Chapitre 17 : Quand les mots deviennent des armes

La pelouse du stade Loujniki s'inondait peu à peu de la rose lumière aurorale. Le soleil affleurant les gradins opposés transformait l'obscurité de la nuit en ombres filiformes. Les éclatants îlots enflammés qui parsemaient les ténèbres en archipel de feu n'étaient plus que de fragiles points incandescents, évanescents. En récif de toile, les tentes recouvraient la moindre trace de gazon. Les rebelles les plus matinaux s'activaient dans cette caserne de fortune, attisant les flammes des bidons rouillés, faisant cuire une maigre pitance, récoltant une tiédeur incapable de réchauffer leurs os glacés.

Kyle les regardait sans les voir, d'en haut, à travers la baie vitrée et le confort des locaux chauffés du stade. Prostré sur sa couchette, dos au mur, regard dans le vide, il n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Il ne pouvait pas. N'y arrivait pas. Il perdait le fil de la réalité, comme si un trou noir l'avalait pour le recracher en un autre lieu et en un autre temps. Il ne se rappelait même pas comment il était revenu à Moscou. Il se souvenait bien du bain de sang dans le parc puis... puis il avait été téléporté ici, comme ça, sans aucune transition. Il ne parvenait à repêcher dans sa mémoire le moindre indice sur la manière dont il s'y était pris. Il n'en avait pas eu le temps. Une brochette d'officiers l'observaient. Ils l'avaient questionné au-delà du vraisemblable, creusant sans la moindre pitié dans ses réponses laconiques pour en extirper une pauvre bride de mots supplémentaires, le replongeant dans la tourmente du massacre, rejouant encore et encore la mort de ses frères et sœurs de meute. Lorsqu'ils eurent obtenu leur saoul de détails, en ces mots, ils fracturèrent une nouvelle fois l'esprit de Kyle :

— Vous êtes, aux dernières nouvelles, le seul survivant de l'opération. Félicitations.

Il s'était retenu de vomir sur les chaussures de la colonel venue lui serrer la main. N'y était parvenu qu'une poignée de secondes. Depuis, il attendait sur sa couchette. Il craignait un autre black-out, une crise de larmes, une série de tremblements ou un accès de fureur, plus violents que les autres, qu'il ne parviendrait pas à refouler, à masquer face à autrui. Un coma éveillé enveloppa son esprit dans un néant absolu, si bien que sa promotion au rang de capitaine de la 56ème section – ou de la meute pour les intimes – ne s'accompagna d'aucune réaction.


L'hiver souffla son haleine glacée sur Moscou, recouvrant les toits et les rues sous la neige et les façades des bâtiments de givre. Le ciel se voilait d'un éternel rideau de coton grisâtre, investi de la volonté de dissimuler le soleil à jamais. Le froid s'insinuait partout, vitrifiant la moindre trace d'eau, rigidifiant les tissus, se déposant en pellicule de glace sur les sourcils et les cheveux. La morsure brûlante du gel attaquait peau et poumons, menaçait de transformer toutes formes de vie en glaçons.

Heureusement, le courant fut rétabli. L'énergie coula à flots dans les veines de la gigapole. Elle se réchauffa, s'éclaira et ressuscita en un soupir de soulagement commun. Les routes et trottoirs – grâce à leur système de chauffage interne – tracèrent de noires lignes dans les infinies nuances opalescentes, ivoirines et laiteuses des derniers jours. Les transports électriques se remirent en marche. Les travaux de déblaiements et de réparation s'accélèrent. Les écrans s'illuminèrent le long des rues, les haut-parleurs psalmodièrent, les signaux lumineux guidèrent et les capteurs s'interconnectèrent.

