Chapitre 16 : La mort aux trousses (2/2)

Il hurlait. Il hurlait à s'en claquer les cordes vocales, perdu dans un ouragan aux eaux de métal, aux foudres de feu, à la bourrasque de mort. Ses yeux voilés d'une absence de raison se détournèrent du corps de Ulrick Mercier pour se poser sur les innombrables cadavres de tous ses frères, toutes ses sœurs de meute.

Il était seul. Le dernier survivant. Tous les autres... morts...

Une volée de balles lui rasa le crâne. Il se jeta ventre à terre dans la poussière, par pur automatisme. Il rampa jusqu'à la bouche d'égout. La souleva en un hennissement bestial. Un gouffre fétide se dévoila. Il se laissa couler sur l'échelle. Une explosion ébranla le sol. Les secousses et la précipitation paniquée lui firent louper une traverse. Il bascula dans le vide. Se cogna contre une paroi. Percuta une eau glaciale.

Il s'agita furieusement pour crever la surface. Se rendit compte avoir pied. Se redressa dans l'air vicié des égouts. Regagna à tâtons une berge dans la putride obscurité. Se hissa au sec. Un mur lui permit de reprendre son souffle. Ses yeux s'habituèrent aux ténèbres, parvinrent petit à petit à en faire reculer le voile. Il vit alors ses mains. Son armure de cuir. Son corps entier. Dégoulinant d'un pourpre morbide.

Il ne put s'empêcher de scruter l'eau des égouts. Aux rejets putrides de la cité se mêlait le sang des morts. Coulait ici les dernières brides de vie de Hunter, La Mitraillette, Toundra, Lumière, Boum, Omega, Lemmings, La Boule, DuGland, de son capitaine et de tous les autres. Les genoux de Kyle ployèrent sous cette atroce vision. Le contenu de son estomac se répandit sur le sol. Convulsivement, il frotta sa peau, son visage, les manches de son armure pour en chasser le sang. Plus il se rendait compte que cela ne servait à rien, plus il insistait, toujours plus frénétique, toujours plus furieusement, incapable de s'arrêter.

Une série de tintements métalliques se répercuta en écho dans le tunnel. Dans le faisceau de clarté vomit par la bouche d'égout, une silhouette descendait l'échelle. Une volée de lasers la perfora. L'eau sanguinolente l'engloutit pour la recracher à sa surface, inerte.

Kyle, tremblant, le souffle haché, refusa d'attendre de discerner s'il avait abbatu un fédéré ou... l'un de ses compagnons de meute. Il bondit. Ses jambes se mirent en branle. Ne le guidait plus qu'une peur primaire. Elle le portait toujours plus loin, toujours plus vite. Rien n'aurait su arrêter sa fuite effrenée. Ni les muscles menaçant de se déchirer sous l'effort, ni les poumons en feu se contractant douloureusement pour aspirer une précieuse lampée d'oxygène, ni le coeur percutant avec fracas ses côtes, pas plus que sa volonté en lambeaux.

Seul un cul de sac parvint à le stopper. Il s'immobilisa, retrouva un tant soit peu le contrôle de ses esprits. Il se fondit dans les ténèbres une éternité. Il s'efforça d'écouter, à travers les pulsations saccadées de son coeur saturant ses tympans, le moindre bruit trahissant d'éventuels pousuivants. Rien d'autre que le clapotis des écoulements et les piaillements plaintifs des rats. L'infect remugle lui collant à la peau était son unique compagnon en ces boyaux putrescents.

***

Dans une lointaine banlieue de Moscou, une plaque d'égout se souleva. Le rond d'obscurité en-dessous régurgita une tignasse de la couleur des chataîgnes puis une paire de sombres prunelles. Elles balayèrent la large avenue en tout sens, avec des soubresauts erratiques, en la fuite desespérée d'une bête traquée. Le moindre papier lévitant aux vents, la plus petite aspérité dans les façades blanches des blocs d'immeubles, chaque angle mort dissimulé par les rares voitures, un abribus ou le rectangle noir d'un écran publicitaire accrochaient ce regard névrosé.

Aucun signe de vie dans les environs.

Les folles caracoles des yeux s'arrêterent brutalement. La plaque d'égout bascula. Kyle émergea des souterrains et se coula immédiatement, moitié-rampant moitié-bondissant, en une ombre animale de vélocité, contre un lampadaire. Il jailissait d'un abri à l'autre, furtif et silencieux, glissant à travers les dépotoirs encombrant le bitume. Des armoires, des chaises, des pulls, des réveils, des valises, de l'électronique et tout un tas d'ustensiles quotidiens s'amoncellaient. Des brides de vies des habitants de ce quartier, abandonnées en cours d'exode vers la gare la plus proche. Pour la grande majorité des citoyens, les transports en commun constituaient l'unique moyen de déplacement. S'entasser dans des trains bondés avait donc été leur seule option pour fuir le combat entre la Fédération et les rebelles.

