Chapitre 14 : Bienvenue et adieux (1/2)

— Il dort ?

Kyle releva la tête vers le rai de lumière qui s'infiltrait dans la petite chambre. Il ne put réprimer un bâillement, ce qui n'échappa nullement à Sophie.

— Il n'était pas le seul, on dirait, chuchota-t-elle amusée tout en s'approchant du berceau sur la pointe des pieds.

Kyle approuva d'un borborygme indéfinissable. Il étira ses muscles ankylosés, se frotta les yeux et se leva de la chaise pour se blottir contre sa compagne. Ils restèrent ainsi un long moment à contempler leur enfant dans la pénombre.

— Notre petit Vladimir... Qu'est-ce qu'il est beau, tu trouves pas ?

— Il tient de toi, c'est normal.

— Et comment ! On en est tous les deux réduits à porter des couches !

Que Sophie parvienne à plaisanter sur ses difficultés à se réapproprier son corps surprit agréablement Kyle. Depuis l'accouchement, qui remontait à trois semaines, elle alternait entre émerveillement, abattement et inquiétude. Ces montagnes russes émotionnelles plongeaient le plus souvent dans une noire déprime face à la perte de contrôle de sa vessie, de son ventre dégonflé comme un ballon de baudruche et de la fatigue qui ne relâchait pas son emprise.

— N'empêche, je trouve que Vlad sonne vraiment mieux, ne put s'empêcher de glisser Kyle. Ça fait un peu moins... solennel.

— Tu pourrais changer un peu de playlist ?

— Ce serait juste un surnom.

Elle poussa un soupir excédé et se pencha au-dessus de leur bébé.

— J'espère que tu seras plus mature que ton père !

— En tout cas, toi, tu auras la chance de pouvoir un jour quitter la maison, renchérit Kyle. Moi, je suis condamné à finir mes jours avec elle !

Un sourcil de Sophie se haussa.

— Et tu osais dire que c'était mes hormones de grossesse qui me rendaient insupportable ?

— Non, c'est aussi quand ta couche est pleine. Viens là que je te la change !

Elle s'échappa dans un rire, poursuivie par Kyle. Toutefois, ils revinrent bien vite sur leurs pas quand résonnèrent les vagissements de Vlad. Les deux parents le bercèrent avec tendresse sans jamais avoir été aussi heureux de toute leur vie.

***

La félicité d'être parent fut de temps à autre grignotée par la dure réalité d'élever un nourrisson dont le seul moyen de communication se résumait à hurler à pleins poumons. Au moindre bruit de sa part, ne serait-ce qu'un pet, ils se précipitaient, presque en panique, cherchant à en connaître l'origine et à en trouver la solution, culpabilisant de ne pas y parvenir. Puis ils apprirent intuitivement à répondre à ses besoins. Ils s'apprivoisèrent mutuellement, apprirent à vivre ensemble, tissèrent des liens en maille de petites joies quotidiennes. De source d'angoisse par la peur de mal faire, les changements de couches, l'allaitement ou la toilette se transformaient en nouvelle occasion de câliner, choyer et jouer en famille. Les nombreuses inquiétudes relatives à une tâche sur sa peau, à la couleur et la consistance de ses selles ou à la forme de son crâne se tarirent d'elles-mêmes face à l'évidence : le petit Vladimir se portait merveilleusement bien.

Il se transformait chaque jour un peu plus, passant d'un petit être chétif à un poupon bien potelé. Son visage rappelait déjà celui de son père, tandis que sa mère lui avait légué ses yeux émeraudes qui pétillaient de curiosité, sa peau diaphane et des cheveux plus noirs que la nuit. Hormis les cernes grandissants des deux parents, tout se passait pour le mieux. Ils flottaient avec délice en dehors du monde et du temps, emportés par une bulle de légèreté.

Cependant, cette bulle éclata abruptement pour Kyle à l'écoute d'une radio d'informations continues. Face à un prétendu nouveau pic de contamination, la Fédération Terrienne redoublait d'effort pour endiguer l'épidémie des Terres Désolées. La voix rauque et rassurante ajouta que les nombreux actes de violence commis à l'encontre des équipes de secours, en plus d'être absurdes, ne demeureraient pas impunis. Le chiffre des morts fut asséné,matraqué, agité tel un épouvantail en une danse anxiogène, faisant s'envoler toute question indésirable, rendant acceptable la plus basse soumission pour un bien commun illusoire.

