Chapitre 28 : Toile de lumière
Une mer tentaculaire brillait dans la pénombre nocturne telle une sinistre toile d'araignée tissée de lumière. Son réseau de clarté capturait le moindre point de l'horizon, occultant par son intensité éblouissante les astres célestes avec l'ostentatoire volonté mégalomaniaque de les reléguer au rang de simple ersatz. Entre les mailles géométriques de flamboiements bigarrés s'élevaient les nitescences en damier des gratte-ciels et les étincelles des tubes de circulation. Ces tuyaux reliaient les buildings de la ville les uns aux autres en des raccourcis aériens pour les citadins les plus privilégiés.
Bizarrement, aucune vague de lueur ne troublait la tranquillité de cet océan éblouissant. Pas la moindre circulation, pas le moindre mouvement n'était perceptible. Aucune fumée ne voilait les lumières de la plus grande gigapole du monde. Les fermes hydroponiques, les cultures de viandes en cuves et les laboratoires génétiques, plus grande fiertés de cette ville du futur, ne broyaient que des ténèbres. Et pour cause : la taille gargantuesque de la cité se resserrait sous un siège. Des rebelles, des barrages, des véhicules blindés et des héliporteurs la coupaient du reste du monde.
Au milieu de ce blocus, Enmyo admirait du haut d'une colline le phare isolé. Une seconde silhouette ne tarda pas à le rejoindre. Tous deux observèrent en silence la capitale du monde. Une ville autrefois ravagée par le feu nucléaire, ce qui ne l'avait nullement empêché de ravir le titre de nouveau berceau de l'humanité : New-Washington.
Après un long moment de contemplation, la silhouette finit par s'éclaircir la gorge.
— Enmyo ?... Vous m'avez convoqué ?
Le leader rebelle cligna des paupières à plusieurs reprises, comme au sortir d'un rêve.
— En effet, capitaine Godraon.
Son regard se rivait encore au dôme flamboyant.
— Voici notre ultime théâtre. L'acte décisif des phœnix s'y jouera. Que ce soit dans la victoire ou la défaite, que ce soit dans les huées ou les applaudissements, qu'importe, le rideau tombera. Une nouvelle pièce se déroulera sur les planches du monde. Une pièce où l'humanité ne sera plus une figurante de sa propre histoire, mais la principale réalisatrice.
Les yeux cerclés d'acier plongèrent dans ceux de Kyle.
— Malheureusement, la chute de la Fédération Terrienne ne sera pas suffisante pour y parvenir. Ne nous laissons pas aveugler par des brandons car, dans l'ombre de cet empire mondial, les manipulateurs susurrent, guident et fourvoient. Ne pas les débusquer, c'est prendre le risque que la prochaine utopie de l'humanité connaisse le même tragique dénouement que celle du siècle dernier.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda prudemment Kyle. Dois-je comprendre que la guerre continuera même après la défaite de la Fédération ?
Les flots d'argent ruisselèrent de gauche à droite.
— L'existence des Phœnix est intrinsèquement liée à celle de la Fédération. La disparition de l'un entraînera celle de l'autre. Qui plus est, je n'affronterai pas des êtres de l'ombre avec une armée. Seulement avec des personnes de confiance. Des personnes tel que vous, monsieur Godraon.
Kyle se força à rester de marbre. Il ne se laisserait pas engluer par de belles paroles. Il avait trop souvent eu l'occasion de constater que la flagornerie se résumait à un piège mielleux, surtout avec Enmyo.
— Ces être de l'ombre... répéta-t-il pour recentrer la discussion. Ce sont les asriens, n'est-ce pas ?
— Votre perspicacité est des plus aiguisées.
— Qui sont-ils ?
— Je vous l'ai déjà dit : ils ont orienté les décisions de la Fédération Terrienne.
Un grognement de frustration fusa.
— Comment ?! Qu'est-ce que c'est que ce groupe secret à la fin ? Comment pouvaient-ils influencer librement la Fédération Terrienne, elle qui contrôlait tout et tout le monde ! Pourquoi Ethan les considérait-il comme une menace ? Pourquoi y avait-il des projets de recherche pour les étudier ! Qu'ont-ils de si particulier ? Qu'est-ce qui vous empêche de vous servir du réseau de surveillance mondiale pour les débusquer ! D'envoyer un escadron les arrêter ! Vous connaissez forcément ces réponses alors arrêter de me servir des faux-fuyants !... ou je finirai par croire que vous organisez une chasse aux sorcières.