La population retrouva avec plaisir sa ville intelligente : une douche bien chaude, une température auto-gérée, une facilité et une fluidité de déplacement inégalées parmi les réseaux de transport, la propreté immaculée garantie par les robots domotiques, la libération de toute charge mentale par les assistants virtuels individuels, les décisions suggérées par des algorithmes cryptiques, les interdictions susurrées avec la douceur de précaution, les rails préformatés de leur in-existence... Les moscovites s'empressèrent de renouer avec cette « intelligence citoyenne », poussés par la voracité d'un abstinent en plein sevrage. Ils se ligotèrent de leur plein gré dans le maillage de fibres optiques de la cité, eurent l'illusion de retisser le lien aux autres, au monde et au réel rompu par l'absence d'énergie, sans se rendre compte que c'était justement ce cocon technologique qui les en coupait. Sans se rendre compte que, de l'énergie, ils en avaient eu à foison quand ils se réunissaient chez eux, sur les paliers, dans les parcs ou sur les places pour organiser des réseaux d'entraides, directs, avec la chaleur humaine comme seul conducteur. Sans se rendre compte que le lien à eux-mêmes, aux autres et au réel, ils n'en avaient jamais été aussi proches qu'en ces instants dramatiques où la survie les avait poussé à se souder ensemble, à trouver des solutions collectives, à partager et troquer le nécessaire de tout-à-chacun, en un élan de solidarité naturel à l'humain – à l'animal, au vivant, à la nature même ! – que tout empire s'était efforcé de diviser en myriades de faisceaux inaptes à s'indigner, se soulever, se révolter pour un « autre » factice, devenu ennemi par les miroirs de la peur, du conformisme et de l'idéologie. Des miroirs que la Fédération rendaient parfaitement invisibles, impalpables, impossibles à briser par le filtre de ses médias, le confort ouaté de sa technologie et une économie débridée dont les mythes n'étaient que barreaux, les croyances des barbelés.

Ces prisons de verre, Enmyo les fissura sous le tempo aérien de sa voix de harpe. Elle résonna, partout dans Moscou, un peu à travers le monde, par le biais du terrain des ondes nouvellement conquis par les rebelles, et les bris de glace ruisselèrent :

» Terrien et Terriennes,

Moi, Enmyo, leader des Phoenix, prends aujourd'hui la parole pour défendre notre combat. Contrairement aux mensonges distillés par les représentants de la Fédération Terrienne, nous ne sommes en aucun cas des terroristes. Nous ne sommes pas des brutes sanguinaires. Nous ne sommes pas plus des monstres assoiffés de chaos. Nous, phœnix, sommes des hommes et des femmes, unis par la conviction qu'un autre monde, un monde plus juste et équilibré, est nécessaire. Nous ne sommes rien d'autre que des rêveurs, investis de la volonté de muer les désirs en réalité.

Ces rêves ne sont pas différents des vôtres. D'ailleurs, leurs rémanences défilent de temps à autre dans vos boulevards en cortèges de manifestations. Ils réclament plus d'équité, plus de sobriété, plus de justice, plus de liberté, plus de transparence, plus de cohésion, plus de respect ou encore plus d'intégrité. Mais qu'importe la légitimité, la souffrance ou la réalité de ces rêves, ils seront purement et simplement ignorés. Si, par frustration et par désespoir, ils commençaient à s'agiter, à faire entendre leur voix, à représenter l'ombre d'une contestation, alors ils finiront broyés sans la moindre hésitation par une violence légale toujours plus brutale.

Sauf que les rêves ne meurent jamais. Parfois, ils se transforment. Parfois, ils migrent. De nombreux rêves mutilés, disloqués et éborgnés ont trouvé refuge dans les Terres Désolées. Ils y ont pansé leurs plaies, ont grandi, se sont communiés à d'autres et ont expérimenté des utopies communes qui prouvaient que vivre – et de surcroît vivre mieux – en dehors de l'hégémonie fédérée était possible. Des entorses à la vérité mondiale qui n'ont pu être tolérées. Les porteurs de ces rêves, trop loin du regard de l'opinion publique, ont été purement et simplement exterminés. La Fédération a commis un génocide dans nos angles morts.

