Chapitre 12 : À chacun sa place (1/2)

La base troglodyte des Phœnix était un labyrinthe de galeries où régnaient le froid et l'obscurité. L'intérieur se composait de béton, de roche et de métal, mais surtout de crasse, de rouille et de décrépitude. Les tuyaux s'effondraient, les peintures s'écaillaient et l'ensemble se recouvrait d'une poussière grasse et poisseuse. L'éclairage chiche peuplait ce monde souterrain d'ombres inquiétantes, rendues vivantes par les innombrables grincements, sifflement et hurlements du complexe agonisant.

Les quartiers d'Enmyo ne faisaient pas exception. La pièce exiguë empestait l'odeur rance de la moisissure et du renfermé. L'abandon vieux d'un siècle se palpait à travers chaque élément : sol, murs, plafond et mobilier – qui se limitait à une poignée de chaises et un bureau métallique des plus modestes – se sclérosaient de corrosion. Dans un coin, de minuscules stalactites en formation gouttaient sur des consœurs stalagmites. Les mousses et lichens proliféraient dans la démesure en une végétation luxuriante. D'ailleurs, avec une certaine surprise, Kyle se rendit compte que leurs foisonnants camaïeux de vert, de marron, de jaune et de bleu dessinaient racines, fougères, arbustes, troncs et frondaisons. La fresque forestière, une fois discernée, saisissait par son réalisme abstrait, à la fois si familière et pourtant fantasmagorique.

— Incroyable, ce que la nature peut accomplir... commenta Enmyo en interceptant son regard. À moins qu'il ne s'agisse de la simple propension de nos cerveaux à reconnaître des formes familières là où ne règne que l'aléatoire.

Kyle hocha de la tête, préférant croire en cette dernière version plutôt qu'à son impression que l'artiste-peintre (ou jardinier, en l'occurrence) s'incarnait en la personne lui faisant face. D'un rapide coup d'œil au reste des lieux, il nota la couchette défaite, un treillis de camouflage, un sabre, une paire de pistolets, une lyre, une guitare et une séries d'ouvrages où se trouvaient les poèmes d'Essayida Al-Ziwawiya et les essais philosophiques de Zoltan Wisniewsky – deux auteurs formellement prohibés et exécutés par la Fédération Terrienne.

Sophie avait donc raison en tout point, songea Kyle en reportant son attention sur le propriétaire de la chambrée : il tenait à la fois du leader, du rebelle, du philosophe, du poète, de l'artiste, de l'idéaliste et du soldat. Restait à savoir lequel l'avait convoqué dans ses quartiers.

— Mettez-vous à l'aise, monsieur Godraon, lança Enmyo en croisant lui-même ses longues jambes sur la surface rouillée de son bureau. J'ai bon nombre de questions à vous soumettre. À commencer par savoir comment se portent les Phœnix de votre village.

Perdu... Il s'agit du manipulateur.

Kyle, des élancements douloureux fourmillant dans son crâne et entre ses côtes, chut lourdement sur une chaise avant de relever la tête, une lueur farouche dans ses prunelles sombres, un pli de cynisme au bord des lèvres.

— Pourquoi me poser une question dont vous connaissez déjà la réponse ? Vous savez qu'ils sont morts. Vous les destiniez à ce sort. J'ai vu l'équipement de vos Phœnix à l'intérieur de cette base et au-dehors : des mitrailleuses lourdes, des grenades et des gilets pare-balles. Qu'avaient ceux qui défendaient mon village ? Des loques de cuir et des fusils de chasse... Vous les avez envoyés se faire tuer sous les balles et la torture pour faire croire que vous étiez un groupuscule sans importance, rien qu'une bande de chasseurs et de fermiers, afin d'euthanasier tout soupçon de votre piège chez le général Ethan.

— En effet, reconnut Enmyo en se raidissant imperceptiblement, telle était la véritable raison de leur mission. Pour autant, je ne les ai pas poussés dans un gouffre. Il n'y avait aucune urgence à les abattre. Rien qui ne justifiait de les tuer.

Kyle fit mine de cligner des yeux sous l'effet de la surprise.

— Enfin quelque chose que vous n'aviez pas prévu ?

— La cruauté humaine parviendra toujours à me surprendre, j'en ai peur.

