Chapitre 31 : La valée des morts (2/2)

Un large arc de l'anneau défensif du complexe de la Vallée de la Mort se réduisait à un tas de gravats fumants. Les blocs de béton ocre d'où émergeaient des câbles électriques crépitant écrasaient sous leur masse les restes des tourelles. Le sable se tapissait des dizaines de milliers d'éclats métalliques des douilles et cartouches. Les rebelles escaladaient les ruines en éprouvant une froide satisfaction.

La meute, première à franchir l'obstacle, attendait non loin que les autres escouades en fasse de même. Au centre du mini-désert délimité par l'anneau défensif et dont le diamètre n'excédait guère le kilomètre, se dressait le hangar à l'aspect misérable. La masure en tôle ondulée, grêlée de trous et dévorée par la rouille, paraissait abandonnée depuis des siècles. Pour autant, plus aucun rebelle ne doutait de faire face à la pire menace jamais affrontée. Pas après l'épreuve de la course contre la mort. Sur les trente-deux chiens de la meute, quatorze seulement avaient été épargnés.

De rares unités avaient connu un sort aussi favorable. Celui des autres se réduisait à un vulgaire chiffre ; à condition, bien entendu, qu'il ne se soit pas brutalement brisé sous le feu des machines.

— Nous sommes amputés de la moitié de nos soldats, déclara Sandrine en paraissant lire dans l'esprit de Kyle, mais la moitié restante – c'est à dire nous – sommes au moins deux mille ! C'est largement suffisant pour mettre fin à cette guerre !

Miranda eut une mimique répugnée mais s'abstint comme souvent du moindre commentaire. Kyle, quant à lui, savait que l'adolescente n'était pas aussi insensible qu'elle souhaitait le paraître. Au fil de leurs conversations, il avait fini par comprendre que le fédéré abattu pour lui sauver la vie avait été sa première victime. Avant la bataille de Paris, son expérience militaire se résumait à des simulations virtuelles, des patrouilles en territoires sécurisés, des chants patriotiques, du tir sur carton et des combats contre des androïdes de génération dépassée. Elle fut tout de même larguée au milieu de la capitale en ruine avec son bataillon tout aussi jeune et inexpérimenté. Elle n'avait pu supporter de voir ses camarades de toujours se faire faucher un à un par la brutalité de la guerre.

Elle avait alors réalisé être incapable d'accomplir ce pour quoi elle avait été entraînée durant toute sa vie, ce pour quoi la Fédération Terrienne – substitut maternel des plus possessives – lui avait asséné être sa raison de vivre. L'amour hérité de son inflexible conditionnement se disloqua dans le désespoir ne pas avoir su répondre aux attentes de sa patrie nourricière. Dans ce sombre terreau d'émotions qui n'appartenait qu'à elle, elle se fit face, se découvrit pour la première fois. Dans cet obscure terreau d'émotions, y germa la peur du rejet, la rage du marginal et la colère envers celle qui l'avait élevée. Cette dichotomie la poussa à se barricader dans un coin de l'hôtel de la Place de la Concorde pour lever un pistolet vers sa propre tempe.

Voilà pourquoi elle n'avait pas cherché à se défendre lorsque Kyle, en pleine hallucination, lui avait bondi dessus : elle avait espéré qu'il s'occupe d'accomplir à sa place ses pulsions suicidaires. Ce qui avait été un mal pour un bien : sans cela, le treillis fédéré serait devenu son linceul.

— Cap'taine Godraon ? l'interpella une voix au fort accent américain.

Elle appartenait à un Phœnix à la peau d'ébène et aux cheveux grisonnants. Sa pilosité recouvrait son crâne en une fine moquette qui se dégarnissait sur les tempes. Les traits ciselés de son visage se barraient de nombreuses cicatrices. Une force tranquille qu'on devinait avoir été forgée par les pires épreuves émanait de son corps sec et noueux. Son âge avancé – qui devait sans mal avoisiner la soixantaine – ne dénaturait en rien son allure d'athlète guerrier.

— Je suis le sergent Andrew Léon, 35ème section !

— Alors pourquoi ne la rejoignez-vous pas ?

Le visage du vétéran s'assombrit.

— Elle... Elle a été décimée, cap'taine. Je crois être le seul à avoir survécu. Du coup, quand je vous ai reconnu, je me suis dit que je pourrai peut-être rejoindre votre escouade.

En temps ordinaire, Kyle n'aurait jamais pris le risque de s'encombrer d'un inconnu qui aurait pu être insubordonné ou incompétent, mais les longues cicatrices du sergent Léon lui rappelèrent tellement celles d'Ulrick Mercier qu'il finit par accepter d'un signe de tête.

— Eh ! souffla Kyle en l'attrapant par le bras alors que le sergent s'apprêtait à rejoindre le reste de la meute. Restez toujours près de moi, je veux garder un œil sur vous. Et je suis navré pour votre section.

— Moi aussi...

Il coula un sombre regard vers le hangar décrépi.

— Leur mort ne restera pas invengée.

Les radios rebelles grésillèrent à l'unisson.

» Le temps est venu pour nous de mettre un terme à l'engeance des démons de métal, comrades !

