Chapitre 10 : Et les gorges hurlèrent (1/2)

Une dizaines de pauvres hères progressaient péniblement dans la neige qui avalait leurs pieds jusqu'aux chevilles. Malgré le froid et les vapeurs de condensation s'échappant des bouches, la sueur dessinait des sillons humides sur les peaux crasseuses et imprégnait les guenilles. Les hommes et femmes pénétrèrent dans l'ombre d'une gigantesque falaise en un unanime soupir de soulagement. Ils se dirigèrent, comme guidés par des indices invisibles, vers la paroi de roche, premier relief enneigé de l'Oural.

Non loin de là, tapis dans les ténèbres d'une épaisse forêt, des centaines d'œil épiaient leur avancée. Puis, à une bien plus grande distance, si grande que le groupe de misérables se fondaient dans les détails du paysage, ils n'étaient plus qu'une poignée, regroupés sur la hauteur d'un promontoire.

— Alors monsieur Godraon, s'exclama l'un d'eux en observant la scène avec des jumelles, le spectacle vous plaît ?

— J'aurais préféré vous voir en première ligne...

— Et pourquoi donc ? s'esclaffa le général Ethan. N'avez-vous pas déjà compris que vos amis n'auront même pas la chance de se défendre ? Nous sommes face à la plus grande partie de tir au pigeon de l'histoire, monsieur Godraon, sachez apprécier le moment.

Kyle poussa un grognement en s'engonçant dans son manteau. Il détourna la tête des gorges hurlantes. Il aurait voulu tout oublier. Ne se rendre compte de rien. Que tout se passe en un éclair. Mais la brûlure des regards de l'escorte sur sa nuque et la meurtrissure des menottes à ses poignets le lui interdirent. Les secondes s'étirèrent en éternité de tourment. Des idées, toutes plus folles et insensées les unes que les autres, germèrent dans son esprit avant d'être balayées par le grésillement d'une radio :

» Mon Général, les phœnix sont sortis de leur nid. Notre équipe s'est infiltrée. En attente du signal.

Le gradé, sans même se donner la peine de répondre, tendit les jumelles à Kyle.

— Je n'en ai aucun besoin, expliqua-t-il avec une indifférence feinte qui ne masquait nullement sa mesquinerie. À force de répétition, je connais la fin de cette pièce par cœur. Vous, en revanche, vous devriez la regarder.

À contrecœur, Kyle s'empara – maladroitement par la faute de ses menottes – du dispositif de vision et les braqua vers la falaise. L'escouade de soldats fédérés, grimés en survivants des Terres Désolées grâce à de la boue et des vêtements volés à Saned, s'était purement et simplement envolée. Même leurs traces s'arrêtaient brusquement au milieu d'un périmètre de neige piétinée et boueuse.

Le mystère de leur évanouissement s'éclaircit une poignée de secondes plus tard : le battant d'une trappe, jusque là camouflé par le tapis neigeux, se releva. Trois brefs signaux lumineux éclairèrent l'obscurité des escaliers qui s'enfonçaient sous terre.

» Signal lancé, général, fit la radio d'un ton mécanique et froid. L'entrée est sécurisée. Demande autorisation pour intervenir.

D'un ton tout aussi froid et mécanique, le fédéré ordonna la mise en œuvre du massacre.

***

Le lieutenant Jürgen Krain se releva contre les racines noueuses derrière lesquelles il se tapissait. Il s'avança de plusieurs pas dans la clarté filtrant à travers les épais troncs des conifères. Derrière lui, la mer d'ombre nimbant le sol de la forêt bouillonna pour se diviser en centaine de flaques. Le soldat leva le bras, suspendit son geste le temps de prendre une profonde inspiration et l'abaissa tel un couperet.

Sans un cri, sans un mot, sans un bruit, l'armée de spectres chargea en direction de l'impressionnante falaise. La trappe, toujours béante, paraissait les inviter. Le lieutenant Jürgen Krain, en première ligne comme à chaque assaut, se sentait porté par la puissance de plus de cents âmes se ruant tel un seul être. Les foulées, les souffles, les gestes, même les battements de cœur... tout paraissait synchronisé en ce tentaculaire organisme multicellulaire. Parfaitement synchronisé. Une impression d'invincibilité l'enveloppait. Rien ne pouvait les arrêter.