Une sincère mortification brouilla les traits finement dessinés du leader rebelle.

— J'avais étudié le général Ethan sous toutes les coutures possibles. Par exemple, je devinais qu'il ne serait pas assez subtil pour changer une tactique ayant jusqu'à présent fonctionné : un groupe d'infiltrés pour ouvrir la voie, le gros de ses troupes pour écraser l'adversaire. Je savais sur quel levier appuyer pour lui donner l'illusion que nos causes concordaient. J'avais également entendu parler de sa réputation... « sulfureuse ». Je ne m'étais pas rendu compte à quel point elle était édulcorée. « Salopard » me paraît aujourd'hui bien plus adapté.

— Mais ce salopard vient de rejoindre le rang de vos officiers...

— Seulement à titre honorifique. Ceci, afin de flatter son ego démesuré. Il nous livrera bien plus aisément ses informations que si nous l'avions enfermé dans un cage. Je préfère, et de loin, ce genre de subterfuge à la torture.

— De toute évidence, grinça Kyle, ses mains se crispant convulsivement sur ses cuises, vous n'avez pas eu les mêmes professeurs.

L'allusion, à peine déguisée, aiguisa subitement le froid troglodyte dans la petite pièce. Enmyo déplia lentement ses jambes, se redressa sur son siège et trempa son regard d'acier dans celui ardent de Kyle.

— La Fédération Terrienne n'a pas toujours été l'empire de la norme, de l'ordre et de la sécurité. Il n'y a pas si longtemps encore, il était permis de croire en ses valeurs fondatrices. C'est à cette époque que je l'ai rejoint.

— Vous étiez sacrément naïf, commenta froidement Kyle en haussant un sourcil. Vous deviez avoir le même âge que moi lors de « la nuit de la tolérance ». Du jour au lendemain, les artistes, les sportifs, les penseurs, les influenceurs, les présentateurs, les journalistes, les politiciens, bref... toutes les personnes disposant d'un moyen d'expression prenaient le risque d'être taxées d'«incitation à la haine ». Une accusation qui sonne mieux que « censure de toutes les critiques, bâillonnement des esprits, purge de la différence ».

Un grognement écœuré ponctua sa phrase.

— Comment cette mise à mort de la liberté d'expression, qui n'a cessé de se renforcer en quinze ans, a pu vous tromper ?

— Elle ne m'a pas trompée, affirma sans sourciller l'être aux cheveux d'argent. Elle m'a au contraire alerté. C'était un signal que la Fédération Terrienne s'engageait sur un terrain glissant, qu'un basculement était en train de se produire. Je désirais comprendre pourquoi cette alliance, née du chaos de la troisième guerre mondiale, de cette toute-puissante volonté d'y mettre un terme pour qu'une quatrième ne survienne jamais, ne cessait de se militariser. Pourquoi cette union, réclamée par l'humanité, censée abattre les murs qui nous cloisonnaient, en construisait justement un, muant brique par brique le monde en une prison policière. Pourquoi cet empire, incarnation de notre espoir en le futur, projetait celui de ses propres enfants sur le champ de bataille. Pourquoi cette nation suprême, dont les fondations devaient être l'harmonie entre les peuples, niait toute différence, les gommait, les effaçait, les éradiquait, de la plus insignifiante à la plus identitaire, parfois par la force, toujours avec brutalité, dans une navrante confusion entre disparité et égalité.

« Voilà pourquoi j'ai rejoint la Fédération Terrienne, monsieur Godraon : comprendre, pour essayer d'infléchir ces tendances. Malheureusement, plusieurs années m'auront été nécessaires pour saisir toute l'utopie de mon ambition. Ces tendances sont devenues l'essence même de la Fédération Terrienne. Elle est condamné à les suivre, s'enferrant dans une violence et un contrôle de plus en plus exacerbés face à leur échec. Elle doit être réduite en cendres. Les phœnix sont nés de cette prise de conscience. Et nous voilà assis face à face, les yeux dans les yeux.

