Chapitre 15 : La meute (1/2)


— Entrez-là dedans, Godraon.

Kyle jeta un regard surpris au major Lkhagvasüren avant de reporter son attention sur la faille d'obscurité devant laquelle elle s'était arrêtée. La porte coulissante qui en condamnait l'accès avait été purement et simplement défoncée. Des rires sinistres et des grondements caverneux jaillissaient du néant.

— Bonne chance, Kyle, lança Vassili en lui tapant sur l'épaule. Tu vas en avoir besoin.

— Qu'est-ce tu racontes encore comme connerie ! s'exclama Guzel Synia, son éternelle sœur d'arme. C'est justement parce qu'il est expédié ici qu'il a déjà de la chance ! Tss... Je te jure. Enfin, merci pour la balade, mec.

Elle le salua négligemment et emboîta le pas à ses deux acolytes, de toute évidence pressés de quitter cette portion des souterrains. Kyle, décontenancé, tenta de percer du regard le voile de ténèbres. En vain. Il franchit l'embrasure béante. Ses yeux s'habituèrent à la pénombre. Des ombres s'animèrent tout autour de lui. Elles ne lui accordaient aucune attention, se contentaient de vaquer à leur occupation. Ici un bras de fer, là un jeu de cartes, ailleurs le nettoyage de fusils d'assaut. Les points incandescents de cigarettes volaient en une danse de feu follet, emplissant l'air d'une fumée acre, éclairant des visages couturés, disloqués, à l'âge et au genre indéterminable.

Une silhouette solitaire trônait au milieu de la pièce sur un morceau de banquette arraché d'un autre endroit. Le feu follet de sa main se porta à ses lèvres, révélant la plus lugubre de toutes ces gueules cassées : un amas de chair glabre aux traits tailladés, secs, abrupts. Un morceau d'os sculpté par la souffrance. Un crâne dont le peu de chair encore en vie exprimait folie, brutalité et fureur.

— Toi ! Ouais, toi, le trou du cul qui reste planté devant moi comme un con ! T'es le nouveau ?

Jamais Kyle n'avait entendu une telle voix. Elle percutait les tympans avec la force d'une avalanche de rocs, jaillissait comme de la limaille de fer, frappait en onde de choc. Elle s'extirpait d'une horrible bouche dénuée de lèvres, plus semblable à une faille tordue en un rictus dément qu'à un orifice humain.

— Je... bafouilla Kyle, interloqué, dans un soudain silence abyssal. Oui, je suis le nouveau...

— Dis-moi...

L'homme se redressa sur sa banquette pour l'observer de plus près. L'un de ses yeux reflétait bien plus la lueur de sa cigarette que l'autre : il n'était plus qu'une bille de verre sans iris ni pupille, nichée dans une orbite traversée par une atroce cicatrice. Un gouffre qui prenait naissance sur le crâne chauve, perforait un nez brisé, marquait de couture ce qui restait d'une joue et s'achevait en dessous d'une oreille déchiquetée.

— Qu'est-ce t'as branlé pour te retrouver catapulté ici-bas ? T'es un putain de branleur, c'est ça ? Un chieur dont on sait pu quoi foutre ? Qu'on nous refile pour s'en débarrasser vite fait bien fait ? À moins... à moins que tu sois comme nous.

— C'est à dire ?

— Un clébard qui a bouffé sa laisse, déchiré son collier. Fini la petite boule de poils bien obéissante, toute docile. Bienvenue les griffes et les crocs qui ont soif de sang. Brûle ta niche, égorge tes maîtres, retour à l'état sauvage. T'es un chien de guerre maintenant. Un putain d'enfer sur pattes. Tu te réduits plus qu'à une idée fixe, une obsession, une résolution : le déchaîner sur toute la crevure fédérée du monde.

L'homme se leva avec lenteur pour faire face à Kyle. Même en étant plus fin, plus sec et plus petit, il occupait bien plus de place, prenait infiniment plus d'espace, paraissait bien plus imposant. Le masque de mort qui lui servait de face se tordit encore un peu plus sous une grimace jubilatoire des plus funestes.

— Alors ? Chien de guerre ou branleur ?

— Ni l'un ni l'autre, répliqua Kyle, mal à l'aise sous le poids des vingts autres regards qui lui pesaient sur la nuque. Et vous êtes qui, d'ailleurs ?

— Me vouvoie pas, petit chiot... murmura l'homme avec une inflexion doucereuse. Ici, tu es dans la meute. Pas besoin de toutes ces conneries avec nous. Après, même si on est entre clébards, je reste quand même le mâle alpha. La prochaine fois que tu me réponds, fini ta phrase par un « alpha » ou un « chef » ou t'auras plus jamais l'occasion de l'ouvrir.

Il traça dans l'air une traînée rougeâtre avec sa cigarette à hauteur de la gorge de Kyle en un geste des plus équivoques. Puis la luciole incandescente acheva son vol en englobant les silhouettes spectatrices.