La voix de Jeronovich paraissait provenir des profondeurs du sable, de l'immensité du ciel céruléen, du souffle des vents arides, comme drapée d'ubiquité.

» Les ténèbres de l'inconnu vous attendent ! Mais nous, les Phœnix, incarnons la lumière ! Alors, comrades, brillez ! Étincelez tels des firmaments ! Pourfendez l'obscurité ! Frayez-vous un chemin dans l'antre de la bête ! Que vos bombes reposent dans sa panse ! Et je vous en conjure, comrades, agissez prestement ! Rien ne pourra retarder ou arrêter le compte à rebours de vos explosifs ! Dans deux heures à partir de maintenant, ils libéreront un feu purificateur !

— C'est le signal de l'assaut ? interrogea Miranda en haussant un sourcil perplexe.

— Plus que ça, répondit Sandrine, c'est le début de la fin.

L'armée rebelle se mit en mouvement vers le hangar décrépi, un désir de vengeance sauvage en guise de moteur. Les révolutionnaires, fusils en main, étaient bien décidés à passer de gibiers à chasseurs. Il n'y avait plus que les lugubres vagissements du vent pour couvrir les crissements de leur pas. Aucune menace ne se profilait pour leur barrer la route.

— Ces enfants de putain ! injuria Ezequiel, incapable de se contenir plus longtemps. Ils sont en train de nous tendre une embuscade, j'en suis sûr !

— Et pourquoi donc ferait-il autrement ? rétorqua froidement Sandrine. Quel intérêt aurait-il de nous attaquer à la loyal ? Mieux vaut pour eux rester dans l'ombre et frapper au moment opportun !

Les yeux du rebelle des régions argentines s'étrécirent en deux fentes de fiel.

— Quand je t'entends dire des trucs pareils, j'ai l'impression que je vais me retrouver avec un couteau dans le dos. Un peu comme tes anciens potes de la Fédération, je me trompe ?

— Espèce de sale bâtard ! gronda sourdement Sandrine, ses lèvres retroussées en babines de louve. Si je dois te planter, je le ferai par devant, en plein dans tes coui...

— SILENCE ! explosa Miranda.

Elle écarta les deux belligérants d'une violente bourrade.

— Plus un mot ! Vous vous croyez où, ma parole ? Surveillez votre périmètre à la place de vous engueuler !

À l'instant précis où s'acheva la sèche remontrance, le sol devant Kyle ondula. Le sable remuait, bougeait, se distordait comme animé d'une vie propre. Le phénomène prit de l'ampleur, se répéta en de multiples endroits.

— UN PIÈGE ! avertit Kyle. RECULEZ !

Déjà, un androïde surgit de la surface secouée de soubresaut. Une volée de lasers la réduisit à l'état de carcasse fumante. Des dizaines et des centaines d'autres machines émergèrent des profondeurs. Elles encerclèrent les rebelles, s'infiltrèrent parmi eux. Fusils et humains eurent à peine le temps de beugler que des flash de lumière éclatèrent. Les grondements d'explosions ébranlèrent le désert. Des vagues de feu cuisirent les Phœnix de toutes parts. Maints d'entre eux se volatilisèrent dans la fournaise des kamikazes robotiques.

Dix secondes.

En dix malheureuses secondes, l'odeur du souffre, de la chair carbonisée et des cheveux grillés satura l'aridité de la Vallée de la Mort. En dix infimes secondes, les râles d'agonie, les hurlements de souffrance et les appels à l'aide résonnèrent. En dix monstrueuses secondes, les vastes légions Phœnix n'étaient plus que petites cohortes.

— On peut pas rester ici... souffla Sanaë, pétrifiée sur place. Capitaine ! On doit se tirer d'ici !

Kyle, les yeux rivés sur un homme qui, d'un coup de pistolet, abrégeait les souffrances d'une sœur d'armes dont le corps n'existait plus sous le nombril, eut besoin d'un long moment pour reprendre ses esprits.

— Dans la meute, répondit-il finalement à voix lente et maîtrisée, vous êtes libres de partir quand bon vous semble. Je ne vous retiendrai pas. Je ne vous en empêcherai pas plus. Et je ne vous dénoncerai même pas. Partez, si tel est votre souhait. Partez. Que ne reste ceux qui, comme moi, veulent s'assurer que plus personne ne traverse pareille folie !

Puis, le premier, il imprima de nouveau la trace de ses bottes dans le sable.

— De la folie... répéta en écho la voix de Miranda. De la pure folie...

Aucun autre mot n'était capable de frôler l'abominable brutalité des épreuves traversées. Il ne s'agissait pas d'une bataille, ni même d'actes de guérilla. C'était pire que l'inimaginable. Une chute sans fin dans un gouffre de ténèbres. Une course dans le vide où ne les attendait que la mort. Les plus chanceux, en réalité, avait été les premiers à trépasser.

Jamais un combat n'avait paru aussi absurde. Pourtant, se surprit à songer Kyle, quelle différence entre celui-ci et tous les autres ? Ne venait-il pas simplement de se rendre compte d'une évidence ?

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