Chapitre 1 : Dans les Terres Désolées (2/3)
Saned.
En plein automne, le hameau se nichait déjà dans un écrin de verdure saupoudré d'une scintillante blancheur. La neige s'accumulait aussi bien sur les branches et les épines des conifères que sur les toits des habitations. La beauté naturelle des matelas opalins ne couvrait cependant pas entièrement la laideur artificielle des ruines. Les blocs de béton d'un autre âge se serraient les uns contre les autres, comme dans une vaine tentative de se réchauffer, pour former d'étroites ruelles boueuses. Les fissures et gouffres qui balafraient les murs se comblaient par d'étranges mélanges de plaques de tôle, de planches de bois, de pierres grossièrement taillées ou de rares matériaux composites plus modernes. Le tout s'agglomérait grâce à des strates de mortier en des marqueteries incohérentes, dénuées de la moindre logique apparente.
Ces pièces de puzzle imbriquées de force les unes dans les autres gravitaient autour d'un immense manoir, seul édifice assez massif pour se doter d'une quelconque gravité. Immense et en forme de U, lui ne paraissait pas avoir subi les outrages du temps. Ses longues rangées de fenêtres ouvragées, ses façades d'ivoire aussi pures que la neige, ses trois étages de hauteur et son clocher élancé conservaient une délicate et fragile beauté. Comme s'ils avaient été protégé par une bulle temporelle. Comme si ce châtelet s'était directement transporté de l'âge d'or pour venir se jucher au sommet d'une colline. Comme si cette magnifique demeure n'appartenait pas à la même réalité terne et grisâtre de Saned.
Le responsable de cette résurrection se nommait Lander. Non content d'avoir restauré ce vestige du passé grâce à son immense fortune, il l'avait sublimé en un orphelinat. Un lieu d'accueil où tous les enfants et adolescents isolés de la région pouvaient espérer y recevoir un refuge, une éducation et une vie. La générosité de cet homme s'avérait si débordante et inextinguible qu'elle était parvenu à imprégner l'ensemble du village. Sans lui, jamais Saned n'aurait pu renaître de ses cendres, et encore moins survivre dans les Terres Désolées de Sibérie.
Avec la lumière naissante de l'aurore, le couple longea la délicate grille de fer forgé qui ceinturait l'orphelinat, traversa la place pavée du village et arpenta de nouvelles ruelles boueuses. Grelottant de froid, ils marchaient l'un contre l'autre en un bloc de chaleur évanescente. Sophie ne put s'empêcher de maudire le docteur Zed de s'être installé à l'autre bout du village.
— Il va falloir t'y faire, répondit Kyle. L'hiver vient. Et il est encore plus froid que dans les régions polonaises.
— C'est vrai que tu disais déjà ça chez mon père ! Tu n'as eu de cesse de nous le répéter lors de notre fuite ! Et, à bien y penser, même l'année dernière, j'y ai eu droit !
Ses lèvres se retroussèrent en un sourire taquin.
— À ton âge, tu commences déjà à radoter ?
— Et pourquoi pas ? Toi, tu as bien de la cellulite !
— L'âge n'a rien à voir là-dedans ! s'offusqua vivement Sophie. Et c'est vraiment un coup bas, même pour toi !
— Ah non... là, c'est plutôt pour toi.
Sophie éructa une exclamation de dédain avant de se dégager des bras de son compagnon. La furie accéléra le rythme de ses pas. Si Kyle se contenta dans un premier temps d'un vague haussement d'épaules pour toute réaction, une pointe de remords eut tôt fait de lui perforer la poitrine.
Pour tout dire, lui n'avait jamais vu la moindre trace de cellulite sur le corps parfait de Sophie. C'était elle qui lui avait affirmé en souffrir quelques jours plus tôt, exhibant une cuisse de porcelaine censée être ébréchée. De toute façon, que sa peau soit de soie ou en écorce d'orange, il la caresserait toujours avec la même fougue. Leur amour s'aventurait en des contrées bien plus lointaines que de simples et agréables enveloppes charnelles.
Il accéléra le pas pour rattraper son aimée.
— Je suis désolé...
Seuls les bêlements de moutons et caquètements de poules d'une étable voisine accompagnèrent les crissements de leurs bottes. Sophie restait engoncée dans un silence aux formes de sentence.
— Tu me pardonnes ? retenta Kyle en lui effleurant la main.
Sophie lui coula un regard en coin.
— À une seule condition...
— Laquelle ?
— Avant de radoter comme un grand-père, répondit-elle avec un pli d'espièglerie à la commissure des lèvres, on va déjà essayer de faire de toi un père !
