Chapitre 31 : La vallée des morts (1/2)

La sentence fut relayée par une explosion de cris inhumains. Les rebelles se déchirèrent les cordes vocales face à la folie de ce qu'ils s'apprêtaient à faire. La communion des hurlements insuffla une bride de courage aux premières lignes. Elles se mirent en branle, entraînant à leur suite la masse rebelle.

— C'est de la folie ! s'époumona Miranda, sa voix à peine audible dans l'effroyable tumulte de beuglements et de bottes fouettant le sable. De la pure folie !

— POUR LA MEUTE ! rugit Kyle, emporté par la vague de démence.

Ses muscles, tendus comme des ressorts, le propulsèrent en avant alors que sa raison lui ordonnait de fuir. Dès l'instant où les premiers rebelles achevèrent de dévaler la pente de poussière d'or, les balles fusèrent. Les lignes de métal disloquèrent des dizaines d'hommes et de femmes en une poignée de secondes. Les déflagrations des machines se disputèrent aux vociférations désespérées. Un homme devant Kyle fut tranchée en deux. Les traits ardents bourdonnaient tout autour de lui. Il était entré dans le champs de tir des tourelles. Il s'efforça d'ignorer les cris d'agonie, les appels à l'aide, la mort qui pouvait frapper à n'importe quel moment. Il ne se concentrait que sur une seule chose : la sécurité offerte par la base du mur.

La chaleur, la peur et la charge effrénée transformèrent sa peau en une plaque bouillante qui suait de véritables torrents. Son souffle devint un filet si ténu que ses poumons s'embrasèrent eux aussi. Même son sang, porté à ébullition, acquérait la lourde viscosité du magma. Chaque pas s'assimilait à une lutte. Une lutte à l'encontre de son corps en souffrance mais aussi envers le sable qui aspirait ses bottes. Une lutte contre la poussière qui s'infiltrait dans son armure, dans son nez, dans sa bouche, dans ses yeux. Une lutte contre ce désert qui réclamait du sang pour repeindre ses dunes.

Les tourelles poursuivirent imperturbablement leur œuvre de mort. Les rafales hachaient telles les dents de scies sauteuses les rebelles en petits tas. Face à cette atroce boucherie, nombreux furent ceux à répliquer. D'autres tentèrent de fuir. En vain. Les balles ricochaient contre les blindages mécaniques. Les roquettes explosaient contre un leurre. Les corps des fuyards s'amoncelaient en bas de la pente.

— Encore quelques mètres, soldats ! Donnez tout ce qui vous res...

L'encouragement fut tranché net dans un râle d'agonie. Les pluies de métal soulevaient des nuages de poussières dorées aux reflets carmins. Au rythme effréné de la respiration à chaque seconde plus saccadée, à chaque seconde plus convulsive de Kyle, des poignées de Phœnix disparaissaient dans l'un de ces macabres linceuls aux couleurs de leur rébellion. Si dix insurgés en surgissaient au départ de leur charge insensée, leur nombre s'amenuisait dangereusement.

Kyle sauta par-dessus les restes d'une escouade décimée. Les fibres de ses muscles menaçaient de rompre à tout instant, pourtant il augmenta encore la cadence de sa course. En geignant de douleur, en crachant de fatigue, en hurlant de démence, il rapprochait à la seule force de ses jambes l'imposante muraille. Les terribles mitrailleuses autonomes le surplombaient. Une paire de canons se braqua sur lui. Kyle puisa dans ses ultimes réserves. Sa volonté lui ordonna d'encore fournir un effort supplémentaire pour parcourir les derniers mètres le séparant de la vie. Son corps refusa net. Pire, il céda. Ses jambes se dérobèrent sous son poids. La tourelle ouvrit le feu. En pleine chute, les dents de la rafale lui rasèrent le crâne. Il percuta de plein fouet le sable brûlant, suppliant pour une mise à mort preste et sans douleur.

— Capitaine ! hurla Miranda.

Kyle sentit une force le traîner par le bras.

— Nous y sommes arrivés ! Le pied du mur !

Avec l'aide de la rebelle, il rampa un instant pour s'éloigner de la zone de mort avant de se redresser dans l'ombre de la muraille. Ses genoux ployèrent aussitôt et la jeune femme le retint de s'effondrer une nouvelle fois. Malgré son harassement, il se tâta l'occiput embrasé par une ligne de feu. Ses doigts fouillèrent entre ses cheveux, se collèrent à un liquide visqueux. Les balles l'avaient frôlé. Sa vie s'était jouée à une poignée de millimètres.

Son agresseur mécanique ne lui prêtait plus la moindre attention. Les renforts de béton et de blindage qui la caparaçonnaient l'empêchaient d'abaisser ses canons assez bas pour le poursuivre. Elle reprit donc avec une froide méthode le cours de sa programmation meurtrière. Le nombre des rebelles en train de courir pour leur vie se restreignait exponentiellement ; chacun d'eux attirait à présent les tirs de deux ou trois tourelles. Puis quand plus aucun ne fut debout, les machines achevèrent les agonisants de sporadiques rafales.