Rien... sauf une pluie de roches. Les pierres s'enfoncèrent dans la neige avec des bruits mats. Jürgen Krain s'immobilisa en catastrophe pour ne pas s'en prendre une sur le coin de la tête. Le reste de la troupe en fit de même. Heureusement, les cailloux n'étaient pas plus gros que le poing. Quant à la falaise d'où ils s'étaient détachés...

— Chef ! s'exclama le caporal Badawi en désignant la trappe de sa main gantée. C'est en train de s'abaisser !

Contrairement aux autres, le lieutenant Jürgen Krain ne s'élança pas vers l'ouverture qui se refermait déjà en un claquement sec. Définitif. Il était incapable de bouger. Plus encore de parler. Ses yeux agrandis d'effroi se vissaient à la paroi abrupte. Il voyait sans le croire d'innombrables trous. Des balafres invisibles avant l'averse rocailleuse. Des meurtrières étroites d'où saillait le bout d'un canon.

***

— Lieutenant ? Répondez, lieutenant !

Le général Ethan, le poing crispé sur sa radio, perdait peu à peu patience face au silence de son subalterne. Même à l'œil nu, la fermeture de la trappe ne lui avait pas échappé. Et alors ? Cela signifiait simplement que l'équipe d'infiltration avait été démasquée. Pourquoi ses forces n'éventraient-elles pas simplement ce battant avec des explosifs ? Qu'attendaient-elles pour réagir ? Pourquoi s'amassaient-elles stupidement au pied de la falaise en un troupeau bovin ?

Bordel de merde, qu'est-ce que vous foutez, soldat !

Kyle lui tendit les jumelles.

— On dirait bien que vous n'avez pas assez répété cette pièce. La fin pourrait vous surprendre. Vous devriez la regarder.

Le général repoussa violemment l'offrande tout en suggérant poétiquement à son otage de les enfourner dans l'un de ses orifices. Il extirpa à la place une petite tablette numérique de son uniforme. Sur l'écran, ne tarda pas à s'afficher la falaise des Gorges Hurlantes en très gros plan, vue d'une hauteur d'homme, au milieu des cohortes de soldats. D'un balayage du doigt, l'angle changeait. La vidéo, Kyle le devinait sans peine, sautait du casque d'un militaire à un autre. Toujours pour exhiber les combattants blêmes de peur. Ainsi que la paroi rocheuse hérissée de plusieurs centaines de canons.

— Les fils de pute...

La surprise réduisit la voix du général à un souffle éperdu.

— Rien de tout ça n'existait dans les plans... Ils ont modifiés les bunkers ! Ils... ils...

— Ils vous ont bien baisé, acheva à sa place Kyle avec un rictus sardonique.

La veine sur la tempe du fédéré, déjà dangereusement palpitante, atteignit une grosseur impressionnante. Ses yeux se braquèrent lentement sur Kyle, ses lèvres retroussées de fureur s'entrouvrirent, mais sa voix traînante fut devancée par une autre infiniment plus rythmée, mélodieuse et apaisante, nullement altérée par les grésillements qui l'accompagnaient :

» Soldats de la Fédération Terrienne !

Les notes de harpes d'Enmyo résonnaient à des kilomètres à la ronde. Si amplifiées qu'elles paraissaient s'abattre du ciel azuréen, surgir des entrailles de la falaises et sourdre des tapis neigeux.

» Vous voici pris au piège par la faute de votre commandement. Dans un étroit mélange de suffisance, d'incompétence et d'ignorance, il vous a envoyés dans une mission suicide. Car ne vous-y trompez pas : une force capable de vous écraser dix fois vous surplombent. N'espérez pas non plus le moindre renfort. Votre hiérarchie vous a déjà abandonnés ; soit par la fuite, soit par l'espoir que vous disparaissiez sous nos balles. Vous êtes seuls face à la mort.

Les échos du dernier mot se dissipèrent dans un silence pesant, absolu, impénétrable.

