Chapitre 20 : Cerberus (2/2)
— Bienvenue à Cerberus, convoi MVR-909123 !
Le fédéré à la voix nasillarde revêtait l'éclatant uniforme blanc et bleu des haut-gradés. Sa salutation des plus protocolaires s'avérait tout aussi froide que le bloc de glace qui lui servait de visage. Kyle, Miranda et Neck le saluèrent.
— Repos, soldats. Je suis le colonel Pattern. Comme le veut la procédure d'emprisonnement des détenus de niveau un, je me dois de participer à l'opération. Présentez votre badge à mes hommes pour que nous puissions procéder à l'échange.
La carte plastifiée fut une nouvelle fois scannée, les clés des cellules sautèrent de mains et le reste de la meute menotté en prisonniers fut extirpé des cages en plexiglas. Les cinq soldats du colonel Pattern les fouillèrent à tour de rôle, aboyant les mots et cognant les ordres. Kyle ne put réprimer une grimace quand Yekaterina se prit un coup de matraque dans la bouche, sans aucune autre raison apparente qu'un jeu de domination malsaine qui puait la frustration sexuelle.
— À force de travailler avec ce genre de sous-êtres, vous apprendrez vite à ne plus avoir aucune pitié pour eux, commenta le colonel d'un timbre impassible. Il en va autant de votre survie que de celle de notre belle union mondiale.
— Tous ceux qui la menacent doivent périr ! tonitrua Neck en un violent sarcasme.
Heureusement, le colonel confondit son rictus moqueur avec une féroce détermination.
— Content que nous soyons d'accord, soldat ! Entre nous, ajouta-t-il en un chuintement complice des plus immondes, s'il n'y avait que moi, toute cette dégénérescence serait exterminée. Seulement voilà... notre chère fédération est bien trop clémente. Elle tente de leur prodiguer un semblant de dignité en leur offrant une chance d'enfin se rendre utile.
Une exclamation dédaigneuse franchit ses lèvres pincées.
— Regardez-les ! Quelle dignité peuvent-ils espérer retrouver ? Nous voici face à la raclure de l'humanité ! Des bêtes perdues à jamais ! Je suis impatient d'enterrer tout ça derrière les barreaux ! Justement ! Mes hommes viennent de finir leur fouille. Veuillez nous suivre jusqu'au poste de contrôle, soldats.
Kyle emboîta le pas au colonel tandis que Neck et Miranda encadrèrent les prisonniers avec les cinq autres gardiens. Ils franchirent le sas blindé de l'entrée pour plonger dans l'oppression incarnée. Entre les murs du bloc de détention, l'atmosphère acquit une masse écrasante. Rien n'existait à part la froideur du béton, les épais barreaux qui entravaient toute perspective et le masque comminatoire des gardiens. Le spectre des couleurs se réduisait à des nuances de gris : le gris de l'asphalte du sol, le gris décoloré de la peinture des murs, le gris d'acier du métal, le gris anthracite des uniformes et le gris de pierre du plafond. Les néons déversait une lueur froide et blafarde, comme si en ce lieu même la lumière ne pouvait être que grisaille.
Les prisonniers incarnaient les seules tâches de couleurs dans cette monochromie morose. Ils traversèrent un portique de sécurité et furent alignés face à un comptoir muni d'innombrables capteurs. Un rapide contrôle palmaire et faciale permit de vérifier leur identité et les envoya à tour de rôle dans une salle annexe où les attendait une fouille au corps.
Le colonel crut bon de pallier à l'attente par le récit du quotidien des forçats. Kyle ne lui accorda très vite qu'une attention relative, bien plus préoccupé par le sort des rebelles que par son dégueulis de haine. Tous savait que ce passage serait obligatoire, mais ils ne s'étaient pas préparés à un tel déferlement de brutalité aussi sadique que gratuite : les Phœnix ressortaient à la hâte tout en se rhabillant, les visages rongés par l'humiliation et les regards fuyan tde honte.
— Les sous-êtres surpris en dehors d'une zone autorisée sont abattus sans sommation, poursuivit le colonel, élevant la voix pour que le groupe de prisonniers factices qui se reformait lentement devant eux n'en perde pas une miette. Que voulez-vous, soldats, un excès de prudence n'a jamais tué personne !
