Chapitre 2 : Créatures de sang et monstres de métal (3/3)

Kyle revint brusquement à la réalité.

Il se redressa sur des jambes en coton tout en essuyant le mélange de sang, d'aiguilles de pin et de boue qui s'incrustait dans les mailles de son pull. Grelottant de froid, il se couvrit bien vite des lambeaux de son manteau et récupéra ses armes.

Les images de sa réminiscence se superposaient à celles des Bois Sombres. Il se força à les chasser, à les refluer le plus profondément possible, à oublier la terreur haineuse que lui inspirait son père, à enfouir son sombre désir de mort, à étouffer la rage envers ses voisins d'enfance, ses camarades de classe, les collègues de sa mère, les amis de sa famille et la famille de ses amis qui tous savaient ou suspectaient, mais préféraient, par vulgaire simplicité, fermer les yeux.

Pour définitivement balayer le passé, il se concentra sur le morceau de jambe. D'après la taille, il s'agissait d'un adulte. Il n'avait même pas besoin d'inspecter le moignon brunâtre pour déterminer que la mort n'excédait guère plus de deux jours. Les némésis se seraient sinon déjà attaqués à la chair. À en juger par la botte et le morceau de treillis, cette jambe avaient appartenu à un chasseur. Le reste du malheureux avait dû finir en crotte de némésis.

À Saned, seul Artim Kastorecht, le chef des chasseurs, s'avérait absent. Il était parti sécuriser la route d'Osbiek avec une caravane marchande. Le chemin se trouvait bien trop loin pour que ce soit lui. Sans compter que la couleur de peau, bien trop pâle, et la pilosité blonde excluaient que le propriétaire puisse être son confrère chasseur.

Ne demeurait plus qu'une seule option : la victime provenait de Naranvozh. Une autre communauté des Terres Désolées de Sibérie, de loin la plus proche de sa position. Elle ne devait pas se trouver à plus de cinq kilomètres. Après une vague hésitation, Kyle décida de s'y rendre. Il n'avait guère envie de délivrer la funeste nouvelle, mais abandonner la famille du défunt dans l'ignorance le répugnait encore davantage.

Il s'empara du morceau de corps congelé par le froid, désirant au moins offrir un semblant de dépouille pour les éventuelles rites funéraires, puis se mit en route à travers l'obscurité poisseuse des Bois Sombres.

***

Les conifères se clairsemaient. De temps à autre, un rai de lumière filtrait à travers les voûtes d'aiguilles. Les boyaux du labyrinthe végétal s'ouvrirent enfin en un bois aéré, lumineux, où les orties, fougères et feuilles de houx fredonnaient sous la brise légère du vent. Au loin, une clarté éblouissante noyait la lisière de la forêt. Kyle s'empressa d'y plonger, mais, avant même d'y parvenir, il se figea.

Un infect remugle assaillit ses narines.

Il n'était nullement question de l'odeur douceâtre de l'humus ou de celle entêtante des résineux. L'infection ne provenait pas des bois. Son origine n'était même pas naturelle. Des relents de suif carbonisé, de poils grillés et d'excréments bouillis la composaient. Quand Kyle émergea des Bois Sombres, la pestilence devint pur poison. Elle transmuta l'air en un liquide gluant, irrespirable, corrosif. Même avec une main en travers de la bouche et du nez, elle le prit à la gorge telle une poigne invisible.

Réprimant haut-le-cœur et toussotements, il se força à respirer tout en avançant vers Naranvozh. Ses rétines reflétèrent une large colonne de fumée qui se découpait dans l'ivoire du ciel. Il abandonna le morceau de jambe, se jeta aussitôt à plat ventre dans la neige et rampa jusqu'au bord de l'escarpement qui dominait les environs.

Naranvozh et un lac gelé se révélèrent. Les coquettes constructions du village s'étalaient le long de l'asphalte d'une route déneigée. Ici, pas de réparation de bric et de broc comme à Saned. Des murs en rondins aux toits en tavaillons, le bois clair des résineux régnait en maître absolu. Le manteau scintillant de l'hiver magnifiait le charme rustique des isbas et la surface cristalline du lac achevait d'apporter une touche de féerie à l'ensemble.

La seule tâche dans ce paysage de rêve se déversait en flammes ambrées sur la place du village. Un énorme brasier y dansait. Il recrachait dans l'atmosphère la noire fumée et l'émanation méphitique. Les raisons de ce feu ainsi que son combustible intriguèrent Kyle, mais pas autant que la route et les ruelles désertes.

Le village était vide de toute vie. Du moins, de toute vie organique : des androïdes de la Fédération Terrienne patrouillaient dans le bourg !

Kyle, les poils et l'échine hérissés, s'enfonça aussi profondément que possible dans la neige. Il osait à peine jeter un regard par-dessus le rebord, toutefois l'envie de comprendre ce qui se tramait l'emporta sur la peur.

Il fixa son attention sur les silhouettes humanoïdes des machines. De leurs créateurs, elles en possédaient la taille, la carrure et un semblant de morphologie. Les similitudes se limitaient toutefois là. Les vérins, articulations mécaniques, servomoteurs, câbles, capteurs, batteries et processeurs électroniques se caparaçonnaient sous de fines plaques de blindage grisâtre. Les couches d'alliage jouaient le rôle d'un épiderme indestructible tout en angle abrupt.