» Rassurez-vous, une dérobade y existe. Nous, Phœnix, refusions que vous payez l'erreur d'autrui de vos vies. Car, au risque de vous surprendre, nous ne sommes pas les terroristes assoiffés de sang – ces ogres modernes – fabulés par les politiciens et les médias. Nous ne sommes que des combattants de la liberté, et nous brûlons de vous le prouver. C'est pourquoi nous vous offrons une reddition sans violence. Pour l'accepter, il suffit de vous défaire de vos armes et uniformes. En revanche, si vous la refusez... la mort vous cueillera d'une pression du doigt. Soyez également avertis que vous ne disposerez que de trois minutes pour faire votre choix. Alors, vous, qui avez juré de défendre le peuple de la Terre, choisissez bien, choisissez vite.

Le silence seul succéda une nouvelle fois à la mélodie d'Enmyo. Cette fois, pourtant, ce vide se chargea de fébrilité. Sur l'écran, les soldats, tendus comme des ressorts, ne savaient comment réagir. Certains, à l'instar de la garde d'élite d'Ethan, arboraient des expressions répugnées à la simple évocation du mot « reddition ». Ils se dressaient fièrement, se cramponnaient à leur arme. D'autres, en revanche, mourraient d'envie de les balancer. Mais tous, sans exception, attendaient un ordre.

» Général, grésilla la radio avec un calme apparent que seule conférait l'habitude de faire face à l'impossible. Vous avez certainement tout aussi bien entendu que nous. Vous savez donc que nous sommes perdus. Donnez-nous l'autorisation de déposer les armes. Notre seule chance de s'en sortir, c'est que vous reveniez nous sauver avec l'arrière-garde.

Le grosse mâchoire d'Ethan se crispa. Il contemplait alternativement la radio et l'écran de la tablette sans mot dire.

» Le temps presse, général ! l'exhorta le lieutenant Jürgen Krain avec une note de supplication. Donnez l'ordre, je vous en prie !

— Vous connaissez déjà vos ordres, lieutenant, répondit enfin le gradé sans desserrer les lèvres. Ce sont toujours les mêmes. Rien n'a changé. Poursuivez l'assaut.

» Général ? Vous avez vu ce qui...

— JE M'EN CONTREFOUS ! OUVREZ LE FEU, LIEUTENANT ! EXPLOSEZ-MOI CETTE PUTAIN DE FALAISE ! BUTEZ CES TERRORISTES JUSQUE DANS LEURS CHIOTTES ! ACCOMPLISSEZ VOTRE DEVOIR DE SOLDAT ! ET SI VOUS DEVEZ CREVER POUR Y PARVENIR, ALORS CREVEZ !

» C'est... C'est de la folie... On va se faire massacrer... Non... c'est impossible, général.

— Pardon ? Impossible ? La volonté de la...

La radio émit le clic caractéristique d'une fin de communication. Le général Ethan pesta une série d'imprécations en balançant l'appareil au loin. Puis il brisa sous son talon l'écran sur lequel ses soldats jetaient leurs armes et se débarrasser de leur treillis. Kyle, pressentant que l'ordre de la retraite n'allait pas tarder à sonner, chercha un moyen d'en tirer profit pour s'échapper. Mais le général Ethan ne bougea pas d'un pouce. Ses yeux se réduisaient à deux flaques marécageuses, dégorgeant une boue de fureur... et de peur.

— Jayaweera. En position. Mettez-moi le feu à cette poudrière.

L'un des gardes saisit aussitôt un long bloc dans son dos, l'allongea d'une pression en un fusil de précision et se coucha à terre pour mieux viser. Au bout de longues secondes, il finit par secouer la tête.

— L'angle plus la distance... impossible d'aligner le moindre terroriste !

— Alors visez une autre mèche. Des centaines de têtes n'attendent que ça au pied de la falaise.

Un unanime frisson d'effroi parcourut les rangs de la garde. Même Kyle, en dépit de son aversion pour les soldats, le sentit remonter le long de sa colonne vertébrale. Avec des gestes lents, le tireur plaça de nouveau un œil derrière la lunette. Son doigt sur la gâchette trembla. Le canon s'aligna sur la tête de l'un de ses frères d'armes. Tous retinrent leur souffle. Le temps se dilata. S'éternisa.

— Le... le général ! glapit soudainement l'adolescente. Défendez le général !

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