Chapitre 18 : De l'importance des symboles (1/2)
Les rues de Moscou fourmillaient d'activités. Lors de ses patrouilles en dehors du parc et de la station de métro Ostankino, Kyle avait tout d'abord été aussi ébahi que stupéfait par la profusion technologique de la gigapole. Les avancées d'automatisation, de robotisation et de connectivité dont il se rappelait de son enfance avaient été amplifiées de manière exponentielle. Elles s'étaient immiscée dans le moindre secteur de vie à une vitesse ahurissante, connectant la plus petite parcelle de béton à un réseau de gestion artificielle : les voitures autonomes connectées à une « ville intelligente », qui n'avaient plus besoin d'aucun feu, d'aucune signalisation ou de la moindre relique destinée aux humains pour rouler. Les capteurs de mouvement dans les allées piétonnes qui déclenchaient le lancementd'une publicité personnalisée, par exemple sur un produit observé un millième de seconde de plus que les autres dans une vitrine, dénotant un intérêt dont le client-cible n'avait peut-être même pas eu conscience lui-même. Les écrans de réalité augmentée se chargeaient ensuite, en miroir tronqué dont l'image s'améliorait sous l'effet de lissage des filtres numériques, de montrer à quoi ressemblerait cette personne avec la nouvelle paire de baskets, le dernier bijou technologique ou une autre coupe de cheveux. Se chargeait ensuite automatiquement sur les assistants personnels (téléphones portables pour les anciens, bandeaux numériques pour les plus jeunes) la douce suggestion de se faire livrer par drone le-dit produit ou de réserver à domicile le service.
Les moscovites, en dépit de leur ville toujours en ruine, continuaient de succomber à l'impulsion d'une consommation débridée. Ils avaient été tellement habitués à chercher le bonheur par l'acte d'achat qu'ils ne disposaient d'aucune alternative pour calmer leur sourde anxiété. Les billets de papier et les pièces de métal constituaient depuis trop longtemps un rassurant substitut de puissance et de pouvoir pour être ramenés par une vulgaire révolte à leur simple fonction d'outil.
Une femme paraissait justement hésiter à exercer son pouvoir d'achat de l'autre côté de la rue. Elle s'admirait dans un écran qui affichait son reflet grimé d'un maquillage différent. Kyle ne put s'empêcher de chercher une différence foncière entre les deux, sans y parvenir. Devant lui, Yekaterina donna un coup de coude à Miranda.
— Eh, regarde ça ! Je crois que notre capitaine est en train de mater !
Kyle se détourna de la passante et revint à hauteur des deux rebelles.
— Pas du tout... Je n'arrive tout simplement pas à comprendre pourquoi toutes les femmes de Moscou sont à ce point prisonnières des cosmétiques.
— Prisonnières ? répéta Yekaterina, un nuage de condensation suspendu au bout des lèvres. Tu y vas pas un peu fort là, capitaine ?
— J'en ai pas l'impression. Comment on peut prendre du plaisir à ces « rituels de beauté » plus proches de la torture que de la détente ?
La jeune phœnix eut un rire interloqué.
— Non, là, tu pousses un peu ! Où est la torture, franchement ? Même moi, j'aime me maquiller ! Rien que là, je me suis mis un peu d'eye-liner, parce que c'est l'occasion de me chouchouter, de prendre soin de moi, de m'offrir un moment hors du temps !
— Avec des produits cancérigènes ? Des perturbateurs endocriniens ?
— Il y a de moins en moins de saloperies dedans... réfuta-t-elle sans conviction, faisant signe à un groupe de badauds de s'écarter de leur route. Moi, en tout cas, quand j'en ai l'occasion, ça me fait du bien. Ça va bien plus loin que le penchant frivole décrié par certains. Ce n'est pas un simple jeu de séduction et de d'apparence.
Miranda s'arrêta net.