La violence n'a jamais été l'apanage des rêveurs, des marcheurs pacifistes et des explorateurs de liberté. Elle n'appartient qu'aux empires despotiques, aux forces de l'ordre aveuglées par de faux mythes et aux tyrans dont le seul capital qui vaille n'est qu'économique. Par le pouvoir de ses lobbys qui court-circuite les systèmes de prises de décision, les classes politiques ne sont plus qu'un parti unique ; la démocratie, une façade ; votre pouvoir, une illusion. Depuis trop longtemps, vous vivez dans les cages du cirque de l'intérêt privé grimé en gradins de l'intérêt public.

La Fédération a déjà bradé aux plus offrants votre liberté et votre pouvoir. Elle n'a plus rien à défendre, plus rien à protéger, plus rien à vous offrir. Elle en est même venu à vous dépouiller de votre avenir. Il est temps de le reconquérir. Tel est le rêve des Phœnix. Tel est le vôtre. Tel est nôtre rêve.


Sitôt les dernières harmoniques du leader rebelle envolées, la Fédération les supplanta par sa sempiternelle ritournelle : « Notre Union Mondiale est la seule à pouvoir garantir paix, sécurité et prospérité ». Les déductions d'experts médiatiques sur Enmyo suivirent. Ce flot unanime d'incompétence uniquement guidé par l'appétence d'audimat s'évertua à le dénigrer en un fou furieux. Un psychopathe qui dissimulait sa nature profondément manipulatrice sous un vernis poétique, qui cautionnait ses pulsions destructrices par une idéologie onirique, qui flattait son égo surdimensionné par des mensonges iniques. Preuve en était l'absence absolue de remord à l'égard des moscovites tués par les Phœnix, des affabulations sur des génocides qui n'avaient jamais eu lieu, de cette tendance à se prophétiser en sauveur de l'humanité.

La contre-attaque rebelle se résuma à un déferlement de vidéos sur le net. Les cadavres calcinés des Terres Désolées furent exhibés aux yeux du monde parmi les décombres de champs de bataille, avec des douilles ensanglantées sur le sol, sans jamais apercevoir un seul médecin, seulement des bourreaux mécaniques. Les carnages, les charniers, les brasiers tournèrent en un infini manège d'atrocités, en une preuve irréfutable du crime contre l'humanité, qui s'acheva par cette citation : « Un combattant de la liberté apprend de façon brutale que c'est l'oppresseur qui définit la nature de la lutte, et il ne reste souvent qu'à l'opprimé d'autres recours que d'utiliser les méthodes qui reflètent celle de l'oppresseur. »

La Fédération Terrienne eut beau hurler à la désinformation et à la « fake news », le doute s'immisça dans l'esprit des citoyens et citoyennes fédérés. Une frange des moscovites adoptèrent l'or et le feu des Phœnix tandis que l'animosité latente de la gigapole s'émoussa. Les sentiments dominants, sans pour autant leur devenir favorables, se teintèrent d'une prudente curiosité. Les rebelles avaient remporté la première bataille de cette versatile et périlleuse guerre de l'information.

***

— Eh ! C'est lui ? J'hallucine pas, c'est bien lui !

— Mouais... J'sais pas... Il lui ressemble, t'as raison...

— Non mais t'es aveugle ? C'est lui, j'te dis ! Le survivant ! Le héros des Phœnix !

— Il a raison ! C'est ouf !

— Faut qu'on lui demande un selfie ! Obligé !

— Grave ! Ce serait trop chantmé !

La bande d'adolescents galopa vers les clôtures ceinturant la Tour Ostankino. Un colosse à la peau de bronze s'interposa. Le géant barbu, comprimé de toute part dans son armure de cuir, leur fit comprendre d'un simple grognement d'ours qu'il valait mieux déguerpir. Les jeunes ne se firent pas prier.

— Qu'est-ce qu'il voulait ? s'inquiéta une autre rebelle.

— À ton avis, Yekaterina ? Des groupies pour le capitaine !

Kyle ne put retenir une exclamation d'irritation et préféra prendre ses distances. Il s'enfonça dans l'obscurité au pied de la tour de télévision et de radiophonie d'Ostankino. La meute, toujours considérée comme la meilleure escouade rebelle, avait été chargée d'en assurer la sécurité.

