Chapitre 3 : Entre plomb et mots (2/2)

— Vous... Vous en êtes sur ? couina le maire de Saned. Ils ont vraiment...

L'horreur et l'écœurement lui coupèrent la parole. Les autres villageois restèrent figés comme des statues de marbre dans la lueur tremblante des bougies. Même la mine grincheuse du vieux Basil Morozov se dérida d'effarement.

— En soixante-quinze ans, croassa-t-il, j'ai jamais rien entendu d'aussi dégueulasse !

— De ce que j'ai pu en voir, renchérit Kyle, décidé à exploiter la terreur de son auditoire pour les pousser à l'acte, rien ne justifiait cette attaque. Nos voisins ont été massacrés sans aucune raison. Une seule conclusion s'impose : la Fédération a décidé de purger les Terres Désolées des parasites que nous sommes.

Aussitôt, une cacophonie de voix éclata. Jacob Shepard, tout aussi livide que les autres, réclama le silence et dut taper du plat de la main pour l'obtenir. En dépit de sa calvitie qui formait un nid d'oiseau sur son crâne, de son chandail rouge tendu au maximum par une généreuse bedaine ainsi que de sa taille courtaude, un charisme peu commun se dégageait de ce physique ingrat. À tel point que tous se suspendirent à ses lèvres.

— Si je comprends bien, Kyle, les machines vont débarquer chez nous ?

— La seule question à se poser ne commence pas par « si » mais par « quand ».

— Attendez !

Mona Sveltilskaïa, la technicienne du village, hocha de la tête en signe d'incompréhension. Ses cheveux coupés au carré ondulèrent, formant un rideau blond platine devant la beauté sculpturale de son visage.

— Avant de nous emballer, examinons calmement la situation ! Car, je vous le demande, y a-t-il une raison valable qui pousserait la toute puissante Fédération Terrienne à éradiquer un village aussi insignifiant que Naranvozh ? Et ne me répondez pas une « purge » ! Sinon, pourquoi les androïdes se seraient-ils donnés la peine de scanner la fillette avant de la tuer ? Vous vous rendez bien compte que tout cela n'a pas le moindre sens !

— Qu'est-ce que ça peut bien nous foutre le sens de tout cela ? répliqua vivement Basil Morozov. Une fois les machines au derche, il te reste plus qu'à creuser ta tombe !

— C'est justement pour ça qu'on doit comprendre ce qui se passe ! Pour réagir au mieux ! Imaginez que Naranvozh ait servi de refuge à des terroristes ! Ou que des...

— Non ! trancha Kyle, la voix vibrante de fureur. Aucune raison ne peut expliquer de brûler vive une enfant ! Ils les ont brûlés vifs, bordel, tu te rends compte, Mona ?! Aux yeux de la Fédération, nos vies n'excèdent pas la valeur d'une malheureuse cartouche !

— Pas besoin de me dire que c'est atroce, Godraon, je l'imagine très bien toute seule ! Et c'est justement face au plus grand péril que nos émotions ne doivent pas empiéter sur la raison ! Nous devons garder la tête froide !

Levgueni Sobolev, l'intendant de la collectivité, posa ses coudes sur la table en la faisant dangereusement grincer. Avec sa barbe hirsute et son impressionnante carrure, il ressemblait à un ours coincé sur une chaise trop petite. Pourtant, cet artisan hors du commun, d'une force surhumaine, se montrait également capable de la plus grande finesse. Preuve en était la spectaculaire restauration du manoir, relevant en grande partie de son fait.

— Ma tête est bien froide, pourtant je pense que Kyle a raison... abonda-t-il de sa voix caverneuse. Du moins, en partie : les cibles n'étaient pas les villageois eux-mêmes, mais cette épidémie en circulation dans les Terres Désolées. En tuant les hôtes, la Fédération tue le virus. Quant au scanner... Ils voulaient peut-être identifier les contaminés ? Les utiliser comme cobayes ? Pour tester des médicaments ? Ou encore synthétiser un vaccin ?

Kyle dénia vigoureusement de la tête.

—Vous ne comprenez pas. Personne n'était destiné à en réchapper. Il n'y avait aucun humain pour dialoguer. Rien pour transporter d'éventuels rescapés. Ce qui est également valable pour les machines. Elles ont été larguées dans la région sans moyen de retour immédiat. Il est aisé d'en conclure que Naranvozh ne constituait qu'une étape sur leur route. Il y a fort à parier que Saned sera la prochaine.

Sa voix avait frappé les esprits avec la force d'un marteau, y enfonçant à chaque phrase le clou du danger. Comme piqué par ce dernier, Jacob Shepard bondit de sa chaise et se tourna vers Artim Kastorecht.

— Avons-nous la moindre chance de survie face à un bataillon d'androïdes ?

— Combien étaient-ils, Kyle ?

— Seize, de ce que j'ai pu en voir.