La tête, au contraire, s'effilait en celle d'un oiseau de proie. Par cette forme, les androïdes incarnaient la Fédération Terrienne en se conférant une dimension presque mythologique. Ils étaient intouchables. Surpuissants. Invincibles. Sans compter que cette hybridation homme-rapace les drapait de la terrifiante aura des prédateurs, ou plutôt de machines à tuer, au sens littéral du terme.

Tous les terriens avaient intuitivement appris à craindre le cliquètement de leur démarche cadencée, les séries de capteurs auxquels rien n'échappait et les bras, l'un s'achevant en un canon meurtrier et l'autre en une serre à quatre griffes.

Pourtant, la petite quinzaine de tueurs robotiques se contentait de fouiller les maisons une à une. Ils défonçaient les portes, inspectaient les intérieurs et scrutaient les alentours du village avec une méticulosité implacable. Il n'y avait aucune trace de combat. Certaines cheminées fumaient encore de lourds filaments blanchâtres.

Peut-être la population de Naranvozh avait-elle eu le temps de fuir ?

À l'instant où cet espoir effleura l'esprit de Kyle, un hurlement retentit. Un cri strident, de pure frayeur. Puis le sinistre silence enveloppa de nouveau le village fantôme. Une machine surgit de la gueule obscure d'une maison. Elle brandissait une fillette par la cheville. La jeune enfant, tête en bas, serrait contre sa poitrine un ours en peluche telle une bouée de sauvetage.

Kyle dut se retenir de bondir de sa cachette. Il ne pourrait même pas approcher les premières habitations. Pas à un contre quinze. Ses poings se convulsèrent sur des mottes de neige et de terre congelées. Il ne put que regarder, impuissant, la créature mécanique rejoindre le brasier de la place et lâcher sans ménagement sa prise sur l'asphalte.

— Pitié... renifla la petite fille en se recroquevillant, les joues marquées par deux sillons humides. L-Laissez-moi pa-partir... Doudou et moi, on a... on a rien fait de mal... S'il vous plaît... Monsieur le robot !

« Monsieur le robot », avec une indifférence totale, les flammes se reflétant dans son blindage, brandit son bras canon. Avant même que Kyle ou la fillette ne puisse réagir, un appareil surgit de l'intérieur du membre. Un simple dispositif qui ressemblait fort à un scanner médical.

Tout s'expliquait.

La mystérieuse épidémie évoquée ce matin par FSDL avait certainement éclaboussé Naranvozh. Le virus avait profité de l'ignorance des habitants pour se faire passer pour une banale grippe. Avant qu'ils ne comprennent que la situation était perdue, ils avaient tous inhalé, avalé ou touché les germes de la mort. Face aux première victimes, ils avaient tenté de brûler les corps, puis s'étaient finalement résolus à contacter la Fédération Terrienne. Les équipes de secours avaient emmené les survivants vers un camp de réfugiés, laissant le soin aux machines, qui ne craignaient aucun virus, de retrouver tout réfractaire. Le moindre fuyard représentait le risque de voir l'épidémie s'étendre en pandémie.

— Test négatif.

Le modulateur vocal de la machine avait émis sa voix froide et impersonnelle.

Une buée de soulagement s'échappa des lèvres de Kyle.

La petite était saine et sauve.

Pourtant, cette dernière devint aussi livide qu'une morte. La serre mécanique se referma sur le col de sa veste en fourrure. Elle fut soulevé du sol, commença à se débattre et partit valser dans les flammes. Le brasier s'intensifia. Un cri inhumain résonna dans les landes sibérienne. S'étira en hurlements d'agonie. Se tut.

La sombre et chétive silhouette dans la fournaise s'évanouit.

Plus rien n'existait de la petite fille.

Ses cendres se mêleraient à celles de ses parents et de ses proches.

La machine reprit sa patrouille, comme si de rien n'était.

Kyle, les lèvres mordus au sang, les yeux exorbités, le cœur figé, se releva tant bien que mal dans un monde qui se dérobait sous ses appuis. Les maisons, le brasier, l'escarpement, la forêt, les machines tournaient dans une vrille vertigineuse. Il se força malgré tout à courir vers le couvert des arbres.

Fuir...

Le plus loin possible. Le plus vite possible. Sans se soucier des branches qui lui griffaient le visage, des ronces qui s'accrochaient à son manteau, des racines qui se tendaient devant lui pour se refermer sur ses bottes. Les cris résonnaient encore dans son crâne.Les flammes illuminaient toujours ses rétines. L'infection morbide le poursuivait tel un monstre.

La mort de la fillette se rejouait sans arrêt dans son esprit.

Même quand il s'effondra, les poumons en feu, elle s'incrustait encore par transparence sur la toile d'obscurité des Bois Sombres. Son impuissance lui donnait envie de vomir tripes et boyaux. Et seule une explosion de rage dévorante lui permit de se délivrer de la boucle aliénante :

— ILS NOUS BRÛLENT ! COMME DE LA VERMINE ! C'EST UNE EXTERMINATION !

Il n'y avait eu aucun survivant. Personne à sauver. Sains ou contaminés, les habitants de Naranvozh s'étaient destinés à la même fin : engraisser une montagne de corps calcinés. Voilà de quelle manière la fédération endiguait l'épidémie. Voilà comment elle comptait apporter son aide aux Terres Désolées.

Le souffle de Kyle se coupa sous l'uppercut d'une subite appréhension.

Et si la Fédération avait décidé d'apporter son « secours » à Saned ?

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