Les hautes pommettes se contractèrent en un sourire involontaire.
— Vous ne croyez pas si bien dire... Les asriens posséderaient une puissance inimaginable. D'après les rares témoignages recueillis par le projet Genesis, ce sont des hommes et des femmes comme les autres, mais capables d'invoquer des forces surnaturelles.
— Vous vous foutez de moi ?!
— Je ne me le permettrais pas, capitaine. Toutefois, n'oubliez pas qu'il s'agit là de témoignages bruts, sans la moindre analyse et avec son lot de vérité erronée. Par exemple, imaginez que vous débarquiez armé de votre fusil laser et de vos grenades en plein moyen-âge. Comment seriez-vous perçu ? Exactement de cette manière. Voilà pourquoi les experts fédérés en sont arrivés à la conclusion que les asriens possédaient une technologie bien plus avancée que la nôtre.
Le doux visage androgyne se tendit en angle abrupt.
— J'ajouterais également que la Fédération, malgré tous les moyens à sa disposition, n'est jamais parvenue à les localiser. On ignore même s'ils vivent parmi nous, terrés dans une grotte ou dans la sécurité d'un paradis technologique. La force brute ne sera pas plus utile. Au contraire, elle causera plus de tort que de bien, comme elle en a toujours coutume : le déploiement d'une armée ne ferait que les alerter, sans compter que même des dizaines de milliers de soldats ne seraient certainement pas en mesure de rivaliser avec leur supériorité.
— C'est impossible...
— Ce mot n'existe pas pour eux.
Kyle resta médusé. En partie par la force supposée des asriens, mais surtout par la peur qui mordait l'éternelle sérénité du leader rebelle. À la vision des fines épaules effondrées, à l'entente des cordes de harpes frappées par la crainte, par mimétisme, tel un enfant s'ajustant sur la réaction de ses parents, il ressentit un frisson lui traverser l'échine.
— Voilà à peu de choses près tout ce que je sais. Voilà pourquoi j'ai besoin d'une équipe de confiance pour enquêter en toute discrétion. Il me faut des soldats d'élites, et il faut que ce soit vous à leur tête.
— Vous devriez déjà connaître ma réponse, Enmyo.
La lèvre supérieure de Kyle se releva en un pli de cynisme sur ses canines.
— Ne le niez pas : vous avez été l'un de ceux à m'avoir hissé au rang de légende. Je suis le survivant, celui qui renaît de toutes cendres, l'âme des phœnix. Le jour où ils ne seront plus, je me volatiliserai avec eux. Je ne pourrai donc pas vous suivre dans une autre croisade. Je ne serai plus votre héros, ce pion que vous avez exhibé pour faire oublier un massacre. Parce qu'entre nous, voilà quel était le but originel de la manœuvre : occulter la perte de nos innombrables camarades lors de la défense de Moscou.
L'assurance inébranlable du leader rebelle fondit sous l'acide des mots. Une froideur métallique émergea de la déliquescence.
— Si telle est votre décision, capitaine Godraon... je la respecterai. Je ne vous imposerai pas une longue tentative de conscription. Néanmoins, prenez garde. Les hommes de votre trempe détiendront le futur du monde entre leurs mains. Vos décisions des prochains jours, des prochaines semaines décideront des décennies et des siècles à venir. Vous comprendrez sans mal, j'en suis sûr, que le droit à l'erreur est à présent proscrit pour l'humanité. Nous n'en avons que trop abusé. Trop longtemps nous avons fauté. Trop longtemps nous avons repoussé l'inexorable. Trop longtemps nous nous sommes assoupis dans les confortables ouates du déni. Alors saisissez la moindre occasion de transformer les tragédies en triomphes. Souvenez-vous de ces mots, capitaine. Et permettez-moi d'insister, car sinon c'est sur ces tragédies que l'histoire de l'humanité s'achèvera.
— Rien que ça ? ironisa Kyle, bras croisés sur la poitrine. À quoi rime cette grandiloquence, Enmyo ? Je vous ai pourtant entendu dire que vous abandonniez toute velléité de recrutement.
— Et c'est la vérité. Ces quelques phrases ne sont pas destinées à vous être utiles en ce lieu et en ce moment. J'espère qu'elles vous reviendront en mémoire à l'instant propice. Vous serez alors libre de m'écouter... ou de m'ignorer.
— C'est quoi cet instant propice ?