Artim Kastorecht, ses traits burinés mis en relief par le jeu d'ombre et de lumière de la cheminée, se mâchouilla longuement les lèvres. En tant qu'ancien soldat de la fédération, son verdict serait de loin le plus exact.

— On doit pouvoir s'en dépatouiller... Avec une bonne dose de préparation.

Un soupir de soulagement s'exhala des poitrines présentes, y compris celle de Mona qui s'efforçait pourtant de garder une mine impassible. Jacob Shepard, l'œil plus brillant que jamais, écarta aussitôt les bras en un geste théâtrale, prit une profonde inspiration et déclama en une envolée lyrique qui surprit tout le monde :

— La survie dans les Terres Désolées est rude, périlleuse et ingrate ! Cependant, tous autour de cette table, nous l'avons choisie ! Nous avons réfuté le confort, la sécurité et la facilité prodigués par la Fédération Terrienne !

Il se tapa sa large poitrine du poing.

— Moi, c'était le jour où la liberté d'expression est devenu un devoir ! Que le bâillon de la censure s'est refermé sur mes spectacles ! Que, sous le couvert de la morale, même mes pièces de théâtre devait épouser corps et âmes les visions de nos dirigeants ! Et, surtout, que critiquer la Fédération Terrienne s'assimilait à une incitation à la haine !

La main se tendit vers Basil Morozov.

— Et notre doyen ici présent ! Un criminel de la pire espèce ! Il a osé enfreindre la loi de l'enfant unique ! Il a refusé avec Oksana l'avortement obligatoire pour toute seconde grossesse ! Ils ont, comble de l'horreur, fuit Moscou pour les Terres Désolées ! Si jamais ces forbans avaient été attrapés avant d'y parvenir, ils auraient tous deux croupi dans un camp de réhabilitation sociale. Leur premier fils serait devenu un enfant de la fédération et le second n'aurait jamais vu le jour.

Le vieil homme appuya les paroles du maire d'un grognement qui devait tenir lieu d'approbation. En revanche, Mona, passablement irritée, ne put s'empêcher de cracher :

— Où voulez-vous en venir, Jacob ?

— Vous devriez pourtant vous aussi comprendre, vous, la jeune informaticienne pleine d'avenir, contrainte de fuir Sourgout lorsque votre ex vous a dénoncé pour un motif chimérique. Ce n'est pas le hasard qui nous a soudé en communauté. C'est le goût des libertés interdites par la Fédération Terrienne. Des libertés qui n'existent plus que dans les Terres Désolées. Seulement, aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, je tremble de voir ces valeurs disparaître de la surface de notre planète.

Les poings de Shepard se serrèrent. Ses bajoues tremblèrent d'indignation. Un sourire féroce étira ses lèvres.

— Mais vous voulez que je vous dise ? Je ne ferai pas partie de la génération qui a laissé disparaître les dernières Terres Libres ! Nous répondrons au feu par le feu ! Que les machines viennent ! Des pluies d'acier les accueilleront ! Elles, et toute l'engeance que nous vomira la Fédération Terrienne ! Nous prouverons que même un pitoyable village peut s'opposer à la volonté d'un empire mondial ! Nous deviendrons des exemples ! L'heure de l'indépendance est révolue ! Est venu le temps de la révolte ! Qui est avec moi ?

Un silence de mort lui répondit. Kyle et les villageois, incapable d'articuler le moindre mot, s'échangeaient des regards incrédules. Face à la réprobation ambiante qui gonflait lentement, Jacob Shepard se décomposa en retombant sur sa chaise.

— Personne ? Vraiment ?

— Qu'est-ce que vous croyez ? fulmina Mona entre ses dents. Est-ce si étonnant de se rendre compte que vous êtes le seul à posséder des tendances suicidaires, Shepard ?

— Elle a raison, renchérit Kastorecht avec gravité. Plutôt que de vous emballer dans un projet de rébellion impossible à pondre, organisons déjà la défense du village. Il va nous falloir des volontaires...

La canne de Basil Morozov s'abattit avec fracas sur la table.

— C'est pas possible, ça ! Vous voyez pas plus loin que le bout de votre truffe, bande de corniauds ! À votre avis, si on arrive à dézinguer les joujoux de la Fédération, qu'est-ce qui va se passer ? Bah elle va nous renvoyer une seconde fournée aussi sec ! Et là, on l'aura bien profond dans le fion !

Ses yeux voilés de cataracte s'attardèrent sur Mona Sveltilskaïa et Artim Kastorecht.

— Il y a qu'un seul moyen de s'en sortir, un seul ! Faut écouter Jacob !

Le susnommé lui décocha un regard de reconnaissance. Il trouva de nouveau la force de se dresser, puisa dans ses ultimes réserves de ténacité et lança à l'adresse de tous :

— Je vous le demande donc pour la dernière fois : qui souhaite voir Saned se rebeller ?

