Chapitre 26 : Concorde brisée (2/2)

Kyle se trompait. Encore une fois.

Les quinze titans d'acier exhalèrent à l'unisson une épaisse fumée blanche. La place de la Concorde disparut dans cette purée de poix. Des missiles en jaillirent, effondrant les toits, retournant les carcasses de véhicules comme de simples jouets, dévastant la montagne de décombres. Le souffle d'une déflagration projeta Kyle à terre. Il dégringola le long de la pente, se meurtrissant les mains et les genoux en essayant de freiner sa chute. Les pavés de la place le réceptionnèrent sans la moindre délicatesse. Il rampa tant bien que mal derrière le muret d'une fontaine, jeta un coup d'œil aux tanks à travers une fissure et se figea net.

Il devait sonner l'alerte !

Des lasers écarlates disparurent dans le mur de fumée. Les autres rebelles, circonspects, ne comprirent pas l'intérêt de dévoiler aussi inutilement sa position. Ils continuèrent de pilonner la position des tanks, satisfaits de les entendre exploser à un rythme effréné, sans se rendre compte qu'il s'agissait d'une manœuvre d'auto-destruction : les équipages les avaient abandonnés. Une nuée d'insectes blindés grouillaient parmi les lourds panaches blancs. Les ombres de plus de cinquante exosquelettes de combat couraient d'un couvert à l'autre à une vitesse ahurissante. Ils surgirent à la surprise générale, tirant à l'arme lourde, se riant du recul monumental au point de ne même pas arrêter leur folle course.

Le buste d'une statue dans le bassin vide de la fontaine explosa sous une rafale. Kyle eut à peine le temps de se terrer contre le muret que des impacts firent atrocement trembler le sol sous son corps. Une pluie de gravats et de poussière l'ensevelit. Le monde se transforma en une assourdissante cacophonie de sifflements sans fin. Il s'aplatit en boule contre les pavés, la hauteur de son rempart diminuant à chaque nouvelle pulsation cardiaque. Le barrage de feu s'éternisa. Les secondes n'existaient plus. Il n'y avait plus que les balles. Elles pullulaient en insectes foudroyants. avides de piquer sa chair, bourdonnant furieusement à chaque échec. Dans une vaine tentative de les fuir, Kyle essaya de creuser de ses ongles la pierre et le béton. Il ne parvint qu'à les recouvrir de sang. Son seul rempart contre la mort s'effritait pour tomber en poussière. La terreur se volatilisa sous une bouffée de rage.

Il ne mourrait pas en rampant !

Il ajusta sa prise sur la crosse du fusil laser, prêt à se relever parmi les nuées mortelles à l'instant précis où des hurlements guerriers explosèrent. Les plus courageuses escouades rebelles dévalèrent le promontoire de décombres, émergèrent des tunnels, bondirent des jardins, surgirent des rues. Ils se jetèrent de toute part sur les cohortes d'exosquelettes blindés dans l'espoir de les retenir parquées au milieu de la place, là où les bombes de leurs acolytes pourraient les décimer. Parmi les épaves de tanks, les cadavres ensanglantés, les nuages de poussière, les pluies de métal et les bourrasques de flammes, il n'y avait plus que chaos.

Kyle fut happé dans la tourmente. Ses lasers s'infiltrèrent à travers les yeux insectoïdes, creusèrent les blindages noirs et grignotèrent les articulations. Il tirait sans interruption. Les aérations du fusil crachaient une fumée de plus en plus épaisse. Ses paumes commençaient à le brûler. Une explosion proche le fit reculer. Une armure en surgit. Elle l'envoya voler de toute la puissance de sa charge, tel un char d'assaut percutant une moto. Et si le motard s'écrasa violemment contre un fragment d'obélisque, le blindé fit un tête-à-queue en pleine course. Il s'approcha à pas vifs de sa victime renversée. Un pistolet se leva entre ses griffes. Il abattit presque avec nonchalance une rebelle qui lui avait décoché une rafale en plein ventre. Kyle, prostré à terre sous le coup de la douleur, agitait inutilement une main vers son fusil laser. Une botte entra de nulle part dans son champs de vision. Une rafale fissura les visières vertes. L'insecte chut sur le dos, mort.

