Chapitre 11 : Trois pour le prix d'une

En silence, ils marchèrent dans les traces des fédérés ligotés et leur escorte de Phœnix. La falaise des Gorges Hurlantes se rapprochait à chaque pas, si titanesque qu'elle avalait une bonne partie du ciel même à plusieurs centaines de mètres de distance. Sa surface se truffait encore d'une multitude de canons braqués sur la marée humaine qui s'échouait à ses pieds.

Une précaution inutile : les seuls fédérés encore armés gisaient dans une boue de neige et de sang. Ils s'étaient sacrifiés, cédant tout comme l'adolescente à leur conditionnement sans faille, avec l'espoir insensé d'emporter au moins un ennemi dans la tombe. D'ailleurs, en dépassant les tâches carmines, Kyle se rendit compte qu'il s'agissait essentiellement des plus jeunes. Les survivants, quant à eux, s'alignaient face à la trappe. En culotte et débardeur, ils grelottaient de froid, obéissaient aux injonctions des rebelles, se soumettaient aux fouilles (bien que le peu de tissu porté ne puisse en aucun cas dissimuler la moindre arme) puis se faisaient ligoter afin d'être entraînés dans les ténèbres de l'ouverture.

Un seul être remonta le courant d'hommes et de femmes pour surgir des entrailles troglodytes. Son uniforme d'or et de feu attira l'attention des fédérés et le respect des Phoenix. Mais il les ignora. Il avançait droit devant lui, de sa démarche si aérienne et pourtant implacable, le vent sibérien balayant ses longs cheveux en volutes argentés, le cercle d'acier de ses rétines emprisonnant déjà le reflet du général Ethan en leur sein. Une fois face à face, l'un arborait un sourire paisible tandis qu'une sueur froide perlait sur le front du second.

— Bienvenu chez les Phœnix, général Ludwig Ethan.

— Vous savez qui je suis ?

Les yeux marécageux s'étrécirent en deux fentes pleines de fiel.

— Je ne m'attendais pas à ce qu'un vulgaire pécore me salue comme une vielle connaissance. Comment aurais-je pu imaginer que ma renommée avait atteint le trou du cul du monde ?

Si les rebelles grognèrent de mécontentement – l'officière prête à apprendre le respect au général à coup de crosse – Enmyo apaisa toute tension d'un simple geste de la main.

— Aussi modeste que les rumeurs le prétendent, commenta-t-il avec un amusement oscillant entre ironie et répulsion. Je suppose, en bon commandant, que vous avez pris la peine de vous informer à mon sujet. Non ? fit mine de s'étonner le leader rebelle face aux épaisses lèvres serrées de son interlocuteur. Alors sachez que je me nomme Enmyo, leader de la révolution Phœnix. Notre lutte libérera le monde des serres de votre glorieuse nation.

Les rictus sarcastiques d'Ethan et du reste de sa garde ne lui échappèrent nullement.

— Mais avant d'aller plus loin, major Lkhagvasüren, occupez-vous des ces soldats. Qu'ils rejoignent leurs frères et sœurs d'armes dans nos cellules. Et nous, général, nous discuterons ici même de votre avenir. Ceci afin de déterminer quelle « suite » nous devons vous préparer.

Le militaire se rembrunit. Ses yeux volaient de la trappe avalant des fournées de fédérés à son escorte d'élite en train de jeter leur gilet tactique et treillis de camouflage sous les ordres de l'officière. Ils s'attardaient sur les quelques rebelles qui l'entouraient toujours, passaient sur Kyle – qui ne savait où se mettre – pour systématiquement revenir sur Enmyo.

— Mon... avenir ? tiqua-t-il au bout de longues secondes, d'une voix encore plus traînante qu'à l'accoutumée. Qu'entendez-vous par là ?

— Je suis persuadé que, dès le départ, vous comptiez écourter notre révolution au plus vite. Je vous offre la possibilité d'y parvenir. Non en l'exterminant, car vous en êtes incapable, mais en la soutenant jusqu'à son terme. Devenez un renégat, général Ludwig Ethan. Que l'aigle se flamboie en Phœnix.

