Les nombreuses fonctions d'un capitaine permirent à Kyle de s'évader des terribles réminiscences de carnage et de mort. Le sombre spectre qui avait failli engloutir sa raison se dissipa peu à peu sous la chaleur des liens tissés avec sa nouvelle meute. Par ce rapport aux autres, il renoua le contact avec lui-même. Les instants où le flash d'un souvenir traumatique occultait la réalité, par la faute d'une odeur, d'une couleur ou d'une intonation de voix, survenaient encore, mais se faisaient beaucoup plus rares. Leur violence avait également drastiquement décru. Il se sentait enfin capable de les affronter et, peut-être, de les surmonter.

Une convocation de l'état-major dans le Grand Palais du Kremlin l'extirpa des alentours d'Ostankino. Son escorte lui fit traverser un Moscou plein de vie, mais toujours aussi délabré depuis le début de l'occupation. Elle l'entraîna jusqu'au gargantuesque monument à la symétrie parfaite et à la coupole d'or. Dès lors que Kyle en franchit les portes, le faste de l'endroit le sidéra. Des pierres séculaires, de délicats tapis de velours et des parquets de bois vernis accueillirent ses pas. Les murs de marbres roses, les moulures en or, les colonnes élancées, les portes de métal finement ouvragées et les corniches richement décorées l'éblouirent en une parade toujours plus exubérante et mirifique. L'apothéose consista en la salle où Kyle fut introduit, si vaste que les murmures échangés par la petite assemblée de gradés résonnait avec la force d'un orchestre. Si immense que des lustres aussi imposants que des ours planaient au-dessus de leur tête, qu'une double rangée de fenêtres perçait l'or des murs, que les voûtes du plafond culminaient à des hauteurs qui n'appartenaient plus à l'humain.

La chevelure d'argent d'Enmyo apparut d'une embrasure opposée pour prendre place au milieu de ses officiers. Bien que tous étaient parés des couleurs des Phœnix, le leader rebelle était le seul à ne pas détoner parmi la somptueuse décoration. Il était le seul à trouver sa place dans ce lieu digne d'un rêve.

— Bienvenue à vous, courageux capitaines, vibra la voix de harpe en amenant aussitôt le silence. Je tiens à vous remercier pour votre confiance, votre bravoure et votre ténacité. Vous êtes les héros de notre rébellion. Vous incarnez le fer de lance de notre révolte. C'est pourquoi nous ne pouvions choisir que vous pour être ici. Car vous serez les valeureux combattants qui briseront l'un des plus grands pouvoirs de la Fédération Terrienne. Vous détruirez le plus grand symbole de la terreur de notre monde. Vous réduirez en miette la prison de Cerberus.

Kyle et les six autres capitaines à ses côtés ne parvinrent pas à masquer leur stupeur, ce qui n'échappa nullement aux pupilles cerclées d'acier.

— Rien n'est impossible, asséna le leader rebelle avec un pli espiègle en guise de sourire. Nulle défense n'est infaillible. Il suffit simplement de trouver la bonne perspective. Vous le prouverez avec vos seules escouades.

— Attendez...

Une capitaine, sidérée, s'avança d'un pas.

— On va assiéger la plus grosse forteresse cybernétique du monde à... moins de cent cinquante ?

— L'attaque n'en sera que plus légendaire, votre triomphe encore plus éblouissant. Néanmoins, si cela peut vous rassurer, sachez que la réputation de Cerberus est des plus exagérées. Ses fondations reposent davantage sur les conditions de vie exécrables de ses prisonniers que de ses moyens de défenses. Qui plus est, les pouvoirs mondiaux ont successivement déifiés Cerberus en une entité à la fois protectrice et damnatrice. De par son nom, ce lieu s'érige en gardien d'un enfer où les hommes et femmes emprisonnés se muent en monstres inventés de toute pièce, en démons fantasmés. Cerberus, c'est aussi la créature qui happe vos connaissances, vos proches et vos familles dans ses entrailles sans plus jamais les régurgiter. Elle est en somme un parfait pendant de la Fédération Terrienne : une boucle de cannibalisme infinie entre peur et protection, l'un ne cessant d'exacerber l'autre.

Enmyo quitta la table des gradés et s'approcha de l'une des hautes fenêtres. Il poussa du plat de sa main gracile un épais rideau, dévoilant la forêt de bulbes et de coupoles bigarrées du Kremlin. À leur faîte, des rebelles démantelaient les symboles de la fédération, tout comme la fédération l'avait elle-même fait un siècle plus tôt pour ceux de l'état de Russie et des religions.

— Il nous faut briser ce cercle vicieux, commenta-t-il, le regard perdu à travers la vitre. Depuis trop longtemps, les gouvernements usent de la peur pour maintenir un pouvoir injuste en place. Ils exploitent la terreur à outrance, comme tout ce qu'ils touchent, pour forcer l'humanité à s'accrocher à ce qu'elle connaît déjà, car cette terreur la pousse à préférer la souffrance à l'incertitude. Cette terreur lui confisque toute initiative d'expérimentation, de réflexion, de contestation. Cette terreur est l'assurance que le pouvoir en place soit immuable. Voilà pourquoi la chute des symboles tel que Cerberus est à ce point vitale. Votre mission, essentielle : elle sera la charnière indispensable de notre lutte qui l'articulera de la révolution vers la libération.

Le rideau recouvrit de nouveau la vitre. Enmyo avançait déjà vers les sept capitaines de sa démarche aérienne sur le lac miroitant du parquet vernis. Une solennité inhabituelle avait beau affecter les traits délicats de son visage, son sourire conservait une éternelle sérénité.

— Cette gravité implique une totale adhésion. Vous êtes parfaitement libres de partir si le doute subsiste en vous. Aucune explication, aucune excuse ne vous sera demandés. Et, cela va sans dire, vous n'encourrez aucune sanction. Votre parole ne sera réclamée que pour me prouver votre motivation.

Un silence massif assourdit les chefs d'escouade. Le gigantisme des lieux absorbait le moindre souffle de respiration, le plus petit froissement d'étoffe. Un néant auditif où chacun se retrouvait seul avec lui-même.

— La meute en sera.

Cette salve de percussions explosa le cadenas du mutisme. Les allégeances coulèrent de six autres bouches. Enmyo les accueillit, bras ouverts, le cercle d'acier de ses yeux se muant en un brasier d'ardeur.

 — Alors, nobles phœnix, préparez-vous à vaincre la terreur.