Chapitre 21 : Purgatoire

Kyle progressait dans le labyrinthe de couloirs sans pouvoir s'empêcher de scruter les caméras et les box de recharge des drones. Il avait beau savoir que les flux vidéos avaient été hackés, il craignait d'entendre une nouvelle alarme ou de voir les machines volantes se réveiller de leur torpeur. Même sans ça, se martelait-il pour se rassurer, les équipes de sécurité devaient avoir d'autres chats à fouetter avec l'assaut des escouades rebelles. Ils ne croisèrent que peu de gardes, la plupart se précipitant au pas de course vers l'extérieur, avant de déboucher dans le hall d'accès à l'unité A.

L'unique ascenseur au bout de la pièce tout en longueur n'était plus surveillé. Kyle usa de son badge pour ouvrir les ultimes barrières et s'engouffra dans la cabine avec sa fraction de meute. En une série de grincements sourds, presque viscéraux, la machinerie les descendit au plus profond des abysses de la Terre. Lorsque les portes s'ouvrirent, l'enfer se dévoila.

Mille plaintes et rugissements les frappèrent en un chœur démoniaque qui s'amplifiaient par des grondements de furie avant de décroître en pleurs de désespoir. Des bras rachitiques surgissaient des longues lignes de barreaux étendues à l'infini, conférant l'atroce illusion de surgir des murs eux-mêmes. Les doigts refermaient convulsivement leur poigne sur le vide avec la volonté manifeste d'entraîner tout malheureux à portée dans leur tourmente infernale. Derrières ces mains levées en suppliques, contre les barres d'acier, se massaient des ombres aux formes étranges, improbables, cauchemardesques. Des visages aux globes oculaires imprégnés des ténèbres ambiantes. Des creux de noirceur qui, lorsque frappés par la lueur des veilleuses, n'étincelaient que d'un éclat de démence. Des mâchoires ouvertes tels des abîmes, en d'insondables gouffres de souffrance. Des traits émaciés, lacérés, écorchés, distordus auxquels toute humanité avait été confisquée, plus proches de l'animal, du monstre et du démon.

Les veines de Kyle et des rebelles se glacèrent. Leurs pensées s'engourdirent d'horreur. Les respirations s'emballèrent dans ce tunnel à l'air poisseux, si dense et fétide que les poumons se noyaient dans sa masse gélatineuse. Il était impossible de concevoir une telle ignominie. Comment un esprit humain pouvait-il être à l'origine de ce purgatoire ? Seule la vision d'une fédérée émergeant d'une porte blindée les tira de leur transe cauchemardesque, parvint à leur rappeler leur statut d'intrus. Kyle ordonna sèchement d'avancer, envoyant une bourrade dans le dos de Jackson Nikouchine pour faire bonne figure.

— STOP !

La puissante injonction de la gardienne perça la débâcle de sanglots et de vociférations. Elle s'ancra face aux nouveaux venus, jambes écartées, une main sur le pistolet à sa ceinture, la paume de l'autre dressée.

— Pourquoi êtes-vous seul ? Où est le colonel ?

— Il m'a ordonné d'enfermer ces sous-êtres dans les cellules les plus proches ! réagit Kyle, sans avoir besoin de trop se forcer pour paraître sous tension. Lui est parti renforcer nos défenses avec le reste de l'escorte ! C'est un sacré bordel dehors ! Nous sommes sous...

— J'ai entendu l'alerte ! Je prends le relais, soldat ! Remontez botter le cul de nos assaillants !

Elle ne bougerait pas. Elle garderait une main sur son pistolet, prête à dégainer, tant qu'il ne serait pas remonté dans l'ascenseur. À cette distance, elle ne louperait pas sa cible. Les secondes défilèrent en une éternité d'immobilité.

— OBÉISSEZ ! IMMÉDIATEMENT, SOLDAT !

— À vos ordres ! Vous aurez besoin de la clé de ces forçats !

— Qu'ils gardent leurs me...

Kyle, qui avait anticipé le refus de son opposante, lui balança la carte magnétique au visage. Dans un geste réflexe, elle l'intercepta au vol. Un trait d'acier perfora aussitôt sa poitrine. Ses yeux s'agrandirent de surprise, se voilèrent et s'éteignirent avant même qu'elle ne touche le sol.

— Jackson, récupère son arme et ses chargeurs, souffla Kyle en essuyant la sueur de son front du revers de la main. Les autres, utilisez la carte pour vous libérer. Rejoignez-moi au plus vite.

