Chapitre 29 : Le voile des illusions
Un feu de camp dansait au bout milieu de la meute. Les flammes éclairaient la vingtaine de vétérans en train de manger, de réparer un gilet de protection, de graisser une arme ou de tuer le temps avec une partie de dés. Ils profitaient d'un repos bien mérité après une longue journée de patrouille le long des abords de New-Washington. Avec l'arc de tentes qui les dissimulait à la vue du chemin de ronde et les arbres d'un bois comme seuls voisins, ils jouissaient d'une relative intimité où l'alcool délivrait rires et discussions légères.
Kyle, adossé contre le tronc d'un chêne écarlate aux feuillages rouges, ne parvenait quand à lui à détacher les yeux de l'écran d'une tablette. Il faisait défiler inlassablement de haut en bas puis de bas en haut une nouvelle lettre de Sophie. La lire lui inspirait un étrange mélange de réconfort et de souffrance à l'instar des précédentes. À chaque fois, il apprenait que Vlad avait franchi un cap supplémentaire dans sa jeune vie : ses premiers sourires, ses premiers repas solides, ses premiers pas, ses premiers mots, ses premières phrases, ses premiers amis, ses premiers dessins. En somme, tout ce qu'un enfant de cinq ans se montrait capable de réaliser. Et tout ce que son père avait su lui offrir consistait en une vie d'absence. Une éternité de privation et de douleur. De perte et de lutte. Un lourd tribut impossible à rattraper, irrémédiablement perdu à jamais.
Que faisait son fils en cet instant à l'autre bout du monde ? Était-il déjà réveillé ou était-ce Sophie qui le tirait de son lit ? Que mangeaient-ils pour le petit-déjeuner ? Leur arrivaient-ils, eux aussi, de contempler l'horizon avec l'espoir insensé de percer du regard l'infini distance qui les séparait ?
— Levé-vez vos v-v-verres vous ot' ! hoqueta soudainement un rebelle particulièrement éméché en bondissant tel un diable de sa boîte. A-allez ! Vous r-rendez p-p-pas compte d-d'la chance qu'on a ? O-on est dans la meute ! L-la meilleure de tout-t-t' les esc-c-c-couades ! Et vous... buuurp... vous savez p-pourquoi ?
Il chancela dangereusement à côté du feu, but une gorgée à la bouteille dans sa main et tituba vers la lisière des bois.
— Pace'ke la l-légende est l-là ! Il a tellement d-de surnom que... bah... je... euh... oh merde, m'en souviens plus... Mais, hé, c-c-c'est le plus grand d'tous les hér-r-ros, ça c'est s-sûr ! Hein, ca-capi-pitaine k'c'est vrai !
Kyle expira un long soupir contrarié et se résigna à ranger la tablette dans la doublure de son armure. Puis, sans accorder un regard à l'homme qui avait perturbé ses interrogations silencieuses, il lança à la cantonade :
— Au prochain qui parvint pas à articuler deux mots sans bafouiller, je ne veux plus voir la moindre goutte d'alcool.
Plusieurs rebelles exhortèrent l'ivrogne à se rasseoir. D'autres le menacèrent clairement d'un craquement de phalanges. Le rebelle, qui même immobile paraissait être sur un bateau en pleine tempête, eut pour toute réaction de les toiser d'un œil vitreux, d'émettre un rot retentissant puis, s'apercevant que sa bouteille était vide seulement en essayant d'y boire, alla en chercher une autre.
Kyle émit un grognement méprisant. Il n'avait jamais interdit à la meute de s'enivrer du moment que cela restait dans les limites du raisonnable. En plus du risque évident de sécurité, le triste spectacle des contrevenants lui rappelait de manière désagréable les nuits de beuverie de son propre père. Si une série de sanctions suffisait généralement à leur faire passer le goût de l'ébriété, cet Ezequiel, un guérillero des régions argentines, continuait à se prendre cuite sur cuite.
— Tu n'as jamais aimé ça.
Miranda s'était redressée de son matelas de hautes herbes pour observer son capitaine à la manière d'une énigme.
— Parce que toi, rétorqua-t-il, tu apprécies de voir un type dégueuler tripes et boyaux ?
— Hein ? Non, je parle pas de leur consommation. Je parle de toi. Tu n'aimes pas tous ces surnoms. Quand quelqu'un t'appelle le héros ou la légende, j'ai l'impression que tu prends ça comme une insulte...
— Parce que c'est le cas.
Kyle resta un long instant à contempler les brandons s'envolant du feu pour voltiger parmi les étoiles de la toile nocturne. Tout autour, le reste de la meute s'enivrait de boissons, de chansons et de plaisanteries. Personne ne leur prêtait attention. Il ressentit le soudain besoin de parler, d'échanger et de se confier à Miranda.