— Attendez... Vous... Vous vous foutez de moi, n'est-ce pas ?

Face à la dénégation des plus sérieuses, la grosse mâchoire pendit de stupeur. Elle se referma toutefois bien vite en une moue dédaigneuse.

— Vous êtes complètement timbré ? Je suis général, par le grand aigle ! Vous venez de le dire vous-même ! Un général ! Et pas n'importe lequel ! Je suis le héros que tout le peuple acclame ! Le visage de notre puissante armée ! Je suis un symbole ! L'enfant de la Fédération qui s'est élevé par le mérite jusqu'aux firmaments ! Et vous, pauvre taré, vous osez me demander de renier tout ce qui m'a fait ? De me trancher de mon être, ma chair et mon sang ? Jamais. Vous m'entendez ? Jamais je ne trahirai ma glorieuse nation !

— Votre « glorieuse nation » perd peu à peu le soutien de ses plus proches partisans. Les héros et les symboles ne font pas exception. Ils se détournent de son autorité, l'interrogent et la renient. Nombreux sont ceux à l'avoir déjà trahie, si ce n'est par les actes au moins par la pensée et le verbe. Mais je ne vous apprends certainement rien : vous en savez bien plus long que moi sur cet épineux sujet.

Le général Ethan fronça ses sourcils broussailleux. Il scruta un long moment Enmyo comme s'il le voyait pour la première fois. À plusieurs reprises, ses lèvres s'ouvrirent avant de se refermer aussi sec, sans le moindre son, tel un poisson extirpé hors de l'eau.

— Aucun traître n'échappera à la clairvoyance de notre chère Fédération, parvint-il finalement à grincer entre ses dents. Pas plus que la vermine terroriste. Et vous êtes de la vermine terroriste. Que vous ayez réussi à me capturer n'y change rien. Bien au contraire, cela ne fera que précipiter votre triste sort : dès lors que ma disparition sera remarquée, notre union mondiale enverra toutes ses forces pour me libérer. Votre coup d'éclat n'aura servi qu'à vous jeter dans la tombe.

— Rassurez-vous, général Ethan. Votre fédération... est déjà au courant.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le président Nikolaï connaissait le dénouement de votre mission avant même de vous la confier. Il vous a envoyé dans un piège.

— MENSONGE ! rugit Ethan, le visage cramoisi. POURQUOI M'AURAIT-IL PIÉGÉ, MOI, SON PLUS FIDÈLE GÉNÉRAL !

— Vous avez une bien étrange notion de la fidélité, lui rétorqua Enmyo, penchant la tête sur le côté comme face à un enfant particulièrement obtus. Il me semble que pour s'enorgueillir de ce titre, il est impératif de ne tremper dans aucun projet de putsch. Or, vous, vous y êtes noyé jusqu'au cou.

Un grognement méprisant fusa de la gorge du fédéré.

— Assez. Il suffit. Je ne supporterai pas plus longtemps ces insinuations aussi insultantes que calomnieuses ; surtout si elles proviennent d'un vulgaire bouseux. Il est clair que vous ne pouvez être proche des hautes sphères du pouvoir, ce qui signifie que vos palabres ne reposent, dans le meilleur des cas, que sur des rumeurs et des commérages. Alors, plutôt que de prêter attention aux élucubrations de piliers de bar, retournez vous enterrer dans la fange qui vous a vu naître.

— Il vous faut donc des preuves de votre propre trahison pour que vous l'admettiez ? rétorqua lentement Enmyo, son ton paisible vitrifié par une froideur un brin ironique. Faut-il que je vous parle du projet Genesis, dont les expérimentations ont été dévoyées sous votre commandement pour servir vos propres intérêts ? Du culte de la personnalitédont vous vous auréolez, pour que vos soldats soient plus fidèles encore à votre petite personne qu'à votre « glorieuse nation » ? Du fait que vous refusiez tout androïde dans vos rangs, de crainte que l'un d'eux ne filme un élément compromettant ? Des enregistrements de témoignages, que je peux ordonner de diffuser à l'instant ? D'ailleurs, commençons par celui de Léopold Nikolaï.

