Chapitre 24 : Jeu de dominos

Les évadés de Cerberus parvinrent, grâce à leur discours, à réveiller une frange de leurs anciens partisans. La grande majorité d'entre eux écouta leurs conseils, abandonnant la violence des armes pour les marches pacifiques. Certains réclamèrent le droit de parler la langue de leurs aïeux, d'autres dénoncèrent la surveillance des espaces publics par les caméras et les algorithmes ainsi que de la vie privée par le biais du numérique, un grand nombre exhortèrent à sauver un écosystème terrestre exsangue, beaucoup exigèrent le retour d'un système de soin décent, plus encore un simple accès à l'eau. D'abord isolés, ces kyrielles de manifestants parmi tant d'autres se mélangèrent, se lièrent et se rendirent compte que leur combat, loin de s'opposer, se complémentaient les uns et les autres.

Les forces de l'ordre leur opposèrent les habituelles intimidations, menaces et tentatives de corruption. Les médias fédérés les dépeignirent comme de dangereux agitateurs dont les revendications désuètes et calomnieuses ne servaient qu'à diviser l'union mondiale face à la menace terroriste des Phœnix. En réponse, les marches évoluèrent vers la désobéissance civile. Les défenseurs d'idées alternatives s'enchaînèrent à des symboles fédérés. Ils coupèrent des voies de circulation. Ils bloquèrent l'accès aux sièges de grandes entreprises et de banques qui avaient bradé la dignité humaine pour une énième optimisation fiscale. Ils aspergèrent de peinture rouge comme le sang les bâtiments administratifs et les tours de chaînes télévisuelles.

Une vague de répression sans précédente déferla sur le monde. Elle se heurta à la cohésion des manifestants, libérés de la terreur par la destruction de Cerberus, galvanisés d'espoir par la réussite des phœnix. La brutalité légale, loin de fissurer ce barrage inébranlable, le cimenta par la hargne. Des émeutes en découlèrent. Elles embrasèrent des capitales régionales tels que Kuala Lumpur, San'a et Reykjavík. L'armée fut envoyée les contenir. Face à l'échec des militaires, face au risque que la dissension ne devienne pandémie, face à la terreur des élus fédérés de perdre toute emprise, l'ordre d'ouvrir le feu fut donné.

Les équipes marketings du gouvernement composèrent une réalité alternative où les meurtres d'innocents se muèrent en sauvegarde démocratique. Et si les médias de masse vomirent sans discontinuité cette propagande, des émeutiers diffusèrent sur les réseaux les rues encombrées de corps, les caniveaux gorgés de sang. Des journalistes dénoncèrent la gratuité des massacres. Des soldats fédérés témoignèrent de l'ordre abject reçu, de leur refus d'y obéir, de leur désertion, parfois même de leur révolte. Ils basculèrent du côté des foules en colère aux côtés de leurs parents, de leur conjoint, de leur enfant, de leurs voisins, de leurs amis et de toutes les personnes chères à leur cœur, dans un refus catégorique de risquer la vie de leurs proches sur une injonction. Ils réalisèrent abruptement que leur dévotion et leur sacrifice n'avaient jamais servi à les protéger, pas plus qu'à sauver l'humanité. Ils avaient été victimes du patriotisme moderne, voile factice d'utilité publique jeté sur les intérêts d'une minorité.

Les émeutes s'adaptèrent en réseau de guérilla. La Fédération Terrienne, engagée sur la pente glissante de la violence, ne parvint à stopper sa sombre dégringolade. Elle coupa internet – moyen simple et efficace pour ses services de renseignements de repérer les opposants de tout poil mais que sa censure ne parvenait plus pour l'heure à gérer. Elle effrita les dernières onces de confiance par des mensonges encore plus grossiers qu'à l'accoutumé. Mais, surtout, elle usa et abusa de la force, tant et si bien que l'union mondiale se fractura en deux blocs : un qui s'accrocha aux mythes et croyances fédérés, l'autre qui appela les Phœnix à libérer le monde.

Moscou fut l'unique gigapole du monde à s'égayer de clameurs victorieuses ; comme si la révolte mondiale qui se préparait touchait déjà à son terme. Kyle ne goûtait guère à cette ambiance de fête. Il devinait que leur puissance rivalisait à peine avec celle de la Fédération Terrienne, aussi diminuée soit-elle. Et surtout, trop de pressentiments éveillés par la mission de Cerberus le tourmentait. Il devait toutefois avouer qu'Enmyo avait eu raison : par un jeu de dominos que lui seul avait perçu, la chute de la prison rendit la rébellion désirable aux yeux du monde.

Ainsi, le leader révolutionnaire ne déclencha aucune guerre, seulement une grande libération. Les légions Phœnix, enrichies de centaines de milliers de volontaires, brisèrent le blocus de Moscou. Les gigapoles eurasiatiques, déjà vacillantes sous la sape des guérilleros, des déserteurs, des émeutiers et des activistes, tombèrent une à une. Kyle et la meute, incrédules, furent accueillis en héros à Smolensk, Minsk, Bydgoszcz ou Berlin.

