Chapitre 23 : La cellule de Pandore
La grosse carcasse du fourgon pénitencier se reposait aux abords d'une station essence en décrépitude. L'unique bâtiment s'était en partie effondré sur lui-même, son crépi pelait comme la peau d'un lépreux et ses innombrables brèches et fenêtres sans vitre se pansaient de planches vermoulues. Sous le vaste auvent criblé par les âges, des stèles de liseron s'érigeaient sur les pompes à carburants vides depuis plusieurs décennies.
Pourtant, la ruine grouillait d'activité. Les murs de sacs de sable, les sentinelles en armure de cuir et les tentes qui la ceinturaient lui donnaient l'allure d'un camp militaire de fortune. Au point le plus excentré de la station essence, le feu crépitant d'un bidon rouillé dessinait en des teintes écarlates les visages de Kyle et de Neck sur les ténèbres de la nuit. Le colosse dépeignait en graves trémolos comment son équipe et lui s'étaient retrouvés acculés par un escadron fédéré. La mort des six rebelles, les uns après les autres. Son coup de folie de libérer l'intégralité des prisonniers de son bloc. Le début de l'émeute. La mise en pièce des fédérés. Son abandon de l'uniforme de gardien (qui expliquait pourquoi il se trouvait en caleçon dans le fourgon). Sa fuite grâce à l'évasion. Le capitaine de la meute l'écouta sans broncher, fidèle à sapromesse, malgré son impression que le colosse lui dissimulait une part de vérité. À la fin, à travers les hurlements du vent, il ne put s'empêcher de demander :
— Tu n'as rien oublié, Neck ?
— Non... mais j'aimerais bien. Ça... ça aurait pas dû se passer comme ça...
Le géant se mordit les lèvres, leva la tête vers le ciel. Une vapeur blanche s'envola de sa mâchoire. Chacun de ses muscles se contracta, secouant son énorme carcasse de violents spasmes.
— Putain... ça aurait pas dû !
Kyle réalisa avec stupeur que celui qui se comportait plus comme une bête sanguinaire qu'un homme était en train de sangloter. Il posa une main compatissante sur l'épaule bien plus haute que lui, chercha à capter le regard larmoyant, à établir un contact.
— Je sais ce que tu traverses. Je sais ce que tu penses. Ce n'est pas de ta faute, Neck. Revivre le passé ne le changera pas. Reste accroché au moment présent. On est là pour te soutenir, moi et le reste de la meute. Toujours...
— Toujours unis, acheva-t-il avec une expiration oscillant entre pleurs et rire.
— Oui. Toujours unis. Que ce soit pour survivre ou entendre nos souffrances. Tu peux venir me parler à n'importe quel moment. Mais pour l'instant, tu ferais mieux d'aller te reposer. Ça te fera du bien.
Le géant se tourna vers la ruine, hésita puis se ravisa brusquement.
— C'est maintenant que j'ai besoin de parler, capitaine. Parce qu'il y a une question qui me trotte dans la tête. Elle est en train de me rendre barjo. Pourquoi... Pourquoi on a libéré les pires ordures de Cerberus ?
— Ce ne sont pas tous des ordures...
— T'as raison. Il y a parmi eux un pauvre gus qui pensait changer le monde en marchant avec une pancarte à la con et un intello qui a cru que la logique vaincrait la cupidité. Peut-être ce Jeronovich aussi. Mais les autres ?
Une gerbe d'étincelles s'envola du bidon, illuminant une peau de cuivre froissée de dégoût.
— Les autres, c'est qu'une poignée de politiconnards, de traîtres fédérés, d'écoterroristes, de gourous mystiques et de fascistes arriérés. Pourquoi on les a sauvés eux alors qu'on en a fait exploser des milliers d'autres comme toi et moi ?
— Tu le sais très bien. Ils seront la preuve que Cerberus n'est plus. En plus, ils sont connus à travers le monde, le plus souvent pour avoir su soulever des milliers de personnes contre la Fédération. Grâce à leur soutien, nous obtiendrons celui de leurs anciens partisans.
— Ces mêmes partisans utilisés comme chair à canon pour se tailler une place parmi les puissants ? Ces mêmes partisans manipulés par la peur et la haine ? Ces mêmes partisans gavés à en crever d'un racisme archaïque ? C'est une armée de mort et de merde que nous avons libérée, capitaine ! C'est avec ça que vous voulez vous friter contre la Fédération ?!