Son rire horripilant ne fut accompagné que par Neck.
— Mais trêve de plaisanteries. Si je ne m'abuse, vous devez récupérer l'un de nos déchets ?
— C'est exact, confirma Kyle en s'efforçant de masquer l'écœurement maladif que lui inspiraient l'homme et la situation. Nous avons ordre de ramener l'un de vos prisonniers à l'hôpital de Iakoutsk.
— Un transfert... inhabituel, commenta le colonel, soudainement ombrageux. En temps normal, les détenus n'ont qu'une seule façon de quitter Cerberus : dans le feu de nos fourneaux. Seulement voilà... cette raclure posséderait des informations sur Enmyo et ses tristement célèbres phœnix. Il nous l'a révélé il y a peu au cours d'un interrogatoire. Un mensonge bien pratique, si vous voulez mon avis : en plus de devenir intouchable, cet enfoiré jouit d'un transfert dans un complexe de soin ! Enfin... ce n'est que partie remise. Je suis prêt à parier ma solde que ce fabulateur reviendra dans un convoi le mois prochain. Il aura alors le droit à une séance qui extirpera toute bride de vérité de sa carcasse.
— Est-il prêt au transfert ?
— Malheureusement, non. Je dois vous avouer que nous sommes débordés et que vous allez devoir venir le transporter de son unité jusqu'à votre fourgon. À noter, ajouta-t-il avec un sourire contrit, que ce sous-être prétend ne plus pouvoir marcher. Il vous faudra donc le porter dans les portions les plus anciennes.
— Ce... Ce ne sera pas un problème, colonel.
— Voyez cela comme une occasion de visiter notre belle prison !
Kyle, muet d'incrédulité, approuva d'un mouvement de tête. Selon le plan, ils n'auraient pas pu aller plus loin sans violence. Et voilà que le colonel Pattern leur offrait la possibilité de garder leur couverture jusque dans les entrailles de Cerberus... tout en leur servant de guide ! Un coup de chance, une aubaine, un miracle ; tous de doux euphémismes face à cette inattendue facilité.
— N'oubliez toutefois pas les consignes de sécurité élémentaire ! reprit le fédéré avec emphase. Au-delà de ce périmètre, il peut être aisé de se perdre ou d'être pris pour cible par le système de sécurité ! Un désagrément dont tout le monde se passerait volontiers, vous les premiers !
Kyle avait rarement rencontré un individu qui souffrait à ce point du besoin compulsif de combler le moindre silence. Il n'écoutait déjà plus que d'une oreille la longue déclamation de l'officier sur les cantines de Cerberus. La question de savoir comment il parvenait à insuffler une telle fougue à l'évocation de la spécialité de la prison, nul autre qu'un plat de gruau, lui effleura l'esprit, mais son attention fut attirée par Yekaterina, dernière à émerger de la salle. Chacun de ses pas se ponctuait d'une grimace de douleur. Elle portait derrière les rideaux enflammés de ses cheveux des traces de sévices évidentes. Le gardien qui referma la porte à sa suite remonta avec une insupportable nonchalance la braguette de son pantalon, dans l'indifférence tout aussi insupportable de ses collègues.
Ils payeront tous...
Kyle se concentra sur cette idée pour ne pas commettre de folie. Le visage de Miranda avait viré au cramoisi. Même le sourire de Neck s'élargit en un rictus des plus inquiétants. Et le reste de la meute n'osait même plus relever la tête. Les aboiements et les bourrades des gardiens précipitèrent ce petit monde en ébullition dans le dédale du bloc de détention.Se succédèrent des couloirs uniformes où ne circulaient que des gardiens lourdement armés, des intersections verrouillées sous une pléthore de grilles et de porte blindées, des murs infestés de caméras et de box des drones de sécurité. Le flot incessant du colonel Pattern se déversait toujours sur le petit groupe de prisonniers et de gardiens :
— Les phœnix sont déjà vaincus, si vous voulez mon avis. Ils ont vu trop gros, trop vite. Comment voulez-vous que ces anarchistes puissent maîtriser une gigapole comme Moscou ? Où vont-ils trouver de quoi nourrir plus de vingt millions de personnes pour l'hiver ? C'est impossible ! Tout bonnement impossible. Ces oiseaux de mauvais augure seront bientôt sous terre ou en cage. Et, je l'espère de tout cœur, notre cage ! Qui sait, soldats ? Peut-être serez-vous les valeureux qui nous apporteront cette volaille écervelée ! Nous échoira alors l'honneur de faire rentrer un peu de plomb dans leur caboche !