Il leva les yeux vers la colonne de lumières bariolées, si démesurée que sa pointe paraissait capable de crever le voile de la nuit. Ses émissions, quant à elles, lacéraient celui bien plus aveuglant de la propagande fédérée, tel un scalpel guidé par des voix rebelles. Plus précisément, par la petite équipe de FSDL et sa fameuse journaliste anonyme.

Grâce à leur aura, ils s'étoffèrent en une rédaction où la seule réalité admise était celle du terrain. Ils apprirent à leurs confrères qui les rejoignirent à relever la tête, à briser les chaînes de l'autocensure, à oser dévier de l'opinion publique, de celle du gouvernement et de ses « riches bienfaiteurs ». Cette cinquantaine de passionnés retrouvèrent avec plaisir l'essence de leur métier qui avait été confisqué depuis des décennies : être l'œil de la société, rendre la vue à une démocratie à l'agonie. Et ils le firent avec une telle probité, un tel refus que leur laisse ne quitte les mains d'un maître pour ceux d'un autre, qu'ils dénoncèrent avec la même virulence les exactions fédérées et Phœnix.

L'un d'eux, Jackson Nikouchine, par son expérience de reporter militaire, fut l'un des premiers à rejoindre la meute. Certes, il n'avait jamais réellement combattu, mais parmi les recrues qu'on avait proposé à Kyle, il faisait partie de ceux avec la plus grande expérience de la guerre. La plupart des vétérans avaient péri dans la défense de Moscou. Kyle avait tenté de retrouver Vassili, Guzel ou même leur major pour leur proposer de le rejoindre. Après tout, ils avaient été les seuls phœnix avec lesquels il s'était lié, à l'exception bien entendu de la meute. Tous les trois avaient été emportés. Ne restaient plus que des recrues fraîchement enrôlées : Yekaterina Suleïeva, une pompière ; Samuel Pitt, un garagiste ; Miranda Azarov, une ingénieuse ; Ezio Dellavalle, responsable de caisses automatiques ; Pavel Nowak, brancardier ; Aldiyar Saakachvili, boulanger. S'ajoutaient à eux douze anonymes dont Kyle n'avait pas encore retenu le prénom, mais tout aussi inexpérimentés que les premiers. Puis ... il y avait ce « Neck ».

Le géant à la peau de bronze n'avait aucun autre patronyme que ce surnom. Selon ses fichiers, il n'avait jamais voulu ne serait-ce que donner son vrai prénom. Ses anciens supérieurs le soupçonnaient de couvrir ainsi un lourd passé criminel, et il était impossible, à le regarder, de savoir quelle était la part de vérité et de fantasme : l'espace d'une seconde, Neck ressemblait à un ours avec sa barbe hirsute, sa démarche un peu balourde et son flegme passif. À la vitesse de l'éclair, il se transformait en un enfant vif et curieux, émerveillé par la moindre broutille. Encore une seconde de plus, et se tenait devant vous un ogre assoiffé de carnage, aux gestes brutaux et au sourire de psychopathe.

Il n'était jamais resté plus de quelques jours dans une unité. Personne n'en voulait. Personne ne se sentait à l'aise à ses côtés. Kyle avait accepté de l'intégrer à la meute du bout des lèvres, sentant que ses supérieurs lui refilaient cette « force de la nature » pour s'en débarrasser. Le temps avait confirmé son impression.

Pour toutes ces raisons, les rumeurs qui présentaient la meute comme invincible lui paraissaient bien présomptueuses. Quand à lui, les autres rebelles, les moscovites et les médias lui avaient imposé de nombreux sobriquets, tous plus ridicules les uns que les autres : le spectre de Moscou, le survivant, l'âme des Phœnix ou le héros de la meute étaient ceux qui revenaient le plus souvent. L'engouement pour sa personne décupla suite à une interview prise à la volée où, à la question « Capitaine Godraon, que vise la révolution des phœnix ? », il avait répondu du tac au tac, en s'inspirant de Sophie « de ne justement pas être une révolution, mais une évolution. »

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