Le conclusion de cette charge fut la même que son prélude : un silence de mort. Un silence d'une profondeur abyssale. Le moindre bruissement, les rares murmures mourraient sans faire vibrer l'air, comme si un trou noir d'horreur les avalait dans son vide. La longue et fine ligne de survivants épousant les contours de la muraille se trouvèrent eux aussi happés. Rares furent ceux capables de supporter la vision du carnage. Même alors, l'oeil devenait hagard, les cerveaux incapables d'appréhender les milliers de bouillies sanglantes sur la vaste mer d'or. Les os saillaient de la viande tranchée, les viscères se déliaient en tentacules sanguinolentes, les membres surgissaient du sable, tendus en suppliques. Les visages pétrifiés se déformaient en masques inhumains. Aucun enfer ne serait en mesure de rivaliser avec un telle atrocité. L'homme prouvait, comme souvent au long de sa courte histoire, sa capacité édifiante à déchoir l'œuvre immémorial des démons. Cela, en à peine une pitoyable minute.

Kyle se détourna du cauchemar ineffable. Son corps tremblait tout entier d'une révulsion rageuse. Une haine et un dégoûts si vifs, si brûlants, si profonds que des larmes lui brûlèrent les yeux.

— Plaçons nos explosifs, la meute ! DÉTRUISONS-LES TOUTES !

Il s'approcha de Sandrine, adossée contre le rempart ocre. Elle l'attendait avec son habituelle inexpressivité. Il n'avait jamais pu mette de mot sur son étrange habileté à apparaître et surgir sans crier garde et comme si de rien n'était. Cependant, pour une fois, le soulagement l'emportait sur la surprise ou l'agacement.

***

Sergio Arranza, soldat d'élite des Phœnix, pénétrait en New-Washington à bord d'un lourd véhicule blindé. Il avait pris place derrière la grosse mitrailleuse du toit, jouissant d'une vue imprenable sur les troupes qui leur ouvraient la voie vers le centre de la capitale mondiale. L'œil alerte, il guettait la moindre menace potentielle. La moindre seconde d'inattention lui était proscrite car s'il faisait partie des forces spéciales rebelles, à l'image de la légendaire meute du capitaine Godraon, c'était en tant que garde du corps d'Enmyo. Le leader révolutionnaire se trouvait sous ses pieds et les épaisses couches de blindage en compagnie d'Iryna Kalinina, sa supérieure, et d'une compagnies de fantassins aguerris.

Les armées rebelles mirent en déroute les défenseurs de la gigapole dès les premières minutes d'affrontement. Elles traversèrent le réseau tentaculaire des villes satellites et des banlieues tel un couteau chauffé à blanc tranchant une motte de beurre ramolli sous le soleil. Cette facilité inquiétait Sergio. Il la sentait factice. L'impression de foncer dans un piège se renforçait au fur et à mesure des kilomètres parcourus. De plus en plus souvent, il scrutait l'horizon par-dessus son épaule à la recherche d'une anomalie. Le moindre carré d'obscurité dans les façades renfermait un probable tireur embusqué. Les remparts des ponts dissimulaient des armées chimériques.

Il comprit que sa paranoïa n'avait aucune raison d'être en arrivant en vue de l'Airlington Memorial Bridge. En réalité, aucun piège n'était à redouter. Les fédérés s'étaient tout simplement massés dans le cœur de la ville, sacrifiant la défense des civils au profit de celle du gouvernement et de leurs chaînes de commandement.

Abject... Ces immondes connards sont vraiment prêts à tout pour sauver leur misérable cul.

Cependant, même cette bassesse ne préserva pas l'aigle fédéré de la fureur des Phœnix. Les tanks défoncèrent hérissons tchèques, fils barbelés, sacs de sable et murailles d'épaves. Les bombardiers éventrèrent l'asphalte, les blockhaus, les tranchées et le Lincoln Memorial. Les armures sombres noyèrent les treillis de camouflage urbain sous leur nombre. Le Potomac fut franchi en début d'après-midi. Une fois sur l'autre berge, la sensation d'être épié poussa Sergio Arranza à jeter un ultime coup d'œil en arrière.

Ce qu'il vit le tétanisa : des ombres géantes se dessinaient sur les toiles de bitume et de béton de la cité. Leur taille gargantuesque, similaire à un immeuble, lui conférait l'impression d'appartenir à des créatures d'une autre temporalité, d'une autre dimension, comme issues d'un imaginaire horrifique. Malgré la distance astronomique, le sol tremblait au rythme de leurs pas. Un vent de panique souffla sur les rebelles. Des contingents prirent la place des défenseurs défunts pour faire face à ces menaces et lorsqu'elles se dévoilèrent, Sergio Arranza fut bien heureux de ne pas être parmi eux.

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