Du simple souffle de sa voix, Enmyo avait chassé la froideur par le feu de la détermination. Kyle en ressentait les agréables picotements tout le long de sa peau. Ses doutes sur le leader rebelle s'étaient envolés. Les phœnix ne pouvaient pas être une vaste supercherie montée par la fédération, comme il l'avait craint. Un usurpateur n'aurait jamais pu, de cette douce voix de harpe, déclamer la furieuse nécessité de leur combat ; pas avec cette fougue, cette énergie, cette conviction. Le cœur de Kyle s'en était abreuvé à foison, presque contre son gré, tel un morceau de bois sec plongé dans un lac d'abondance, pour se dynamiser d'un souffle de vie, pour rebattre à nouveau, pour tisser en fil d'espoir un futur alternatif à la triste réalité.

— En fait, articula Kyle au bout d'un long moment, peu importe d'où vous provenez. La seule chose digne d'intérêt, c'est que vous êtes bien celui que vous prétendiez être. Vous êtes le seul en mesure de renverser la Fédération.

Nous sommes les seuls à pouvoir le faire, le corrigea Enmyo avec l'un de ses sourires énigmatiques. Tout au plus ne suis-je que l'étincelle avant le brasier, l'impulsion avant l'envol, les mots avant l'acte. Les Phœnix ne se réduisent à personne, ils ne peuvent s'incarner que dans la communion, la fraternité et la pluralité. Toutefois, je vous remercie de votre confiance, monsieur Godraon. Et j'aimerais en profiter pour en revenir au but de notre entrevue : les quelques questions interrompues par notre digression.

D'un hochement de tête, Kyle signifia qu'il était tout ouïe. La première interrogation, de pure politesse, s'intéressa au sort de Sophie, de leur enfant et des habitants de Saned ; les suivantes s'ingénièrent à brosser un portrait des forces fédérées en réserve dans le village. Kyle y répondit de son mieux. Toutefois, il ne put que hausser les épaules quand les mystérieuses dénominations de « Genesis » et d'« asriens » refirent leur apparition.

— Je n'avais jamais entendu ces termes avant aujourd'hui. Pour dire, je ne sais même pas ce qu'ils signifient. Je devine toutefois que si vous y portez un intérêt, c'est qu'ils en ont un pour combattre la Fédération.

Enmyo approuva d'un lent mouvement de la tête.

— Genesis est un vaste projet de recherche sur les asriens. Le but originel consistait à les étudier afin de percer à jour leur secret, se préserver de leur influence et trouver une parade à leur pouvoir. Cependant, comme vous l'avez très certainement entendu, le général Ethan l'a dévoyé de cet objectif afin de se doter des moyens de renverser la Fédération Terrienne. Des moyens qui seront très prochainement entre nos mains.

— Et les asriens ?

Pour la première fois, les rétines d'acier furent secouées d'un soubresaut d'hésitation.

— Ils sont un... appelons cela un groupe, faute de mieux, extrêmement secret. À tel point que ce nom est un peu près la seule information fiable à ma disposition. Ainsi, plutôt que de se perdre en réflexions douteuses, laissons-les de côté, si vous le voulez. Nous y reviendrons en temps et en heure. Abordons plutôt mon ultime interrogation : êtes-vous prêt à nous rejoindre ?

La bouche de Kyle se contracta de manière involontaire en une grimace.

— Selon les termes de notre pacte, poursuivit le leader rebelle en faisant mine de n'avoir rien remarqué, vous nous rejoindriez en échange de la preuve que nous sommes en mesure de renverser la Fédération. Ce qui, si je ne m'abuse, est chose faite. Vous êtes donc dorénavant l'un des nôtres, monsieur Godraon.

— J'en suis ravi... souffla-t-il sans en avoir l'air le moins du monde.

De tous les dénouements possibles à l'assaut des Gorges Hurlantes, il n'aurait jamais pu imaginer celui-là. Et il ne savait qu'en penser. Enmyo était très certainement fou, mais c'était une folie qui confinait au génie, capable de lui fournir les moyens de lutter à arme égale contre la Fédération Terrienne. Devenir phœnix, c'était enfin l'opportunité d'assouvir les fulgurantes pulsions de destruction qui le prenaient aux tripes à la simple évocation de l'empire mondial. Une haine et une rage entretenues tout au long de sa vie par tout ce qu'avait entrepris, permis ou toléré l'union mondiale ; à commencer par l'ultraviolence de son père, le meurtre d'Irina, les monstruosités du domaine des De Valette et les massacres des TerresDésolées.