— Adolescent, reprit-il d'une voix grave et profonde parmi la joyeuse tumulte, j'ai dû fuir la justice de la Fédération Terrienne. Je pensais rejoindre les Terres Désolées, mais mon errance s'est achevée bien plus tôt. Dans les régions polonaises, j'ai eu l'impression d'échouer dans un havre de paix. J'en suis devenu l'un des gardiens. Le temps que je m'aperçoive de la véritable nature des lieux, j'étais piégé. Par mon passé, par ma mère malade et...
— Par une fille ? devina Miranda avec un sourire en coin.
Kyle hocha de la tête.
— La fille de mon employeur. Elle détestait ce domaine encore plus que moi. C'est notre désir d'évasion qui nous a rapprochés.
— C'est elle qui vous attend à Saned ? Cette Sophie ?
— Oui.
— Vous avez donc fui ensemble le domaine de papa ? Qu'avait-il de si terrible ?
Un horrible rictus releva les lèvres de Kyle.
—Tout n'était qu'apparat. La beauté qui nous entourait n'était qu'un leurre. Ne serait-ce que la position du domaine, par où passait un grand axe de migration vers les Terres Désolées de Sibérie, ne relevait pas du hasard. L'une de mes missions parmi tant d'autres, c'était l'organisation de mises en scène aux abords des clôtures : un petit étang d'eau claire, un pique-nique alléchant, un panier de fruits juteux, des jouets pour enfants, une valise d'où dépassait un billet. Autant de pièges pour pousser les pauvres types fuyant la Fédération à franchir nos clôtures. Beaucoup succombaient à la tentation. Ils escaladaient le grillage. Ils ne pouvaient pas voir les panneaux que nous avions pris soin de dissimuler, des panneaux qui prévenaient que la zone se trouvait sous protection militaire. Autrement dit, tout intrus devenait officiellement un ennemi de la Fédération Terrienne. Ils ne nous voyaient pas plus, nous, les gardiens en embuscade... et nous les abattions.
Miranda cligna des yeux à plusieurs reprises. Un petit groupe de rebelles, que la longue tirade de leur capitaine avait intrigué, garda lui aussi un silence stupéfait.
— Pourquoi ? finit par s'exclamer Miranda en un souffle indigné. Pourquoi les tuer ? Comment cela pouvait-il être légal ?
— Notre employeur était l'exécuteur judiciaire des régions polonaises et lituaniennes. Sa protection était une priorité d'état. Voilà pour l'explication officielle. L'officieuse, selon ses propres termes, était d'épurer la Terre des traîtres à la nation qui cherchaient à s'enfuir. Mais l'une comme l'autre ne servait qu'à justifier son sadisme. Il prenait plaisir à visionner les enregistrements des mises à mort. Il était même assez hypocrite pour nous équiper de fusils laser, prétextant à qui voulait l'entendre que ces armes étaient parfaites pour mettre hors d'état de nuire sans tuer, sauf qu'ils nous ordonnaient en catimini de viser les organes vitaux. Certains de ses invités, qui rentraient à ses yeux dans la catégorie des traîtres à la nation, terminaient dans la cave où nous les torturions à mort. Les rares personnalités qui déclinaient l'invitation, nous les ramenions de force. Et ceux assez fou pour tenter un coup de force rejoignait tous les autres dans la montagne de compost. Voilà quel a été leur destin : devenir l'engrais de nos patates et de nos poires.
Sa salive devint acide.
— Des mercenaires. Des meurtriers. Des tortionnaires. C'est ce que nous étions. Payés au mérite, qui plus est. Chaque mort n'était qu'une liasse de billets. Les dérives que cela a entraînées sont... édifiantes. Des malheureux se sont fait abattre sur le chemin. Des familles ou des vieillards ont été égorgés dans les bois avoisinants. Les tortures dans les sous-sols impliquaient systématiquement des sévices sexuels. Leur plus grand jeu consistait à attirer des enfants en leur ouvrant le portail pour les voir sauter sur une mine.
Plus un mot ne résonnait. Tous les yeux des rebelles se muaient en billes écarquillées d'horreur. Les crépitements du feu et les échos lointains d'une autre escouade résonnaient seuls dans ce mutisme de malaise.
— Maaaaais v-v-vous avez arrééééété t-t-t-tout ça ! brailla Ezequiel avec une élocution de plus en plus altérée.
Il essaya sans succès de se relever du mur des latrines ce qui ne l'empêcha nullement de poursuivre, avachi contre la cloison de plastique :
— Vouuuus a-avez mis... roooh... un t-t-erme à c-ces salo-lop'ries, hein c-capitaine !
— Au contraire...
Encore aujourd'hui, la lame chauffée à blanc du remord fouillait ses entrailles avec autant d'ardeur qu'au premier jour.
— On a réussi à me convaincre que j'étais enfermé dans une prison dorée. Qu'aucune échappatoire n'existait. Alors je suis moi-même devenu un meurtrier. Par crédulité, par facilité, par peur. Jamais je n'ai songé à me rebeller. Je n'ai fui qu'au bout de trois longues années. Trois années où, pour m'acheter un ersatz de conscience, je faisais fuir les intrus avant que quelqu'un d'autre ne les voit.