Un frémissement de rage jaillit des tréfonds de l'énorme poitrine. Il ne laissa derrière lui que désolation et écœurement. Neck fit volte-face sans attendre de réponse et, vidé de toute énergie au point que ses bottes raclaient la neige, il plongea dans l'océan de lumière nimbant la station essence. Kyle ne le retint pas. Qu'aurait-il pu lui dire ? Alors que les mêmes doutes le travaillaient... Une pensée le figea subitement sur place : le colosse rebelle avait-il déclenché l'émeute par conviction ? Avait-il négligé la mission pour offrir une chance d'évasion aux innocents de Cerberus ? Et les autres... les « ordures »... avaient-elles réellement été tuées par le Cerbère ou de sa main ?
Par sécurité, Kyle aurait dû ordonner de mettre Neck aux arrêts. Pourtant, il s'y refusa. Un jour, il connaîtrait peut-être toute la vérité. Ce jour là, il prendrait une décision. Pas avant. Pas sur la base de vulgaires doutes. Et même si ses spéculations se vérifiaient... Il se gratta les mains qui, même propres, paraissaient s'encroûter d'une gangue de sang séché. Le seul à avoir agi en être humain et non en automate à la programmation sans cœur était justement celui qui aimait se faire passer pour une machine à tuer.
— Comrade Godraon ?
Kyle émergea de ses pensées sans y croire. Le visage ravagé de Jeronovich se dressait dans le brasillement du bidon enflammé.
— Je tenais à vous remercier de m'avoir extirpé de ce Tartare.
Son corps meurtri, déchiré, disloqué ne devrait même pas pouvoir tenir debout. Cet homme transcendait ses limites de chair par la grâce d'un squelette de volition. Il surpassait sa souffrance de cadavre vivant, tout ça pour un acte de politesse. Il puisa encore aux tréfonds de ses ultimes réserves pour tendre une main décharnée. Kyle la saisit avec chaleur, fut surpris par la force de la poigne et désigna d'un signe de tête un muret en sacs de sable.
— Asseyons-nous. Nous avons assez crapahuté pour aujourd'hui.
— Je suis bien d'accord !
Kyle l'aida à s'installer et prit place à ses côtés. Il se rendit compte que sous l'épais manteau de Jeronovich, les frusques de prisonniers avaient été remplacées par une armure de cuir.
— Comment vous êtes vous retrouvé prisonnier de Cerberus ?
L'œil perdu parmi la peau tuméfiée s'agrandit de surprise.
— Enmyo ne vous a rien dit ?
— Je ne demanderais pas sinon. Vous êtes le seul prisonnier dont nous ne connaissions que le nom et la photographie.
— Et vous avez réussi à me reconnaître ? commenta l'homme à l'accent nordique avec un rire qui se transforma en râle de douleur. Ça va... ça va aller, croassa-t-il face à l'inquiétude de son interlocuteur. Juste besoin de pas rire. Faire phrase courte.
— Vous avez surtout besoin de vous reposer.
— Non, j'arriverai pas à dormir. Trop peur que ce soit un rêve. De me réveiller dans cet enfer. Discutons. Je vais vous dire pourquoi j'ai fini à Cerberus. C'est à cause du soulèvement de Norilsk. J'en ai été l'un des instigateurs.
— Norilsk ? répéta Kyle. La ville morte ?
— C'est un euphémisme. La vie avait déserté la région bien avant mon arrivée. Pas le moindre brin de verdure. Pas le moindre animal. Trop de pluie acide. Trop de métaux lourds. Trop de pollution. Il n'y avait que nous : les esclaves du camp de travail et les industriels de la ville. Ça ressemblait à un Cerberus miniature, mais dans une autre région, géré par une autre firme.
— Et vous avez réussi à vous révolter ?
— Nous avons pris le contrôle du camp, oui. Nous avons exécuté les hommes et les femmes qui transformaient notre sang en argent. Nous les avons pourchassés jusque dans la ville. Nous les avons jetés dans les mines puis nous avons fait exploser les tunnels. Nous n'avons laissé que du feu et des cadavres derrière nous.
— Pourquoi ne pas avoir fui ?
Jeronovich resta un instant songeur, baissant la tête vers ses bottes.
— J'aimerais dire que c'est à cause de l'isolement de Norilsk. Du froid polaire. Des landes toxiques. Ce serait mentir. J'avais envie, comme tous les autres, de me venger. De montrer à tous les exploiteurs de l'humanité l'avenir qui les attendaient s'ils refusaient de changer.
Kyle ne put retenir une exclamation cynique.
— Pour les puissants, changer, ça signifie changer les autres pour ne pas avoir à le faire eux-mêmes.