Dans la ville de Liège, Kyle eut enfin une raison de s'enivrer de la liesse collective : une lettre de Sophie lui parvint. Elle avait beau avoir été prise en photo (d'ailleurs, dans l'angle de la feuille, Kyle croyait reconnaître les doigts diaphanes de son amour), elle avait beau s'affichait sur l'écran d'un smartphone, elle avait beau avoir plus de six mois de retard, la simple vision de l'écriture si joliment incurvée, des lettres gracieuses aux arrondis harmonieux embrasa sa poitrine. Une flamme qui s'attisa en brasier à l'évocation des premiers gazouillis de Vlad, de ses premiers sourires, du début salvateur de ses premières nuits complètes, de sa tendance à vouloir explorer le monde par sa bouche. À aucun moment, Sophie ne se plaignit de la dure épreuve d'élever seule leur petit garçon. Elle se montrait même rassurante, arguant que le soutien sans faille de Magdalena Petersberg, du docteur Zed, de Sonia et de Jim Lane lui permettait de tout affronter sereinement. Peut-être était-ce vrai, mais Kyle ne pouvait se détacher de l'intuition qu'elle souhaitait le préserver de toute culpabilité. Suivaient ensuite les tracas du quotidien, les mêmes que Saned avaient toujours eu à affronter. Puis la lettre se concluait en ces mots : « Ton absence ouvre en mon âme un gouffre dans lequel seule l'espérance de ton retour me retient de sombrer ».

— Moi aussi, j'ai hâte de te revoir...

Ce murmure bien plus maladroit dériva dans les flots noirs de la Meuse. La balafre de leur séparation saignait comme au premier jour. Elle se gangrenait, même. Il prenait conscience de tout ce qu'il avait abandonné et qu'il ne pourrait jamais récupérer. Les premières années de sa propre chair se résumeraient à jamais à des lignes de pixels, les plus belles périodes de passion de son couple s'envolaient. Le désir de retrouver sa femme et son fils, vif et brûlant, lui transperça le cœur à la manière d'un tison ardent. Il gonflait, encore et toujours, au point de lui comprimer les poumons, de faire pression contre ses côtés, d'écarteler sa poitrine de l'intérieur.

Il les rejoindrait, quel qu'en soit le prix. À l'avenir, tous ses efforts ne serviraient qu'à mettre un terme à cette guerre. Les batailles, toujours plus intenses, toujours plus violentes, toujours plus barbares, n'entamèrent pas cette résolution vitale. Sous ses ordres, la meute se mua en un brise-glace disloquant la banquise fédérée en pleine tempête, concassant les plus gros icebergs pour que les fragiles esquifs rebelles puissent s'abriter dans leur sillage. Les attaques de centrales nucléaires, de bunkers fortifiés et de complexes militaires devinrent leur quotidien.

Pourtant, même eux n'étaient pas prêts pour l'assaut de Paris. Dès les premières heures d'affrontement, la gigapole de la région française se transforma en scène d'apocalypse. Les énormes barres d'immeubles des banlieues s'effondrèrent sous les tirs d'artilleries. Des nuages de gaz mortel envahirent les rues. L'azur du ciel s'obscurcit des nuages noirs des aéronefs, à peine dispersés par les crépitements de feu. Des cohortes de véhicules blindés et des légions d'androïdes se posèrent en farouches gardiens. Les soldats fédérés, même encerclés de toutes parts, ne se rendaient plus ; ils n'arrêtaient de donner la mort qu'en la recevant. Des civils en panique fuyaient les caves, les parkings souterrains et les tunnels. Se dissimulaient parmi eux des fanatiques qui ouvraient le feu dans le dos des rebelles. Des drones kamikazes surgissaient de la moindre ouverture. Sur les voitures qui auraient pu servir d'abri, aux entrées des bâtiments, sous les rares arbres, dans les ruelles étroites, les pièges explosifs pullulaient. Toute l'ingéniosité humaine de plusieurs millénaires se déploya en un cortège horrifique pour massacrer son prochain. La Fédération Terrienne, dont le ménagement de l'opinion publique était devenu le cadet de ses soucis, usa de tout l'arsenal à sa disposition.

Elle le fit si bien que les rebelles ne franchirent la titanesque ceinture de béton du périphérique qu'après plusieurs jours de déchaînement meurtrier. Chaque mètre laborieusement gagné se payait dans le sang. La meute fit de son mieux pour que ce tribu primitif soit le moins lourd possible. Elle rampait dans les cendres, escaladait des montagnes de gravats, louvoyait dans les ruelles piégées, sautait de toit en toit, nageait dans des charniers, s'enfonçait dans les égouts, affrontait des ruines branlantes comme autant de chemins de traverse, ceci pour contourner les positions fédérées, pour ouvrir des voies alternatives. Elle pillait des supermarchés, vandalisait les habitations encore debout, se retranchait dans des souterrains pour combattre la faim, la soif et la fatigue qui les assaillaient au même titre que les fédérés. Le monde n'était plus que chaos à travers les ronds de leur masque anti-gaz. La panique colmatait leur bouche. La mort planait en permanence, son souffle putride déjà collé à leur peau.