— Bientôt, lança-t-elle en haussant l'un de ses fins sourcils blonds, tu vas nous sortir le fameux « Les femmes ne se font pas belles pour plaire aux hommes, mais pour elles-mêmes » ? C'est certainement l'un des mensonges les plus flagrants du patriarcat zombi : nous faire croire, à nous les femmes, que nous conformer à la vision de beauté idéalisée par les hommes est notre volonté. Si tel était vraiment le cas, comment expliques-tu une telle uniformisation ? Pourquoi as-tu appliqué ton khôl comme toutes les autres femmes de Moscou, des régions russes et du monde ?
Un soupir las et un haussement d'épaules lui répondirent.
— Si on se maquille d'une manière différente des autres, enchaîna Miranda, on ne se met pas en valeur. Si on se maquille trop, on est immédiatement cataloguée comme une fille superficielle, une vulgaire salope. Si on ne se maquille pas, nous ne sommes même pas considérées comme des femmes. Où est la liberté là-dedans, Yekaterina ? Où est l'expression ? Où est l'affirmation de soi ?
— Je... Oui, bien sûr...Mais... si tu as raison, le problème vient pas du maquillage.
— Effectivement. On nous apprend dès notre plus jeune âge que le naturel pour une femme ne peut être que laid. Que la beauté ne réside que dans l'artifice. On masque nos odeurs. On transforme nos peaux en carapace de crème et de poudre. On éradique le moindre poil. Ceux qu'on épargne, nos sourcils et nos cheveux, sont domestiqués : redessinés pour les uns, lissés et colorés pour les autres. On peint nos yeux. On élargit nos hanches. On en vient même à s'injecter du plastique dans le cul, les seins et la bouche, toujours plus, plus et plus, quitte à frôler le grotesque, dans une caricature de la féminité qui n'est désirable qu'aux yeux de ceux qui ont été gavé à ce mythe.
— Comment on peut accepter d'être gavé avec une telle merde ? s'indigna Kyle.
Miranda fit un pas de côté, dévoilant un écran publicitaire pour une marque de yaourt. Le flux d'images exhibait une femme irréelle et presque nue. Elle n'existait tout simplement pas. Le modèle photo avait été tellement « amélioré » qu'elle passait du statut d'être humain à celui d'idéal impossible. Dans chaque écran, les mêmes critères se répétaient, omniprésents dans tout Moscou. Ils matraquaient constamment les esprits. Ils poussaient les femmes à vouloir ressembler à ces mascottes commerciales. Face à leurs inévitables échecs, elles se destinaient à devenir d'éternelles consommatrices avec la frustration comme moteur. Un homme prit la place sur l'écran. Lui était au volant d'une voiture. La même réflexion y était transposable.
— Mouais... grommela Yekaterina, lèvres pincées. Je connais la chanson : les méchants industrielles avec leurs publicités débilitantes... Sauf qu'ils nous obligent à rien. Personne nous braque un flingue sur la tempe pour mater leur dernier clip. Aucune violence pour nous faire baver devant leur dernière création. Rien qui nous oblige à suivre leur exemple. C'est nous qui le voulons, basta.
Le rouge monta aux joues de la rebelle.
— Et comment tu marches dans la rue ? Les yeux fermés ? Les oreilles bouchées ?
Elle désigna les nuées d'écrans disséminées tout le long de la rue.
— Comment tu fais pourcombattre ça ?! Ces pubs qui rentrent de force dans nos esprits pour les terraformer à leurs valeurs ? Ces manipulations dopées à la neurosciences pour être toujours plus impactantes sans que nous en ayons conscience ? Cette parole aux voix multiples mais au même discours ?
— Tu vas te terrer dans les Terres Désolées ?
— Non. En faisant ça, tu ne fais que fuir, pas combattre.
Les iris d'un bleu arctique de Miranda se posèrent sur Kyle.
— Sans vouloir te manquer de respect, capitaine...
— Ce n'est que la vérité,répondit-il en haussant les épaules.