La botte de sa sauveuse appartenait à Sandrine. La jeune adolescente, en dépit des balles et des shrapnels qui déchiquetait la place, restait debout, son pistolet levé, le regard agrandi d'horreur, figée telle l'une des sirènes de la fontaine. Kyle se jeta sur sa taille pour l'abriter derrière l'éclat d'obélisque.

— Sandrine ?

La jeune fille marmottait entre ses lèvres, perdue hors du temps et de l'espace.

Sandrine ! Faut qu'on bouge !

Une grêle meurtrière de pavés s'abattit autour d'eux sans même qu'elle ne cherche à s'en protéger.

— Soldat AXCE ! rugit Kyle à son oreille. REPRENEZ-VOUS !

L'ordre eut l'effet d'un électrochoc. Le conditionnement de l'adolescente reprit le dessus. Elle émergea de sa transe, se plaqua de tout son corps contre la pierre. Toutefois, ses sourcils se froncèrent et sa bouche se tordit en une moue d'agacement.

— C'est AXCZE, Kyle.

— Plus tard ! Rejoignons la meute !

Dans cette folie de brutalité, de violence et de mort, survivre était déjà un exploit. Ils coururent ventre à terre de couvert en couvert, se protégeant la tête de leurs bras, tirant parfois sur une silhouette dans la fumée, la poussière et le feu. Kyle parvint à retrouver Neck, en prise avec un tank bipède. L'insecte noir, qui avait perdu ses armes dans la lutte, le poursuivait avec la volonté de le tuer à mains nues. Le titan rebelle faisait preuve d'une agilité remarquable, esquivait chacun de ses coups en décochant des rafales à bout pourtant.

— Non ! s'exclama Kyle en abaissant le pistolet de Sandrine. Tu risquerais de toucher Neck !

Ils se précipitèrent pour jouir d'un meilleur angle de tir. Cela ne leur prit qu'une poignée de secondes, mais une poignée de secondes suffisantes pour qu'un coup de poing atteigne Neck dans l'épaule. La puissance phénoménale de l'impact le projeta un bon mètre en arrière. Il trouva la force de vider son chargeur sur l'insecte, impassible, qui se protégea les visières de la chitine de ses bras, sans cesser d'avancer. Le flot de balles se tarit. Les griffes blindées se comprimèrent en un marteau meurtrier. Des lasers l'empêchèrent de s'abattre sur le crâne de Neck. L'exosquelette de métal se contenta de lever un bras pour protéger une nouvelle fois les seules failles de sa cuirasse. Le rebelle à terre agrippa le pistolet à sa ceinture. Le pied cuirassé lui brisa le bras en deux. Une rafale frappa la tête insectoïde de nulle part ; l'œuvre de Sandrine, fantôme insaisissable parmi les brouillards de particules. Dans le même temps, Neck, rugissant pour surmonter la douleur, agrippa le pistolet de son bras valide. Les traits de métal touchèrent une visière.

L'insecte recula pour leur faire face. L'un de ses yeux se fissurait en un bloc mort. Il balaya de son regard borgne le champ de bataille. Partout, ses compatriotes trépassaient. Un rouleau compresseur en amure de cuir les écrasait les uns après les autres. Ses épaulières s'affaissèrent. Il tomba à genoux parmi les cadavres. Les trois canons de Kyle, Sandrine et Neck furent très vite rejoint par une dizaine d'autres. Le monstre invincible se retrouvait seul, encerclé de toute part, sans plus la moindre échappatoire.

— Rends-toi ! somma Kyle tout en aidant Neck à se relever. Te sacrifier ne servira plus à rien !

Une voix de femme amplifiée par haut-parleurs jaillit du casque :

» Mon devoir n'est pas un sacrifice !