— Ici, tout le monde connaît sa place. C'est comme ça que ça roule. Pas d'embrouille. Pas de blabla inutile. On fonce. Droit, direct, efficace. Toujours ensemble. Que ce soit pour te vider une bouteille de gnôle, taper le carton, bouffer de la ration périmée ou dépecer du fédéré, on reste soudé. Lié par la hargne, l'envie de tout niquer, à s'en oublier, à plus exister. Il y a que la mission qui compte. Je m'en contrefous de savoir si c'est du suicide ; ce sera toujours du suicide. Je m'en branle encore plus que la victoire s'arrache dans la sueur, le sang et les tripes ; la victoire, on l'arrachera, quitte à en crever. Et quand viendra ton tour de clamser, que te suivent le plus de charognes fédérées.

Des acclamations sauvages explosèrent en aboiements de chien, se prolongèrent en une ovation brutale, assourdissante, déchaînée. Perdu au bout milieu de ce chaos de trépignements et de beuglements, Kyle, atterré, ne parvenait à croire dans quel merdier il s'était encore fourré. Aucune place ne l'attendait en ces sombres ténèbres, dans cet abîme primaire, parmi cette meute humaine. Il recula vers la porte de lumière. Fut stoppé par l'une des silhouettes qui s'accrocha à sa manche.

— Avant de te barrer, écoute ce que j'ai à te dire. Viens t'asseoir avec moi.

L'inconnu l'entraîna sur une table à l'écart, jeta un coup d'œil à son chef qui était depuis longtemps retombé sur sa banquette puis se pencha pour murmurer à travers les échos des dernières exultations :

— L'alpha est pas franchement le capitaine le plus tendre, je sais.

— Non, sans déconner.

— Ouais...

La voix était jeune, possédait encore toute la fraîcheur de l'enfance.

— Pour être franc, même moi, je sais pas si je l'aime ou si je le déteste. Mais on s'en fout, ajouta-t-il en haussant les épaules. Parce que ce type, je le respecte, et ça, c'est encore plus important.

— Et comment l'a-t-il gagné, ton respect ?

— Parce qu'il est toujours en première ligne, avec nous. Il nous balance pas ses ordres par radio, le cul bien à l'abri. Les premiers tirs, c'est lui qui les envoie et qui les prends. Toujours la où ça castagne. Toujours à faire des trucs de ouf. Ce type... franchement, je te jure, il est possédé. Il est pas humain. La hargne, qu'il appelle ça. Je sais pas comment dire sans que ça sonne foldingo, faut le voir pour le comprendre...

Un autre haussement d'épaules souligna toute l'étendue de son incapacité.

— Puis y a nous, reprit-il en jetant un regard oblique à ses compagnons qui vaquaient de nouveau à leurs occupations. Nous sommes la meute. Ici, t'as que les plus vénères des rebelles : évadés de prisons, déserteurs de l'armée, anciens flics, trappeurs des Terres Désolées, criminels en fuite et j'en passe. De toute façon, si t'es avec nous, toi aussi, la Fédération a dû te chier à la gueule, j'ai pas raison ?

— On peut dire ça, oui...

— Alors t'es à ta place ici. Fini de se faire écraser comme un clebs enchaîné. Avec nous, tu vas mordre et rendre coup pour coup. Ces enculés de la Fédération, ces bâtards des cités, on va tous leur rappeler qu'eux aussi peuvent souffrir ! Que nous sommes faits du même sang et de la même chair, des mêmes larmes et des mêmes cris ! Que toutes leurs montagnes de pognon, tous leurs murs de béton, toute leur technologie de merde, ça protégera pas leur gorge de nos crocs ! On va les faire percuter, qu'au final, nous sommes tous des chiens !

Les yeux du jeune homme brillaient dans le noir en deux orbes flamboyants. Un feu d'où des larmes coulaient. Les doigts qui retenait Kyle par le poignet serraient à s'en péter les jointures, sous le coup d'une fureur depuis trop longtemps refoulée, dont la brusque libération ne pouvait se faire que dans la souffrance et la violence.

— Ça va aller, chuchota Kyle, saisissant la main du rebelle juvénile dans la sienne, incapable d'étouffer l'élan d'empathie qui gonflait sa poitrine. Respire... Respire profondément. Et plutôt que de parler de la Fédération, parle-moi de toi.

— Je...

Le jeune homme s'essuya le nez d'un revers de manche.

— Je suis Spalière, chien de la meute. Le reste, tout le reste, n'a plus aucune importance.

— OK... Mais Spalière... C'est ton vrai prénom, au moins ?

— Oui. C'est ainsi que la meute m'a rebaptisé. Rapport à ce que je hausse pas mal les épaules, précisa-t-il en illustrant une nouvelle fois ses propos. Te bile pas. Toi aussi, peu importe comment tu t'appelles, nous te trouverons un nouveau nom.

Kyle ne répondit rien. Il observa la poisseuse et humide obscurité qui les englobait sans plus voir le moindre stigmate de folie. Ne régnait en ces lieux qu'une délivrance extrême. La rage de vivre y coulait en torrents, impétueux, indomptables, d'un liquide de pure énergie, qu'aucun barre-rage ne saurait retenir, pas même celui de l'instinct de survie. Le premier à avoir défoncé ses vannes, à avoir ouvertes celles de tous les autres, siégeait sur son morceau de banquette loqueteuse. L'ombre creusée d'un éternel rictus, le chef de cette meute, le capitaine Ulrick Mercier.

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