— Nous les y obligerons, croyez-moi. Toujours est-il que nous nous étions retranchés dans le camp de Norilsk. Nous nous attendions au débarquement d'une véritable armée. À la place, c'est un seul homme qui nous a arrêtés : Enmyo. Le canon de son pistolet s'est posé sur ma nuque sans crier garde. Je ne sais toujours pas comment il s'y est pris, mais il a réussi à m'atteindre au cœur du complexe sans se faire repérer. Il a attendu que je sois seul pour frapper. Je pensais ma dernière heure venue. Il m'a alors fait une proposition impossible à refuser : que nous, les révoltés de Norilsk, après avoir brisé les chaînes de notre prison, fracassions celle du monde ! C'est ainsi que mes compagnons sont devenus les premiers Phœnix alors que je me jetais dans la gueule du Cerbère.
— C'est Enmyo qui vous y a envoyé ?
— Il n'avait pas d'autre choix, répondit aussitôt Jeronovich. Il lui fallait présenter un visage à châtier. Il devait encore conserver sa couverture. Contrairement à ce que semble insinuer votre question, Enmyo ne m'a pas sacrifié. Il avait promis de me sortir de là. Il a tenu parole.
Un grognement indéfinissable lui répondit. Que se serait-il passé si, par exemple, Jeronovich s'était trouvé dans un bloc de détention différent ? Une équipe spéciale aurait-elle été envoyée le récupérer ? Kyle en doutait. Sa libération sonnait plus comme une occasion saisie au vol qu'à une réelle volonté. Enmyo l'aurait sacrifié, tout comme il avait déjà sacrifié les prisonniers de Cerberus. Le révolutionnaire n'avait pas besoin d'eux, il les avait purement et simplement exterminés de sa marche vers la victoire.
Qui seront les prochains poids morts lestant ses pas ? Qui incarneront les nouveaux obstacles lui obstruant la voie ? Qui deviendront ses futurs sacrifices ?
— Pour tout dire, reprit l'ancien détenu en extirpant Kyle de ses sombres ruminations, je ne suis pas seulement venu vous voir pour vous remercier. À tout hasard, connaîtriez-vous l'homme que je pensais voir débarquer comme mon libérateur ? Il était mon bras droit dans le soulèvement de Norilsk. Mon meilleur comrade. Son nom est Ulrick Mercier.
La stupéfaction figea Kyle.
— L'alpha... Enfin, je veux dire, le capitaine Mercier... il... il est mort.
— C'est ce que je craignais...
Le souffle étouffée mourut dans les crépitements du feu. L'œil de Jeronovich, qui jusqu'à présent avait toujours resplendi tel un phare de détermination dans les ténèbres, se referma pour ne plus se rouvrir. Sa frêle carcasse vacilla sur son assise et glissa. Kyle eut tout juste le temps de la rattraper avant qu'elle ne se vautre dans la neige.
— On va rentrer, OK ?
Jeronovich acquiesça d'un faible signe de tête. Il se servit du bras offert par Kyle pour marcher. Il peinait comme jamais il n'avait peiné auparavant, comme si la mort de Mercier lui avait porté un coup plus fatal que toutes ses mutilations réunies.
— Ulrick Mercier était mon capitaine, dit Kyle tout en l'entraînant vers la station essence. Sans lui, je ne serais pas là aujourd'hui. Il avait une puissance, une détermination, une espèce de rage viscérale qui forçaient le respect. Rien ne comptait plus pour lui que la chute de la Fédération. Rien ni personne. Pas même lui.
— C'est bien vrai...
Jeronovich marqua une courte pause, tête levée vers le néant constellé d'étoiles.
— Il est... ah... Il était prêt à tout. Chaque machine, chaque soldat, chaque partisan dévoré par ses « crocs de métal » était une victoire. Une forme de revanche. La revanche d'un homme à qui on a tout pris, qu'on a traîné plus bas que terre, qui n'avait plus rien à perdre. La revanche d'un « chien » sur les « maîtres ».
— Sa meute est toujours vivante. Il aura sa vengeance, même dans la mort.
Jeronovich serra l'épaule de Kyle avec reconnaissance.
— Il n'aurait pas demandé plus, comrade. Il n'aurait pas demandé plus...
Le sifflement d'un héliporteur déchira abruptement le silence de la ruine. Les anciens détenus émergèrent du cadre défoncé de la porte, prêts à être évacués vers Moscou. Contrairement à Jeronovich, ils portaient des uniformes de feu et d'or où étincelaient des galons de commandant. Les énergumènes dépeints par Neck deviendraient les nouveaux visages de la rébellion.
La meute avait libéré les démons de l'enfer ; les phœnix s'apprêtaient à pactiser avec ces monstres.
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