Les cinq rebelles se massèrent autour du cadavre. Kyle contourna àla hâte un portique de sécurité et s'arrêta face à la porteblindée marquée d'un « POSTE DE SÉCURITÉ DE L'UNITÉ A ». Il se glissa silencieusement à l'intérieur. Des colonnes et des lignes d'écrans s'étalaient en un damier de lumière ondoyante. Les images pixelisées de l'intérieur des cellules happèrent son regard. Dire qu'elles étaient surpeuplées aurait été un euphémisme grotesque. Déjà exiguës, les détenus s'y entassaient d'une manière plus atroce que des porcs dans un abattoir. Les enchevêtrements de membres tordus, de troncs rachitiques, de têtes cadavériques se soudaient en de grotesques entités, en des monstres difformes aux consciences multiples souillés par leurs propres déjections. Les cellules mortes de ces organismes invraisemblables étaient parfois rejetées dans un coin, souvent phagocytées en un carnage horrifique.

Voilà pourquoi tout gardien de Cerberus en venait à considérer leurs captifs comme des« sous-êtres ». Aucune idée de justice ou de patriotisme aveugle n'était à l'origine de cette destitution d'humanité. Il s'agissait bien, comme l'avait affirmé le colonel Pattern, d'une question de survie. De survie non pas physique, mais psychique. Quiconque se retrouvait, d'une manière ou d'une autre, complice d'une telle atrocité sur l'un de ses semblables ou d'un autre être vivant ne pouvait préserver sa santé mentale. La folie le consumerait tôt ou tard par la mèche du remord, par la perversion des plus doux rêves en cauchemars démentiels. Mais tout allait bien. Car les gardiens de Cerberus, en un mécanisme de défense insidieux, se persuadaient que les créatures derrière leurs barreaux n'étaient plus humaines.

— Capitaine !

Jackson, entièrement libre de ses mouvements, surgit dans le poste de contrôle.

— On est prêt, capitaine !

Le regard du rebelle ne fit que survoler les insoutenables vidéos avec une moue répugnée pour se darder vers les consoles informatiques. Kyle se pencha dessus et pianota sur le clavier à la recherche du moyen d'ouvrir des cellules bien précises. Les quatre autres rebelles apparurent sur le seuil.

— Vous vous souvenez des numéros de cellule et des visages de nos cibles ?

Le reflet d'un écran montra à Kyle qu'ils approuvaient d'un signe de tête.

— Alors chacun devant la sienne. Faites attention. Une fois la porte déverrouillée, méfiez-vous des autres prisonniers. Impossible de savoir comment ils vont réagir. S'ils tentent simplement de se tirer, ne vous interposez pas.

Les phœnix désarmés déglutirent de nervosité à l'idée de se retrouver seul face aux conglomérats de chairs.

— Si jamais ça tourne mal, revenez ici en quatrième vitesse. Je vous suivrai sur les écrans et j'irai à votre rencontre pour vous protéger. Jackson, toi, tu vas récupérer le prisonnier à l'infirmerie. C'est notre cible prioritaire. Ramène-le sur ton dos, s'il le faut. Et ne laisse aucun obstacle te barrer la route.

— Bien, capitaine !

Les rebelles disparurent au pas de course. Kyle suivit leur progression dans le réseau de galeries carcérales. Une sidération horrifiée le gagna en s'apercevant des proportions titanesques des lieux. Le souterrain principal devait avoisiner la centaine de mètres. Les escaliers de fer et de béton se succédaient sans fin à travers des étages de plus en plus abyssaux. Le moins chanceux des Phœnix sombra au onzième niveau, ce qui, à en juger par l'indicatif des caméras, ne constituait même pas la moitié de la profondeur totale. Un rire nerveux, presque dément, agita Kyle. La vision d'une seule de ces geôles où s'entassait une quinzaine de prisonniers lui était déjà insupportable. Il fallait en plus la multiplier par cent pour chaque étage dont la simple vision l'avait figé d'effroi. S'y ajoutait en plus une vingtaine de niveaux. Un schéma qui se reproduisait à l'identique dans les cinq autres unités du bloc oméga qui se répétait lui-même pour les trois autre blocs de détention.

Combien d'hommes et de femmes avait avalés le Cerbère de la fédération au cours de sa vie ?Combien se faisaient-ils digérer, en ce moment même, dans sa panse infernale ? Combien avaient été vaporisés en fumerolles dans les naseaux de ses fourneaux ? Le chiffre qui traversa l'esprit de Kyle lui parut improbable par son énormité. Et pourtant...

Il préféra ne pas s'attarder sur ce point et fut soulagé de voir les rebelles en position. Il ouvrit les cellules une à une, guettant avec appréhension les vagues humaines qui en déferlèrent. Heureusement, les Phœnix ne se firent pas happer et parvinrent à interpeller ou attraper le prisonnier convoité.

Les houles oranges convergèrent sans demander leur reste vers la surface. Seules des gouttes stagnèrent parmi les cadavres putrescents d'anciens repas, camarades ou jouets sexuels. Des embruns solitaires se dispersèrent dans les ténèbres sous la percussion d'un croisement ou d'un escalier, succombant à une raison inconnue... ou à son absence.

Un claquement électrique de mauvais augure retentit. Brusquement, le poste de contrôle fut plongé dans le noir. Kyle frappa d'humeur un écran avant de se rendre compte que la coupure concernait l'ensemble de l'unité : les veilleuses de sécurité imprégnaient le couloir d'éparses flaques rougeoyantes. Une sirène s'éveilla.