— J'ai déjà répondu à cette question, capitaine. Et si vous n'en avez plus aucune, vous êtes libre de disposer.
Le leader rebelle s'avança vers New-Washington, redevenant l'ombre de contemplation parmi la gigantesque bulle de lumière. Un nouveau raclement de gorge l'en extirpa.
— J'en ai effectivement une, Enmyo...
À sa voix, il eut l'illusion que s'y mêlait celle de Neck :
— L'un des plus vicieux général fédéré est dans nos rangs. Les pires ordures de Cerberus se retrouvent à nos côtés. Pour l'instant, ils sont nos alliées. En sera-t-il toujours de même après notre victoire ? Ne risquent-ils pas de faire comme vous avec la Fédération Terrienne ? D'exploiter tout ce que nous avons à leur offrir pour mieux nous renverser ?
Un bras se détacha de la gracile tâche d'obscurité en un geste nonchalant, comme pour chasser un insecte inopportun.
— Une trahison, puisque c'est là votre allusion, implique un élément de surprise. Rien de ce qu'ils entreprendront ne sera en mesure de me surprendre. Même avec la plus grande ingéniosité, ces êtres sont condamnés à suivre les rails que je leur ai fixés. Si vous en doutez, sachez que les prisonniers de Cerberus étaient emprisonnés par ma volonté. Vous devriez d'ailleurs le savoir mieux que quiconque : ce sont entre autre vos actes de sabotage, entrepris avec le capitaine Mercier, qui ont attiré les foudres de la Fédération sur eux.
Kyle resta stupéfait. À l'époque, il ne s'était concentré que sur les actes de destruction eux-mêmes. Faire porter le chapeau à un autre groupuscule n'avait constitué à ses yeux qu'un moyen de conserver l'anonymat des Phœnix. Il n'avait jamais réalisé que les leaders terroristes capturés par leur faute étaient les mêmes qu'il avait plus tard libérés.
— Du début à la fin, ils exécuteront ma volonté, souvent même sans s'en rendre compte. Et je pense, capitaine, qu'il est temps pour vous de rejoindre votre escouade.
Face aux claquements de harpe sans équivoque, Kyle s'exécuta. Il descendit le promontoire dominant l'océan étincelant pour traverser le campement rebelle. Le vaste champ de toiles s'égayait d'éclats de voix aux accents hétéroclites. Les patrouilles le saluèrent sans parvenir à attirer son attention. Ses pensées l'accaparaient bien plus que la réalité du monde.
Jusqu'à présent, il avait pensé que la mystérieuse dénomination d'asrien dissimulait les plus fortunés de ce monde, certainement les dirigeants de multinationale ou les héritiers de fortune colossale. Son erreur lui sautait à présent aux yeux : de tels personnages ne présentaient aucune difficulté à être localisés. Sans compter qu'ils n'avaient jamais dissimulé leur influence sur la Fédération Terrienne : les groupes de pression et la perversion de la réalité comme moyen légal, la corruption et la collusion en cas d'échec.
D'ailleurs, un récent reportage de FSDL prouvait que ces dirigeants d'entreprises, épaulés par le monde de la finance et les grandes classes politiques, étaient ironiquement en grande partie responsables de la révolte des Phœnix. Sans leur instrumentalisation de la peur que l'effondrement du système ne pouvait conduire qu'à une ruine apocalyptique, certains n'auraient pas rejoint la révolte. Sans la promesse d'une vie meilleure bâtie sur une mort universelle, beaucoup n'aurait pas rejoint la révolte. Sans leur volonté de transformer le système économique en une chaîne et un fouet, une masse entière n'aurait pas rejoint la révolte. Ils s'étaient cantonnés de suivre les règles de leur jeu – soit dans un désir puéril de victoire, soit dans une mégalomanie idéologique confinant au messianisme – sans être capable de voir au-delà, de voir plus loin. Ils s'étaient amusés de plus en plus vite, de plus en plus fort jusqu'à ce que ce petit jeu ne leur explose à la figure.
Non... Ces tristes personnages ne pouvaient pas être les asriens. Kyle avait beau se malmener les méninges, il ne voyait pas ce qui pouvait se dissimuler sous ce terme. Ou plutôt si : un seul être correspondait à leur description extravagante. Avant de rejoindre la meute, il jeta un dernier regard à la colline coiffée du halo de lumière de la gigapole.
Se pourrait-il qu'Enmyo... soit l'un d'eux ?
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