Au vingt-et-unième jour de ce cauchemar sans fin, la meute, à bout de force, terrassée par une paranoïa insidieuse, se retrancha dans le Palais du Louvre déjà occupé par les Phœnix. Kyle, incapable de trouver le sommeil, déambula parmi les œuvres contemporaines du musée. Les peintures, les sculptures, les photographies et les supports moins conventionnels l'interloquèrent, non par leur force de dénonciation, leur prise de position, leur écart de pensée, leur ouverture d'esprit, leur originalité, leur beauté, leur aspect dérangeant ou leur capacité à rassembler, mais au contraire par leur dénuement le plus absolu. Il flottait dans un modelage de vide où l'étiquette d'un prix n'aurait nullement dépareillé. C'était malheureusement la seule forme d'« art » tolérée par la censure de la Fédération Terrienne.

Aujourd'hui, toutes ces paroles refrénées, tous ces actes enfouis, toutes ses pensées refoulées se libéraient à l'échelle du monde. Des décennies de frustrations se déversaient sur la Fédération en une cascade destructrice. La meute réintégra les flots tumultueux dans une pénombre aurorale. Les clapotements furieux des fusils et les ressacs des explosions résonnaient sans aucune discontinuité. La meute se dirigea, portée par des centaines d'autres escouades, vers l'épicentre de cette danse macabre : la Place de la Concorde.

À travers le champ de braises du Jardin des Tuileries, l'obélisque de Louxor se dressa en une ombre filiforme sur le voile des étoiles chassées. L'atmosphère déjà suffocante d'un Paris à l'agonie se surchargea d'une omniprésente odeur de poudre, de sang et de métal. Des traits d'acier rugirent. Se révélèrent autour de l'antique aiguille des enchevêtrements de sacs de sables, de grillages, de gabions, de parpaings, de barrières, de barbelés, de piques, de hérissons tchèques et d'épaves de voitures. Les tranchées et les rames de tramway s'illuminaient sous les flashs des fusils, des artificiers et des chars. Les immenses édifices bordant la place se défiguraient d'impacts de balles. Leurs colonnes et arches graciles disparaissaient une à une dans la folle furie des combats. L'un des deux hôtels s'effondra sous un ultime bombardement, vomissant une avalanche de décombres sur les bélligérants.

La meute, comme à son habitude, ne fonça pas absurdement au-devant du danger et de la mort. Elle choisit de les contourner en prenant d'assaut le dernier hôtel encore debout. Elle s'infiltra par une fenêtre brisée, élimina sans problème leur comité d'accueil et se rendirent compte qu'ils s'agissaient, sans la moindre exception, de jeunes adolescents.

Des enfants de la Fédération. Un casque arraché révéla une tignasse blonde et la figure figée d'une petite d'à peine quinze ans. Un corps poupin éventré par une rafale se vautrait contre un comptoir. L'élégant sol en damier se couvrait de sang. Un étau d'horreur enserra la meute comme jamais auparavant. Aldiyar s'effondra à genoux, jeta son masque anti-gaz et vomit à en crever. Des larmes d'impuissance embuèrent les vitres des masques de Miranda et Samuel. Une rage noire, brutale et viscérale enténébra Jackson, Yekaterina et Pavel. Neck, tout en fermant les yeux vides d'un enfant, promit – dans ce qui devait être pour lui un murmure de compassion – que ses camarades le rejoindraient sans souffrance.

Les autres, les nouveaux qui n'avaient pas encore affronté un tel niveau d'abomination, restèrent pétrifiés. Ils ne reprirent vie que sur les ordres de Kyle avec des gestes d'automates dénués de raison. Ils fuirent ce carnage insensé vers les étages. Mais plus ils montèrent, plus ils s'enfoncèrent dans l'atrocité : les sentinelles aux fenêtres n'étaient pas plus âgées que celles du rez-de-chaussée. La meute multiplia les appels à la reddition. Seuls les fusils répondirent. Jamais choisir entre tuer et être tué n'avait été si déchirant.

Au bord de la nausée, Kyle ne parvenait à croire que les dirigeants de la Fédération Terrienne puissent à ce point s'accrocher à leur sommet de pyramide sociale, au point de sacrifier sans le moindre état d'âme son innocente jeunesse.

Soudain le sifflement surpuissant d'un avions à réaction saturèrent leurs tympans. Des explosions. Un séisme. Le sol se déroba les pieds de Kyle. Il tomba dans une avalanche disparate. Dans ce ruissellement confus de blocs, ses chairs furent ruées de coups. Ses jambes encaissèrent un impact. Une surface plane amortit sa chute. Une pluie de débris le mitrailla. Il rampa à l'aveugle. Reçut un choc sur la tête. S'effondra dans l'inconscience.

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