Enmyo se retourna vers la falaise et agita le bras. Aussitôt, la voix grave et chaleureuse du président s'extirpa des meurtrières en un souffle assourdissant :


» Le général Ethan, il me coûte de l'avouer, a abusé de ma confiance. Il doit disparaître. Attention, sans éveiller la suspicion : nous ne pouvons prendre le risque que ses partisans, par crainte d'être démasqués, mettent en branle leur coup d'état ou détruisent les preuves de leur projet. Il nous est encore moins permis que le peuple de la Terre l'apprenne. Pour eux, notre armée doit rester totalement dévouée à notre union mondiale. L'ombre de la sédition n'a pas sa place dans notre état-major. Ainsi, Ludwig Ethan mourra au combat. Le peuple l'honorera comme une légende et sa mémoire demeurera intacte ; ce qui nous laissera toute latitude pour démasquer les traîtres jusqu'au dernier. Nous trancherons alors cette infâme corruption d'un coup net, précis et silencieux.

L'enregistrement se coupa dans un grésillement. Le général Ethan, blême comme un mort, tanguait sous le coup d'un séisme que lui seul était à même de ressentir. Chaque muscle de son corps se crispait pour le maintenir debout, tremblant avec de plus en plus de violence. La vase marécageuse de ses yeux se perça d'un éclat de peur.

— Co-Comment... Comment pouvez-vous... C'est impossible... Tout avait...

— C'est pour ça que vous vouliez massacrer vos hommes ?! ne put s'empêcher d'intervenir Kyle, retenu dans son élan par un rebelle. Pour les empêcher de parler de vos petites manigances ! Pour les réduire au silence ! Tous ces morts, juste pour sauver votre peau !

Le général clabauda une réponse inintelligible.

— Osez au moins regarder dans les yeux ceux que vous aviez condamnés !

Les hurlements de Kyle parvenaient sans mal à la petite dizaine de fédérés encore visibles. Leurs regards – d'abord incrédules après la révélation de traîtrise de leur général – se chargeaient d'une féroce rancœur.

— Je ne suis pas un traître ! parvint à cracher Ethan, se tournant alternativement vers Kyle, Enmyo et les derniers soldats sur le point de disparaître dans les entrailles de la base. J'étais, je suis et je serai toujours fidèle à notre grande Fédération Terrienne ! Cependant, par la faute de politiciens inaptes, d'un laxisme inexcusable et d'une influence néfaste, ma mère nation, ma patrie nourricière n'est plus que l'ombre d'elle-même ! Alors, oui ! J'ai intrigué, préparé mes forces dans l'ombre et ourdi un coup d'état ! Car ce pouvoir arraché par la force, je l'aurais utilisé pour le bien de ma nation bien-aimée ! Vous m'entendez ? Il n'a jamais été question de traîtrise, seulement de salvation !

Le long plaidoyer laissa Kyle, les rebelles et Enmyo de marbre. Quant aux fédérés, plus aucun ne se trouvait à portée de voix. Le général Ethan était seul, tout seul, au milieu d'une neige raclée en boue à force de piétinements inutiles. Pourtant, un sourire plus retors que jamais étira ses lèvres.

— Je sais que vous me comprenez, Enmyo. Nous sommes tous deux des agents de notre vénérable Fédération. Si je ne m'abuse, c'est à vous que s'adressait cette vieille carne de Léopold Nikolaï dans l'enregistrement.

— En effet.

Impossible ! C'est une mauvaise blague ?

Le choc avait été trop violent pour que la pensée de Kyle puisse s'articuler en son. Il ne parvenait, ne voulait pas y croire. Les yeux agrandis en soucoupes, il fixait, à l'image des Phœnix, les lèvres bien dessinées du leader rebelle dans l'attente d'un mot, d'une suite, d'un grattement de harpe qui viendrait retourner la situation.