— Et donc ?
Yekaterina, bras croisés sur la poitrine, tapait de plus en plus vite du talon sous le coup de l'impatience.
— Comment tu combats ta « propagande publicitaire » ?
— En comprenant comment elle marche. Sur quoi elle repose, quels sont ses fondements. Par l'instruction, l'éducation et la connaissance. Il faut aussi que de nouvelles paroles s'expriment, qu'elles viennent concurrencer le monologue mondial dans lequel nous sommes tous piégés, qu'elles nous offrent le choix. C'est ce que les Phœnix ont fait depuis leur arrivée à Moscou : donner à FSDL un vecteur d'expression, sans pour autant chercher à censurer qui que ce soit, en une liberté absolue de s'auto-déterminer.
Des plis mesquins froissèrent la peau mouchetée de tâches de rousseur de Yekaterina.
— Ah ! Voilà donc pourquoi madame l'ingénieuse a rejoint les rebelles ? Parce qu'elle avait pas le choix sous la fédération ?! Tu essaies de me faire rire, c'est ça ! Tu veux que je te dise qui n'a pas le choix ? Mais vraiment aucun choix ! C'est ceux qui se lèvent avant le soleil et qui vont coucher après lui, tout ça pour taffer comme des cons ! Ceux qui passe la moitié de leur vie dans des transports bondés, comme du bétail qu'on emmène à l'abattoir ! Qui se donne à fond, mais qui sont traités comme de la merde ! À qui on offre à peine de quoi survivre en leur demandant toujours un effort de plus ! Les Phœnix, putain, c'est la révolte ! C'est faire comprendre que soit les choses changent, soit ça va saigner ! C'est pas une question de petits privilégiés comme toi ! C'est une histoire de survie !
— Nos combats sont complémentaires, Yekaterina. Si on se révolte sans réflexion, ce ne sera qu'un coup d'épée dans l'eau.
— Tu veux dire que nous, les pauvres, on est trop cons pour réfléchir ?
— Quoi ? Mais non ! Je veux...
— Assez, intervint Kyle en s'interposant entre les deux femmes. On a perdu assez de temps. En avant.
Les trois rebelles reprirent leur patrouille le long des trottoirs chauffés de Moscou. Ils ne s'échangèrent plus aucun mot, évoluèrent en silence dans la clameur de la gigapole. Kyle n'avait pas perçu à quel point certain membre de la meute, comme Yekaterina, nourrissait de l'animosité envers Miranda. Pour eux, l'ingénieuse incarnait une représentante de la « classe supérieure ». Elle n'était pas des leurs, ne pouvait donc pas les comprendre. Sans s'en rendre compte, ils succombaient à l'emprise de l'invention des classes sociales qui n'existaient que pour diviser.
Il ne réalisa être de retour dans le Parc Ostankino qu'à l'instant où ses bottes crissèrent dans un épais tapis neigeux. La tour en forme de fusée effilée grossissait à chacun de leur pas. Le périmètre de sécurité et le reste de la meute apparut de derrière un bosquet. Chacun pressa l'allure, impatient de retrouver un peu de chaleur.
Ils s'arrêtèrent subitement d'un même ensemble.
Un individu avait forcé le barrage de sécurité. Il courait en direction de la tour. Trois de leurs frères de meute parvinrent à l'encercler. Ils le plaquèrent au sol, luttèrent pour l'immobiliser. Un hurlement indistinct déchira l'air glacé. Les quatre hommes se pulvérisèrent dans un nuage de feu, de sang et d'acier.
Un attentat...
La Place Rouge, le parc Gorki et le stade Loujniki furent eux aussi, presque simultanément, la cible de kamikazes. Les victimes, civiles comme rebelles, se comptèrent en centaines. Une chape d'horreur se referma sur Moscou. Apprendre que les auteurs de ces actes n'étaient même pas des fédérés infiltrés, mais des civils fanatiquement dévoués à l'union mondiale ne fit que la sceller d'un ciment de paranoïa.