— C'en est un ! intervint Sandrine. Il n'y a aucune gloire, aucun panache à mourir et à massacrer ! La fédération nous a aveuglés ! Elle nous a fait croire être né dans une tombe ! Mais tu peux encore choisir la vie ! Tu peux encore choisir les Phœnix !

» JAMAIS !

La voix tonna en grésillement rauque tandis que l'armure se ramassait sur elle-même à la manière d'une louve prête à bondir.

» JAMAIS, AU GRAND JAMAIS, JE NE TRAHIRAI MA FÉDÉRATION !

Elle bondit, le fusil d'un cadavre à la main. Un déluge de balles s'abattit aussitôt sur le métal de son armure. Le bras qui tenait le fusil se rigidifia en une pose absurde. Une jambe suivit, l'obligeant à claudiquer en une marche laborieuse. En dépit de son bras cassé, Neck saisit l'occasion pour s'interposer. D'une seule main, il envoya voler le fusil et plaqua le canon de son pistolet contre l'œil inerte.

— Devoir ou sacrifice... ton cadavre n'en aura plus rien à foutre.

» Le... tien non plus...

L'éclat métallique d'une grenade brilla entre les griffes insectoïdes. Le titan rebelle saisit l'armure en une étreinte implacable. Ses cent kilos de muscles se bandèrent, parvinrent à décoller du sol avec la masse phénoménale du blindage. Une explosion les dévora. L'onde de choc coucha Kyle, Sandrine et les cercles de rebelles au sol. Cependant, grâce à la dernière action de Neck, personne ne l'avait accompagné dans son dernier voyage. Telle était la différence entre sacrifice et devoir ; l'un servait à préserver la vie, l'autre à promouvoir la mort. Chacun à leur manière, le phœnix et la fédérée l'avaient illustré, quand bien même leur corps s'en moquait éperdument.

Kyle se releva en titubant parmi les vestiges de la Place de la Concorde. Il vit les lèvres de Sandrine bouger sans rien entendre d'autre qu'un sifflement assourdissant. Il lui fit signe de le suivre, se mit à marcher puis à courir. Ses yeux fouillaient en un violent affolement les légions de survivants encore hagards, le sol de chairs mortes et de métal carbonisé.

Il s'immobilisa soudain. Son cœur rata plusieurs battements, s'éteignit définitivement.

Face à lui, des cheveux de cendre dans une flaque de sang. Le bleu des yeux cadenassé par des paupières. Le corps svelte écrasé par une armure. Il se jeta sur l'exosquelette. Le retourna avec l'énergie du désespoir. Libéra Miranda, inerte. Une profonde balafre à l'épaule détrempait son armure de sang.

— Non... Pas toi... Pas toi !

Il chercha frénétiquement un pouls sur sa gorge, n'y parvenait pas à travers les larmes de ses yeux, les tremblements de ses doigts, les saccades catastrophées de son propre cœur.

— Debout, Miranda ! Réveille-toi !

— Incroyable... Pas une seconde de répit...

Kyle crut d'abord avoir rêvé. Puis les paupières dévoilèrent les iris de glace arctique. Un sourire crispé de souffrance contracta les lèvres. Elle se redressa tant bien que mal sur ses fesses. Kyle crut défaillir de joie, dut se retenir de la serrer dans ses bras, l'aida à la place à se remettre sur pieds. Avec Sandrine à leurs côtés, les trois survivants de la meute se tournèrent, comme tous les autres Phœnix, vers le Palais Bourbon. L'aigle d'un drapeau s'envolait dans le ciel enflammé du soleil levant. À sa place, au sommet de l'édifice gouvernemental, le Phœnix d'une bannière prenait ses aises.

Les cris de victoires explosèrent en une horrible dissonance. Les gorges expulsèrent une pure souffrance. Les cordes vocales se déchirèrent en souffle de folie. La vague rauque submergea Paris face aux massacres absurdes, en souvenir des camarades perdues, en conjuration de la terreur, en soulagement que tout soit enfin terminé.

Ainsi la gigapole des régions françaises tomba.

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