l'obscurité les contours d'une vingtaine de tourelles automatiques. Au sol, de nombreuses masses informes baignaient dans des flaques sombres. Ainsi, les canons qui saillaient des murs avaient beau être tordus, fendus et calcinés, personne ne souhaitait s'en approcher.
Personne sauf Rieko.
— Vous voyez ! s'exclama-t-elle, envoyant valser d'un coup de pied les restes d'une machine sur son passage. On nous a mâché le boulot !
— Tu ferais mieux de faire attention, la tempéra Sandrine.
Kyle suivit le regard de l'adolescente sur les espaces vides entre les machines détruites. Des espaces anormalement grands. Des espaces de la taille d'une tourelle. Faisant fi de l'avertissement, Rieko s'engagea dans le cimetière synthétique et organique.
— Elle a raison, renchérit Kyle. Reviens ici.
— Allez, capitaine ! s'exclama-t-elle en avançant à reculons, bras levés pour les inciter à la suivre. Me dites pas que vous avez la frousse de ces boîtes de conserve ! Il n'y a rien à craindre ! Je vous l'avais dit !
Son sourire goguenard se figea. Deux trappes, jusque là parfaitement invisibles, basculèrent dans le mur. Les tourelles cachées derrière se déployèrent. Rieko leva son arme, imitée par ses frères et sœurs de meute, mais les machines furent plus rapides. Les tirs croisés réduisirent la jeune impudente en charpie. Ses bourreaux mécaniques connurent le même sort. Une fois le silence revenu, plus aucun rebelle n'osait bouger de peur de déclencher un autre piège.
— Je lui avais pourtant dit de faire attention, déclara Sandrine d'un timbre anodin. Il était clair que des machines se dissimulaient encore dans le mur. Ces dispositifs ne servent pas qu'à tuer. Elles doivent avant tout semer la terreur. Elles sont capables de se déclencher aléatoirement. Mais, généralement, elles ne se dévoilent que pour des frappes éclairs, quand elles sont certaines d'emporter au moins un ennemi.
— Décidément, grogna lugubrement le sergent Léon, plus j'en apprends sur les machines, plus j'ai hâte de débrancher Skynet !
— C'est quoi ce machin ? demanda nerveusement une Phœnix.
— L'intelligence artificielle à la tête des androïdes dans un film de l'âge d'or où...
— Peu importe, l'interrompit Kyle en se tournant vers Sandrine. Tu savais ce qui allait se passer, n'est-ce pas ?
— Je le suspectais, nuança l'adolescente sans se départir de sa placidité. Enfin, à défaut de m'écouter, elle aura au moins servi à balayer mes doutes.
Des grognements courroucés retentirent dans l'obscurité. Dans un lent mouvement de hargne, la meute se resserra autour de l'adolescente tout en lui projetant ses faisceaux lumineux en plein visage. Comme à l'accoutumé, rien ne parut l'atteindre. Tout au plus plissa-t-elle les yeux. En revanche, le regard révulsé de Kyle parvint à percer sa carapace de froideur.
— Je te l'aurais dit si ça avait toi !
— Et elle ? répliqua furieusement Kyle en désignant les lambeaux de ce qui fut Rieko. Pourquoi tu ne lui as pas dit clairement ! Et eux ! enchaîna-t-il en désignant la meute. Tu les aurais prévenus !
L'adolescente baissa les yeux vers le sol sans répondre. Dans un sursaut de colère, Kyle releva son menton pour l'obliger à affronter son regard.
— Ne refais plus jamais ça. Plus jamais. Je suis le dernier qui croit encore que tu peux devenir l'une des nôtres. Ne me donne pas tort. Ou tu resteras à jamais en ce lieu.
Il fit volte face.
— On a perdu assez de temps. Tous en formation !
— Quoi ?
Ezequiel bondit, le visage déformé par l'incrédulité.
— Cette traîtresse va s'en tirer comme ça ? Elle a tué Rieko, putain !
— Ce sont les machines qui l'ont tuée ! trancha Kyle d'un ton sans équivoque. Et je vous ai donné un ordre, la meute ! En formation, plus vite que ça !
Les acquiescements se firent traînants, signe que le sentiment d'Ezequiel était partagé. Ils se mirent tout de même en branle, chaque ligne occupant tout la largeur du couloir et chaque rang collé à l'autre. La meute progressa avec la plus grande prudence, avec l'impression de s'inspirer de la formation de la tortue des troupes romaines de l'antiquité. Leurs fusils, prêts à ouvrir le feu, constituaient un meilleur rempart que n'importe quel bouclier.
Ils traversèrent des marais gluants d'huile et de sang où croupissaient des corps de chair et des pièces métalliques. L'odeur putrescente de la mort, âcre et agressive, flottait dans le tunnel sans fin. Chaque pan de mur intact suscitait l'effroi dans les rangs. Les fusils et les cercles de lumière restaient braqués sur ces menaces potentielles bien longtemps après le passage de la meute.
Au loin devant eux, des déflagrations d'armes à feu résonnèrent en écho. Presque simultanément, une série de fracas se répercutèrent au-dessus de leur tête. Des claquements métalliques les accompagnèrent. Les rebelles en cherchèrent la cause, balayant fébrilement les ténèbres de leur lampe torche. Un faisceaux lumineux capta une grille de ventilation dégondée sur le sol. Elle était tombée du plafond.
Des androïdes la suivirent.
— FEU !
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