Kyle n'en retenait qu'une chose : les machines reviendraient... ce n'était plus qu'une question de temps. Les phœnix, seuls à pouvoir les défendre en détournant l'attention de la Fédération Terrienne, demeuraient désespérément inactifs. La version officielle où ils avaient péri dans l'obscurité de leur cloaque aurait pu tout aussi bien être vraie, rien n'aurait changé. Au prochain passage des convois de ravitaillement, Kyle les enverrait paître : il refusait que les habitants des Terres Désolées se saignent les quatre veines pour ensuite le payer de leur sang dans une indifférence générale.

Mais avant qu'il n'en ait l'occasion, les Phœnix émergèrent enfin de l'Oural ; non aux yeux du monde, mais seulement pour les siens. Trois d'entre eux frappèrent à sa porte au lever du soleil, habillés tels des quidams des Terres Désolées. Kyle les reconnut sans peine. Il s'agissait du major Lkhagvasüren, l'officière aux aboiements de bouledogue, de Vitali Anvariovitch Dratchev et de sa compère rebelle.

— Que faites-vous ici ? s'exclama Kyle en un murmure.

— Nous somme là pour vous.

Le sang de Kyle se mua en glace. Il jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule des Phœnix. Les rares villageois déjà éveillés en cette heure matinale ne leur accordaient aucune importance. Il s'avança à l'extérieur, referma la porte d'entrée et resta un long moment silencieux, tête baissée vers le sol et lèvres mordues.

— Les Phœnix vont enfin agir ? demanda-t-il finalement à mi-voix.

— En quoi ça vous intéresse ? Vous trouverez une autre façon de vous planquer, j'en suis sûre.

— Parce que j'ai l'air de me planquer ?

— J'ai entendu parler de vous par les volontaires de votre village. Premier à exhorter les autres à combattre, dernier à le faire. La capture du général n'était qu'un simple coup de chance. Pire encore, sans nous, vous auriez fini truffé de plomb. Je ne comprends pas pourquoi notre cause aurait besoin de quelqu'un comme vous. Toute cette expédition n'est qu'une vaste perte de temps. Alors évitons d'en perdre encore plus en bavardages inutiles. Rassemblez vos affaires, nous partons sur le champ.

— Ai-je au moins le droit de dire au revoir à ma famille ?

— Je vous accorde deux minutes. Passé ce délai, je vous embarque à coups de pied dans le cul.

— Euh... intervint Vitali, vous êtes sérieuse, chef ?

— On est pas à dix minutes près, renchérit sa compère. Et puis franchement, même s'il lui faut une heure, ce sera toujours ça de plus à se dégourdir les jambes !

— Et à respirer de l'air frais !

Les bajoues de l'officière tremblèrent de rage. Elle s'apprêta à émettre une salve d'aboiements mais fut interrompue par les pleurs d'un bébé. Ses yeux se fixèrent sur une fenêtre du premier étage. Quand son regard se posa de nouveau sur Kyle, l'éclat de colère se musela de compassion.

— Faites au plus vite, marmotta-t-elle du bout des lèvres. C'est tout ce que je vous demande.

— Merci.

Kyle fit volte face. Il se mit en marche, le pas lourd, comme chaussé de bottes de plomb. Il luttait contre une implacable gravité pour décoller ses semelles de la terre, franchir la porte d'entrée, gravir les escaliers. Tout son être s'alourdissait d'un poids titanesque au fur et à mesure qu'il s'approchait de la chambre du petit Vlad afin, il s'en rendait bien compte, de retarder encore un peu cet inéluctable moment, si redouté, du choix. Ou plutôt de son annonce. Car il avait tranché en son for intérieur depuis plusieurs semaines, plusieurs mois même. Ne restait plus qu'à l'accepter, l'exposer et le partager.

Il bascula le battant dans un grincement. Apparut dans la lumière matinale Sophie allaitant Vlad. Elle comprit, à l'expression de son visage, que quelque chose s'était produit. Elle blottit le bébé au plus près d'elle tandis que des rides d'inquiétude vallonnèrent son front diaphane.

— Qui était-ce ?

— Les phœnix...

La voix de Kyle se fractura en éclats de verre.

— Ils... Ils viennent me chercher.

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