Les mains d'Artim Kastorecht, de Basil Morozov et de Levgueni Sobolev se dressèrent.

— Qui est contre ?

Mona brandit le bras, défiant l'assemblée du regard.

— Kyle ? Vous vous abstenez ?

— C'est au village entier qu'il faut soumettre ce vote, récrimina-t-il vertement. Je refuse de décider de notre futur à tous dans leur dos.

— Tel était mon intention, soyez rassuré. Je comptais simplement mettre à profit cette fin de soirée pour tenter d'entrer en contact avec des rebelles, ajouta Jacob Shepard en désignant son dispositif radio qui prenait la poussière. Plus vite nous pourrons recevoir de l'aide, mieux ce sera.

Mona éructa une exclamation excédée.

— Ce sera au contraire bien pire !

Elle se dressa pour faire face à Shepard, une lueur de défi dans les fentes qu'étaient devenus ses yeux.

— Dès l'instant où la fédération apprendra que nous avons aidé des terroristes, elle remuera ciel et terre pour nous arrêter ! Et elle l'apprendra forcément ! Vos communications radios ne sont pas cryptées, Shepard ! Mais ce n'est pas le pire ! Kastorecht ! Vous qui connaissez le mieux les forces de la Fédération, avons-nous la moindre chance, même avec l'aide du plus puissant des groupuscules terroristes, de réchapper à une seconde ou troisième vague ?

Artim, le visage dans l'ombre, demeura silencieux.

— Je vais prendre ça pour un non. À un moment ou à un autre, quoi que nous fassions, qu'importe notre détermination, nous finirons submergés. Personne ne peut lutter contre les légions de machines à tuer de la Fédération.

— C'est exact, approuva froidement Shepard. Nous sommes faibles et pathétiques en rapport à la Fédération. De simples pécores insignifiants. Mais est-ce une raison pour offrir notre nuque aux bourreaux mécaniques ? C'est par la faute de gens comme vous, Mona, que la Fédération se permet de commettre de telles atrocités ! Il nous faut réagir ! Voilà bien trop longtemps que les gouverneurs du monde vivent dans l'opulence pendant que le reste de la planète se meurent !

— Je vous en prie, Shepard, épargnez-nous ces vieilles rengaines déjà entendues mille fois ! Et sachez que, moi aussi, je propose de réagir : non par la violence, comme vous, mais par une prise de parole. Ce sont les médias, comme FSDL, que nous devons contacter ! Il nous faut prendre des photos ou des vidéos du brasier de Naranvozh ! Godraon, vous devrez également témoigner !

Une exclamation de dédain jaillit de la poitrine de Basil Morozov.

— Je me demande bien comment des grattes-papiers vont nous sauver les miches !

— Ils alerteront l'opinion publique. Tireront au clair toute cette histoire. Même si l'information provient d'une radio pirate, la Fédération ne prendra pas le risque de l'étayer. Et si elle n'a rien à voir dans tout cela, elle débusquera les responsables. C'est notre seule chance de survie sur le long terme, messieurs.

Kyle leva le bras à la surprise générale.

— Je vote pour son idée.

La jeune femme, satisfaite du silence pensif qui flottait à présent dans le salon, se rassit avant d'adresser un discret signe de tête à son soutien. Shepard, les lèvres pincées, balaya l'assemblée d'un regard lourd de sens.

— Ainsi soit-il... Demain, nous aurons à prendre la plus importante de toutes nos décisions. Toutefois, par mesure de précaution, il nous faut organiser les défenses dès maintenant. Artim et Kyle, nous allons avoir besoin de vos expériences respectives. Par quoi devons-nous commencer ?

Artim Kastorecht dressa aussitôt une longue liste des éléments indispensables, complétée de temps à autre par Kyle. Il peinait toutefois de plus en plus à suivre l'organisation des préparatifs. La fatigue altérait son attention, alourdissait ses paupières. Dans le mince bandeau de sa vision, seul s'imprimait le feu de cheminée déclinant. Les bûches prenait la forme de corps. Les crépitements se muaient en vagissements suraigus. L'odeur de chair brûlée emplit ses narines. Son cœurs s'accéléra. Une sueur froide lui colla à la peau. Ses muscles tremblèrent sous le coup d'une tension surhumaine.

— Kyle...

Une force le secoua par le coude.

— Kyle ! répéta Artim avec plus de vigueur. T'es claqué. Il est temps de rentrer chez toi.

Malgré ses protestations, le chef des chasseurs et le maire parvinrent à le convaincre de s'incliner. Ils l'accompagnèrent sur le pas de la porte, lui assurant que le simple fait d'avoir donné l'alerte constituait déjà une énorme contribution à leur défense. Kyle plongea sous le regard des deux hommes dans les froides ténèbres nocturnes du village.

Un brouillard d'ombre que chacun devinait à l'image de leur destin.

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