» Alerte de niveau cinq ! cracha par-dessus une voix paniquée qui n'était plus un enregistrement. Brèche de sécurité dans le secteur d'entrée ! Des assaillants sont entrés dans le périmètre de la prison ! Tout le personnel non essentiel est appelé à combattre, à l'exception du bloc Oméga ! Vous subissez une évasion massive ! Présence d'intrus dans l'unité F ! Présence suspectée dans les unités A et D ! Contenir l'émeute est votre priorité !

À travers le message d'alerte et les plaintes lancinantes des alarmes, une clameur s'intensifia. Kyle referma le lourd battant blindé en un interstice invisible, une main déjà posée sur la crosse de son pistolet. Les cris d'allégresse se clarifièrent. Les impacts d'une cavalcade se répandirent dans le sol de béton. Un raz-de-marrée humain submergea le couloir. Il s'engouffra dans la cabine de l'ascenseur, la remplit à en faire craquer les parois et fut aspiré vers la surface.

Kyle se risqua à l'extérieur, arme au clair. Les murs de bras s'agitaient en filaments vibratoires parmi la pénombre rougeoyante du boyau souterrain, leur espoir d'évasion ressuscité par le passage de leurs pairs. Ils se tendirent également sur le passage des rebelles accompagnés de leur prisonnier. Jackson fut le dernier à s'extirper des parois organiques, une silhouette claudicante sur les talons. Un prisonnier dont la tenue autrefois orange se déchirait en lambeaux auréolés de crasse et de sang, flottant autour de membres et d'un buste rachitiques. Son entrejambe souillé exprimait clairement que se soulager dans des sanitaires lui avait été un luxe interdit. Ses mains et ses pieds nus se tordaient en des moignons difformes, striés d'écorchures et gonflés de cloques purulentes. Des plaques de sang séché barbouillaient le pourtour de ses lèvres fendues et s'étaient coagulées dans son épaisse barbe. Chaque parcelle de peau se coloraient d'une horrible teinte violacée. Son visage se boursouflait en un amas de viande sanguinolent où ne restait plus de vivant qu'un malheureux œil. Mais cet œil incarnait à lui-seul une résolution d'acier, un éclat d'espoir inaltérable. Cet œil possédait une intensité édifiante qui devait, avant de s'amoindrir dans sa prison de chair torturée, avoir été phénoménale, digne d'une force de la nature.

« Un simulacre de maladie », tels avaient été les termes employés par le colonel Pattern, probablement synonyme de séance de torture dans sa bouche. Il paraissait incroyable que le détenu puisse encore se mouvoir, même aussi laborieusement. Il aurait suffi de le voir allonger pour le croire mort. Néanmoins, tout en émettant un hoquet de douleur, il s'inclina en signe de reconnaissance.

— Le temps commençait à devenir long, comrades !

Son râle souffreteux se tranchait d'un fort accent nordique.

— Mille mercis... Je savais qu'Enmyo ne manquerait pas à sa parole.

— Ouais... commenta Jackson afin de répondre à la question qui se formulait sur le visage de ses frères et sœurs de meute. Ce type était au courant qu'on viendrait le libérer. C'était prévu dans le plan, ça, capitaine ?

— Non...

Il se tourna vers l'épave humaine, un certain Jeronovich selon ses souvenirs.

— Peu importe, à vrai dire. Vous pouvez marcher seul ?

— Pour quitter cet enfer, je pourrais même courir !

— Dans ce cas, allons-y !

Kyle n'eut même pas le temps de faire volte-face qu'un deuxième claquement électrique résonna dans le tunnel. Alarmes, sirènes et veilleuses se coupèrent aussi sec. La pénombre se mua en d'insondables ténèbres, si denses et impénétrables que même la chorale démoniaque des détenus s'étouffa sous son épaisseur. Kyle ne discernait plus rien. Il alluma sa lampe torche. Un ronronnement mécanique lui fit braquer le rond de lumière sur l'ascenseur.

Il descendait.

Sans l'ombre d'un doute avec une cohorte de soldats en son sein.

Le cône de clarté balaya fiévreusement les environs à la recherche d'une issue.

— Là-haut ! s'exclama Yekaterina. Des escaliers de secours !

— On fonce ! Vite !

Les rebelles et leurs protégés se précipitèrent vers la porte. Kyle éteignit sa lampe avant de la pousser de l'épaule, pistolet en avant. Il sonda la cage d'escalier de longues secondes, plus avec ses oreilles que ses yeux. Les grincements de plus en plus distincts de l'ascenseur lui firent abandonner toute prudence. Il se lança à l'ascension des marches, les devinant à peine dans l'obscurité, s'aidant de la rambarde pour ne pas tomber. Son ventre se compactait en une boule de terreur à l'idée de fuir un piège pour tomber dans un autre.

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