Puis, dans l'œil de l'ouragan vengeur, subsistaient l'envie de se battre pour un idéal, d'extirper l'humanité de sa placide léthargie, de rêver d'une utopie pour la transposer au réel. Se dressaient tels des rocs en pleine tempête le désir du renouveau, le souffle du changement et la flamboyance d'une renaissance. S'enracinait dans sa chair le besoin d'aérer ce monde hermétique, ce monde dans lequel il n'avait voulu trouver sa place, ce monde qui n'avait eu de cesse de le repousser toujours plus loin jusqu'à son ultime frontière, ce monde qui devra s'ouvrir de gré ou s'effondrer de force.

C'était donc un bel euphémisme de dire que la flamme de la rébellion crépitait dans la cage thoracique de Kyle. Son cœur se refusait toutefois à s'y embraser, noyé dans la peur moite et gluante d'abandonner Sophie et leur bébé.

— Quelque chose s'achève, quelque chose commence, commenta Enmyo en rompant le long silence, extirpant Kyle de ses pensées. Fort heureusement, la mission que je m'apprête à vous confier n'implique pas que ce soit nécessairement dans cet ordre.

— Que voulez-vous dire ? Quelle est cette mission ?

— Il est nécessaire que vous sachiez que les phœnix ne sont pas encore prêts à prendre leur envol, et ils ne le seront pas avant plusieurs mois. Ils nous faut patienter dans les cendres de ce bunker séculaire pour affûter nos serres et nos becs, parer nos ailes d'un épais plumage et attiser le brasier de nos corps. Nos vivres seront malheureusement insuffisants pour nous permettre de traverser cette période de préparation, même sans l'arrivée des forces du général Ethan. Il nous faut trouver des sources de ravitaillement, et telle sera votre mission, monsieur Godraon : vous écumerez les Terres Désolées à la recherche de la moindre aide possible. De la plus grande communauté au plus petit hameau, des caravanes marchandes aux ermites les plus reculées, vous devrez les convaincre de nous apporter leur soutien.

— Nous sommes en pleine taïga sibérienne, au bout milieu de l'hiver... se sentit obligé de rappeler Kyle. Ici, on crève souvent de faim même dans les belles saisons. On en est réduit à bouffer des racines et des orties ! Un peu de saindoux faisandé devient un festin ! Et vous comptez demander à ces gens au bord de la famine de nourrir votre armée ?

— Tout à fait, répondit sans sourciller Enmyo. Ce sont justement les gens dans le plus strict dénuement qui font montre de la plus grande générosité. L'habitude de ne rien posséder facilite de se libérer du superflu. Je suis certain que les donations que vous récolterez seront bien plus importantes que vos confrères affectés dans le sud, où la nourriture s'y trouve pourtant à profusion.

— Vous voulez dire...

— Que les chances de succès de nos émissaires sont bien plus importantes dans une région qu'ils connaissent et qui les connaît. Vous partirez sitôt remis de vosblessures. Je tiens à vous préciser que, pour trouver le repos entre deux tournées, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous retourniez dans votre village plutôt qu'en ce lieu reculé.

— Merci... souffla Kyle, les joues froncées d'un sourire impossible à réprimer.

— Vous me remerciez de vous confier une mission qui, selon vous, est impossible à accomplir ?fit mine de s'étonner Enmyo avec un éclat de malice. Soyez toutefois prévenu, monsieur Godraon, reprit-il plus sérieusement. Lorsque l'heure de notre envol sonnera, vous en ferez partie. Les détails attendront, je ne vous ai que trop retenu. Notre infirmerie et son personnel vous attendent, rejoignez-les au plus vite.

— Bien... chef.

Les sourcils argentés du leader rebelle se froncèrent.

— Mon nom n'a pas changé suite à votre enrôlement, monsieur Godraon.

— Bien compris, Enmyo.

Puis il se leva, ouvrit la porte rouillée et s'engouffra dans les obscurs souterrains sans un regard en arrière, sans un regard sur cet incroyable personnage assis devant une forêt de mousse. Il n'en avait aucun besoin pour se convaincre d'avoir enfin trouvé une place en ce monde.

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