— C'était déjà plus que vos compères, non ? souligna Miranda. Et vous avez fini par les quitter.
— Comment ça s'est passé d'ailleurs ? intervint Sanaë, ancienne survivante des Terres Désolées du Sahara. Parce que j'imagine que les déserteurs finissaient eux aussi dans votre cave ?
— En effet... mais le reste de l'histoire est bien trop longue pour ce soir, éluda-t-il, déjà exténué par ses révélations. Pour répondre à ta question, Miranda, voilà pourquoi je déteste toutes ces conneries de héros : nous, les meurtriers de notre illusion de paradis, étions les anges gardiens des lieux. Les plus sanguinaires s'érigeaient en exemples, en légendes, en archanges. À chaque fois qu'on me traite de héros, j'ai l'impression d'être devenu l'un d'eux. De me glorifier sur le sang et les cadavres. Qu'importe la guerre. Chaque soldat que j'ai tué n'en reste pas moins un homme ou une femme.
Un brouhaha diffus de contestation enfla de l'auditoire. Konan, combattant ivoirien récemment intégré à la meute, le sculpta en mots grâce à ses profondes tonalités de basse :
— Ça n'a rien à voir, capitaine ! C'est totalement différent !
— Vraiment ?
Kyle lui coula une œillade horriblement sardonique.
— En quoi est-ce totalement différent ? Parce que nous sommes en guerre ? Parce que nous nous battons pour instaurer un idéal ? Parce que nous sommes plus nombreux et puissants ? Parce que nous n'avons pas le choix ? Parce que ce sont les ordres ? Ces brides d'excuses, je les ai déjà entendues de la bouche des anges-meurtriers. Je me les suis moi-même repassé en boucle dans ma tête pour rendre l'inacceptable tolérable. Ne commettez pas l'erreur d'y croire.
— Mais c'est pas pareil ! répéta un autre insurgé d'une voix butée.
Sans toutefois être capable d'expliquer où se trouvait cette fameuse différence. Aucun de ses frères, aucune de ses sœurs de meute ne paraissait en mesure de lui venir en aide pour la pointer du doigt. Ils gesticulaient nerveusement, torturés par les souvenirs de leur premier meurtre et des innombrables autres qui avaient suivi. Les questionnements qui en découlaient avaient fait sombrer nombre de rebelles dans la folie. Le seul moyen de lutter contre cette aliénation rampante consistait à se répéter tels des mantras « c'était eux ou moi ! », « j'ai juste fait ce qu'il fallait pour survivre ! » ou un autre bon exemple restait « C'est pas pareil ! ».
— Ne vous voilez pas la face, avertit Kyle avec des accents de prémonition. Un jour ou l'autre, votre voile d'illusions se déchirera. Et plus vous attendrez, moins vous supporterez ce qu'il dissimule.
Sur ces mots, Kyle se leva et traversa les rangs de la meute pour rejoindre son sac de couchage. Avant de s'allonger à la belle étoile, il souhaita une bonne nuit à Sandrine à travers la toile de sa tente, attendit un réponse et fut surpris de la voir émerger à l'air libre.
— Ton histoire... Elle est vraie ?
Kyle dévia le regard pour ne pas voir la déception envahir les deux émeraudes luisantes.
— Oui...
— Un jour, j'espère pouvoir raconter la même.
Kyle releva la tête. Il fut surpris de constater qu'aucun dépit ne s'était infiltré à travers les fibres noires de la chevelure : le visage de l'adolescente brillait au contraire d'un mélange d'espoir et d'admiration.
— Pour l'instant, poursuivit-elle, j'ai juste fui mon ancienne vie. Je n'ai pas encore trouvé la nouvelle.
— Alors nous chercherons ensemble. C'est pour ça que nous nous battons.
— Je sais, Kyle. Bonne nuit.
— Bonne nuit, Sandrine.
Elle disparut dans sa tente. Tout en se couchant à son tour, Kyle repensa à sa surprise lorsqu'il avait découvert la jeune fille à son débarquement sur le tarmac d'Alger. Il s'était résolu le matin même à la confier aux autorités des régions françaises et ignorait toujours comment elle s'y était prise pour les suivre, lui et Miranda. Certainement en tant que passagère clandestine dans la soute, ce qui impliquait de tromper la vigilance de ses chaperons, du système de sécurité d'un aéroport international et de l'intégralité des personnes présentes sur la piste de décollage. Cette prouesse, alliée à la conviction que la jeune fille en viendrait à risquer sa vie pour les retrouver, avait poussé Kyle à l'intégrer dans la meute.
Il observa un instant son escouade autour du feu de camp. Jamais elle n'avait été aussi hétéroclite. Tous les âges s'y rassemblaient. Toutes les corpulences s'y amassaient. Tous les accents s'y liaient. Toutes les origines s'y unissaient.
Au final, songea-t-il avant de s'endormir, la Fédération Terrienne aura tout de même réussi à souder l'humanité en un bloc... Non pas avec elle, mais contre elle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top