— Toutefois, reprit Enmyo au bout de ce qui leur sembla être une éternité, à la fin de cette journée, cette phrase ne se conjuguera plus qu'au passé. Il n'appartient qu'à vous pour qu'une autre nous lie dans le présent : nous sommes tous deux des Phœnix.

Ethan le toisa d'un œil critique, de toute son arrogance retrouvée.

— Vous oubliez, Enmyo, que vous parlez à un homme toujours en mesure de se hisser à la tête de la Fédération. Alors plutôt que de m'offrir une place dans votre misérable rébellion sans avenir, relâchez-moi avec mes hommes. Apportez-moi votre soutien. Et je vous jure que Léopold Nikolaï et toute sa clique tomberont.

— Vous oubliez, Ethan, que vous vous adressez à celui qui a soufflé ce plan au président. Celui qui, au préalable, avait débusqué vos pulsions insurrectionnelles. Celui qui vous a capturé avec l'intégralité de votre bataillon sans subir la moindre perte. Alors cessez de vous couvrir de ridicule par cette effusion d'orgueil. Et plutôt que de m'offrir votre misérable coup d'état, acceptez mon offre. Car, nous, phœnix, ne cherchons pas à nous asseoir sur le trône, mais à détruire le trône. Notre lutte ne sera pas qu'une simple poussée sur votre système-culbuto, sitôt renversé sitôt redressé. Nous ne prendrons pas ce risque. Rien ne subsistera. Par nos flammes, la Fédération sera réduite en cendres. Et, de ces cendres, un monde nouveau émergera.

— Dans ce cas, tuez-moi ici et maintenant, proclama le général Ethan, bras écartés, menton en l'air et ailes de nez frémissantes. Ma vie est vouée à ma Fédération. Ceux qui cherchent à lui nuire n'obtiendront jamais mon soutien, seulement mon mépris. Ne comprenez-vous pas que je suis...

— Je suis parfaitement en mesure de vous comprendre, l'interrompit Enmyo, un pli d'agacement entre les yeux. Vos poses et proses théâtrales ne me duperont pas : une fraction de votre division est restée en retrait au village de Saned. Ne comptez pas sur eux pour vous secourir. Ils tomberont dans le même piège que vous, avec ou sans votre concours. Votre futur se divise en deux uniques possibilités : devenir notre informateur ou notre prisonnier.

Toute la morgue d'Ethan se vaporisa. Dans sa brume balayée par les vents, ne resta qu'une silhouette voûtée et vacillante.

— La Fédération est déjà morte, asséna le leader rebelle pour le renverser définitivement. Elle est gangrenée par ce que vous avez nommé cette... « influence néfaste ».

— Les asriens ?...

— Eux-mêmes.

— Comment pouvez-vous...

— Peu importe comment je le sais. Je le sais, et c'est ainsi. Tout comme je sais que les racines de leur emprise sont déjà profondément immiscées dans les institutions fédérées. Elles les parasitent en un pantin. Vous le savez comme moi. L'infection est si avancée que la seule manière de rester fidèle à votre Fédération, le seul moyen de lui faire montre de miséricorde, c'est de la détruire.

Le doux visage de l'androgyne se lissa d'un sourire enjôleur.

— Ce qu'elle enfantera alors, dans le feu et la douleur, dépendra de la volonté de l'humanité. D'une véritable union mondiale. Ce ne sera certainement pas la Fédération que vous espériez, mais ce sera celle qui se rapprochera le plus de vos serments de fidélité.

— C'est trop risqué... Je... Je ne peux pas...

— Prenez votre décision, Ludwig Ethan, ou je la prendrai pour vous.

Un silence fit suite. Long. Profond. Impénétrable.

— Si c'est ma seule chance de sauver l'âme de la Fédération Terrienne... alors j'en suis.

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