Son rire en chuintement irrita une nouvelle fois les tympans de la meute. Une explosion lointaine imposa un silence assourdissant. Gardiens et prisonniers se figèrent en un même ensemble. Les regards se portèrent inutilement vers la fenêtre la plus proche dont l'épais maillage retenait jusqu'à la lumière des lampadaires.
» Alerte de niveau 2 ! Je répète : alerte de niveau 2 !
L'avertissement résonna à travers tous les haut-parleurs, toutes les radios de Cerberus.
» Nous sommes attaqués ! Je répète : nous sommes attaqués ! Ceci n'est pas un exercice ! Individus hostiles aux portes de la prison ! Demande de renfort immédiat sur les remparts !
L'un des gardiens brisa la chape de sidération qui les emprisonnait.
— Colonel, on fait quoi ?
— On fait ce qui était prévu, sergent. On boucle les prisonniers en cellule.
— Si je peux me permettre, colonel, intervint Miranda, enrayant le geste furtif de Kyle et de Neck vers leur pistolet, nous sommes parfaitement en mesure de nous charger de l'escorte. On ne peut en revanche se permettre de retenir un homme de votre trempe à une tâche aussi insignifiante alors que la défense de Cerberus se joue peut-être. Votre place est là-haut parmi les héros, pas ici avec des sous-êtres.
Les louanges de la rebelle gonflèrent la poitrine de l'officier.
— Voilà qui est parlé ! Même si ce n'est pas très conforme au protocole, je ne peux que...
— Chaque seconde est précieuse, colonel ! Ne perdez pas plus de temps !
— Bien sûr, vous avez une nouvelle fois plus que raison. Comptez sur moi pour que votre rapport soit des plus élogieux, soldats. Le sergent Grichine vous guidera. Rejoignez-nous sitôt ces animaux en cage. Les autres, suivez-moi !
Tout en contemplant le colonel et ses quatre soldats disparaître au pas de course à l'angle d'un couloir, Kyle se demanda brièvement comment un tel imbécile avait pu gravir autant d'échelons. Le sergent Grichine, au contraire, représentait son exact opposé : taciturne, prudent et résolu.Sa vision d'aigle toisa Miranda, comme pour essayer de capter ses motivations, avant que les échos de coups de feu ne le ramènent à la réalité.
— Par ici, lança-t-il par-dessus son épaule en ouvrant la voie. L'unité n'est plus très...
Sa phrase s'acheva en un cri étouffé. L'une des grosses mains de Neck se plaquait sur sa bouche tandis que l'autre se posait à l'arrière de son crâne. La nuque émit un craquement à retourner l'estomac. Le corps s'effondra, ventre au sol, visage vers le plafond.
— Dommage que les autres soient partis... maugréa Neck en un grondement caverneux.
— C'est vrai qu'une fusillade est le paroxysme de la discrétion, le rabroua sèchement Kyle. On vient de passer devant des toilettes. Tu le planqueras dans une cabine. Pour le reste, tout le monde connaît le plan. Vous savez ce que vous avez à faire. N'oubliez pas : on se retrouve au fourgon dans un peu moins de trente minutes. Passé ce délai, on n'attends personne. Pas même moi. Jouez la carte des prisonniers et des gardiens jusqu'au dernier moment. Avec un peu de chance, on ressortira de là-dedans sans avoir tiré un seul coup de feu.
Il observa rapidement Neck en train de ramasser sa victime puis Miranda et les autres rebelles, le corps toujours enchaîné mais une froide fureur déjà libérée.
— Bonne chance à tous et... Unis pour survivre.
Le credo de la meute pulsa en un chœur de murmure. Les trois gardiens entraînèrent derrière eux six prisonniers, se séparèrent dans des directions différentes, ne se fièrent qu'à leur mémoire des plans de la prison pour s'orienter. Les tintements métalliques des menottes et les chocs d'un lointain combat remplacèrent à merveille les interminables monologues du colonel Pattern.
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