Une partie de la population jouissaient toujours d'un véhicule individuel, bien sûr, le plus souvent un énorme tombereau électrique autonome. L'urgence climatique avait contraint le gouvernement mondial à n'autoriser que ces transports « écologiques » – et accesoirement hors de prix – à rouler. Les priviligiés qui avaient pu s'offrir un tel mode de déplacement n'avaient ainsi eu besoin de ne rien changer à leur comportement, par la grâce de cette étiquette verte extirpée d'entrailles mensongères : les monstres de deux tonnes, bardés d'options futiles jugées essentielles, ultra-voraces en énergie, engloutissant les ultimes réserves de métaux à tel point qu'ils menaçaient de rayer de la surface de la Terre la presque totalité des éléments du tableau de Medenleïev, ne sauveraient pas la planète. Ce type de voitures éléctriques n'était qu'une des nombreuses facette de cette technologie "salvatrice" qui se contentait de déplacer les problèmes à plus tard, sans jamais remettre en cause notre appétit démesuré de facilité et de confort et, surtout, qui s'engonçaient dans le même triste modèle de surconsommation que les générations précédentes de véhicules.

L'une de ces automobiles, abandonnée dans un embouteillage qui n'avait jamais pris fin, gardait ses portes ouvertes, telle une invitation pour Kyle. Il sauta sur le siège du conducteur, referma la portière et appuya sur le démareur.

» Utilisateur Inconnu. Clé absente.

La voix froide et impersonnelle qui avait grincé du tableau du bord le fit sursauter. Il tenta à plusieurs reprises de forcer le démarrage, mais récolta à chaque fois la même litanie :

» Utilisateur Inconnu. Clé absente.

De rage, Kyle tapa du poing sur le volant.

» Empreinte vocale non identifiée. Violence détectée. Veuillez descendre et attendre les forces de l'ordre.

— Machine de merde...

» Vos propos sont enregistrés et constitueront une preuve à charge.

— Va te faire foutre !

Un mouvement attira l'œil de Kyle dans une ruelle. Il épaula aussitôt son fusil laser sur une silhouette chétive. Retint sa terreur d'appuyer sur la gâchette. Le pardessus boueux qui flottait devant une poubelle abritait une jeune femme. Une civile, sans défense. Elle l'aperçut à son tour à travers le pare-brise. Elle se figea, net et sec, leva les bras, en signe de reddition ou dans un réflexe instinctif d'auto-défense puis décampa à toutes jambes vers le fond de la ruelle.

Certainement une citoyenne qui avait choisi, coûte que coûte, de rester chez elle. Ou qui n'avait pu emprunter, faute de ressource ou de place, un train en partance vers la sécurité. Dans les deux cas, elle se retrouvait seule, abandonnée par ses pairs, piégée dans une ville autrefois son foyer et à présent fantôme. Combien de laissés-pour-compte se retrouvaient dans le même cas ? Combien se terraient dans les recoins de la cité ? Combien d'entre eux avaient péri dans le chaos des combats ?

» Veuillez descendre et attendre les forces de l'ordre.

Kyle poussa un sifflement hargneux. Il ouvrit la portière d'un coup de pied et, ventre à terre, disparut à la suite de la jeune femme dans le dédale urbain. La lueur du soleil dans le tapis cotonneux du ciel lui permit de s'orienter vers le cœur de Moscou. Il progressa sans encombre, évitant les grands-axes de toute façon déserts, jusqu'à déboucher sur un petit parc. Ses yeux s'écarquillèrent alors d'horreur, sa mâchoire pendit et ses genoux se dérobèrent.

Des cratères de sang ouvraient la terre et l'asphalte. De la bouillis de viande s'éparpillait parmi les vestiges de plastique coloré d'un toboggan. Impossible de rattacher ces mixtures informes à un être humain, de réaliser qu'il aurait pu devenir l'une de ces tâches rougeâtres sur le bitume, être disloqué en pièces détachées, vitrifié en carcasse squelettique, écrasé par un arbre en feu. Les batteries d'artilleries calcinées, en noirs tombeaux, en sombres mausolées, surplombaient le carnage.

En un battement de cil, un avion supersonique avait balayé une centaine de vies.

Et ce fut ce cimetière à ciel ouvert que choisit le premier flocon hivernal pour danser dans la brise. Il se posa avec douceur sur un pan de terre pourpre, appelant à lui ses pairs, comme si la nature, las de voir les hommes s'entre-déchirer, se chargeait d'enterrer leurs monstruosités sous sa laine immaculée.

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