La meute, elle aussi, fut emportée par cette vague d'horreur sidérée. Pour la plupart, c'était la première fois qu'il voyait de leurs yeux quelqu'un mourir. Il se rendait compte que, sans jamais avoir mis un seul pied sur un champ de bataille, trois d'entre eux étreignaient déjà la mort. La réputation de la meute – prête à tous les sacrifices pour la victoire – ne leur paraissait soudain plus aussi glorieuse. Elle les remplissait de terreur. Elle les frappait avec brutalité, en la promesse d'une agonie imminente.
Kyle se devait de réagir.
— Que sommes-nous ?
Sa question rebondit contre les troncs des arbres du parc Ostankino. Les nuages de buées s'envolaient de sa bouche pour flotter au-dessus d'un lac gelé. Pourtant, l'écho de sa voix ne paraissait pas capable de se frayer un chemin vers les vingt-deux membres de la meute, tous alignés devant lui dans la neige.
— Qui sommes-nous ?!
Quelques uns déglutirent, les autres restèrent pétrifiés.
— Nous sommes l'élite des Phœnix ! répondit-il en dévisageant chacune des statues humaines. Que vous soyez un chien revenu de l'enfer ou un chiot qui attends son baptême du feu, qu'importe ! Les missions les plus périlleuses, les plus vitales de notre révolte nous attendent ! La défense d'Ostankino en est une ! Notre échec peut signer la fin de tout ! Alors nous n'avons... nous n'aurons pas le droit à l'erreur ! Nous n'aurons pas le droit de faillir ! Nous n'aurons pas le droit d'abandonner ! Nous devrons nous battre ! Lutter jusqu'à notre dernier souffle, comme vienne de le faire Aymeric, Izaël et Shanti !
Le rappel des disparus, aussi tranchant qu'une lame, éviscéra les poitrines. La colère, la peine et la tristesse qui s'insinuèrent par les plaies béantes insufflèrent une bride de vie dans les sculptures de désespoir.
— Aucune perte n'est vaine ! Chacun de nos sacrifices nous rapproche de la victoire finale ! De la libération de l'humanité ! De la délivrance de notre monde ! Des idéaux qui vous animent ! La meute n'a jamais reculé face à la mort ! Notre meute en fera autant !
Kyle marqua une longue pause, gonflant ses poumons de l'air glacé de Moscou. Une ondée de peur en profita pour couler sur la ligne d'hommes et de femmes : leur pire crainte – de n'être que de la misérable chair à canon – s'apprêtait à être confirmée.
— Mais elle ne le fera pas à n'importe quel prix ! Nous ne sacrifierons pas les nôtres sur l'autel de la réussite ! Nous surmonterons les épreuves telle une véritable meute ! Vous ne serez jamais seul ! Vous m'entendez ? Jamais ! Toujours, nous serons unis ! Soudés ! En un bloc de fusion ! Ensemble, nous vaincrons l'impossible ! Ensemble, nous repousserons la mort ! Ensemble, nos crocs se refermeront sur la gorge de la Fédération ! Et alors, ensemble, de chiens, nous deviendrons des loups ! Car nous sommes la meute !
Les rebelles relevèrent la tête. Leurs yeux s'embrasèrent d'une farouche détermination. Les visages se galvanisèrent d'espoir. Miranda Azarov, dans un irrépressible sursaut de vitalité, attrapa Yekaterina et Pavel par les épaules, criant à gorge déployée :
— Pour la meute !
Ses frères et sœurs de meute l'imitèrent, se lièrent en un pack insécable, s'attirèrent les uns contre les autres. À sa voix gracile, s'unit celle de son capitaine, puis du reste de la meute. Le cri de ralliement se libéra de chaque cage thoracique, se transforma sous les coups de burins des trachées, s'amplifia pour vibrer jusqu'aux cieux :
— UNIS POUR SURVIVRE !
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