Kyle déglutit comme pour avaler l'anxiété qui lui comprimait la gorge. La vision du cabinet du docteur Zed, vulgaire masure en aussi piteux état que ses voisines, ne fit qu'accélérer son rythme cardiaque. Mille interrogations tournoyaient dans sa tête en lui donnant le vertige. S'efforçant de ne rien en laisser paraître, il gravit en premier les marches du perron, ouvrit la porte et s'engouffra à la suite de Sophie dans le lieu de travail et d'habitation du médecin.
En dépit de son délabrement, le cabinet s'avérait propre et une odeur tenace de médicaments imprégnait la douce chaleur des lieux. Les murs s'ornaient de diagrammes anatomiques, de petits rappels élémentaires de santé ou de listes de symptômes d'une quelconque épidémie. Entre ces innombrables affiches, trois armoires étaient parvenues à se glisser, renfermant les fournitures et rares appareils aux écrans tactiles à la disposition du docteur. Le reste du mobilier se constituait d'un bureau croulant sous des classeurs, d'une table d'auscultation branlante noyée dans une flaque de lumière crue et d'un fauteuil réchauffant sa vieille carcasse de métal froide à l'aide d'un antique poêle à bois.
Le claquement de la porte d'entrée fit apparaître un homme élancé d'une embrasure. Son visage oblong atteint d'une sévère calvitie se fendit d'un large sourire en reconnaissant Kyle et Sophie.
— Bien le bonjour vous deux ! Vous tombez à pic, ajouta-t-il en déposant une petite trousse de soin sur le bureau, un peu plus, et je partais rendre visite à Miroslav. Comment se porte-il depuis la dernière fois que vous m'en avez parlé, Sophie ?
Les traits délicats de la jeune femme se crispèrent.
— De pire en pire, docteur. Depuis la mort de son père, vous savez qu'il s'est coupé du monde... Maintenant, il reste muet, les yeux dans le vide. Que ce soit ses camarades ou moi-même, il ignore purement et simplement notre présence. Ingrid et Lander sont même obligés de le forcer à se nourrir ou à boire. Si vous pouviez ne serait-ce que lui arracher un mot – ou même un regard ! – ce serait déjà une victoire !
— Je ne quitterai pas l'orphelinat avant d'y être parvenu, assura gravement le médecin. Mais, avant cela, je vous en prie, prenez place. Discutons de ce qui vous amène ici.
Il s'installa derrière son bureau et le couple l'imita en silence. Le quarantenaire qui ne quittait jamais sa blouse blanche de plus en plus terne au fil des ans scruta à tour de rôle Kyle et Sophie. Cette dernière, encore préoccupée par la conversation sur la détresse de l'un de ses élèves, ne parvenait à émerger de ses pensées. Kyle, la bouche plus sèche qu'un désert, articula l'objet de leur visite :
— Sophie pense être enceinte...
— Je ne pense pas, trancha-t-elle en revenant subitement à elle, j'en suis certaine. Mais il n'en conviendra pas tant que votre sacro-sainte parole ne lui confirmera pas ce que je me tue déjà à lui dire depuis cinq jours !
— Nous avons affaire à un sceptique ? s'amusa Zed. Bien... J'ai ce qu'il faut.
Il se pencha vers l'armoire la plus proche et en extirpa une petite boite en carton qu'il déposa devant Sophie. La jeune femme la saisit entre ses doigts et l'immobilisa à hauteur de son regard perplexe.
— Un... test de grossesse ? Vous n'avez rien de plus fiable, docteur ?
— Malheureusement, rien d'autre que d'attendre que le temps fasse son œuvre. Mon analyseur médical est tombé en panne, se justifia-t-il avec un soupir las. Pour tout dire, les caravanes marchandes doutent de pouvoir trouver les pièces de rechanges. En attendant, c'est le retour aux vieilles méthodes et à la débrouillardise. D'où ce test. Inutile de vous expliquer comment il fonctionne, je suppose ?
Sophie opina du chef.
— Si c'est possible, poursuivit le docteur, j'aimerais connaître le résultat dès maintenant. Cela nous permettra de préparer au mieux et sans perdre une seconde de plus votre grossesse.
Nouvel hochement de tête.
— Vous pouvez utiliser les toilettes de la chambre des patients, Sophie.
— Merci...
Elle se leva avec fébrilité, la boîte en carton dans la main, et disparut derrière une porte.
Pour quelqu'un persuadé d'être enceinte, songea Kyle, elle paraissait bien nerveuse. Toutefois, lui-même devait avouer avoir dépassé le stade de la simple appréhension depuis leur entrée dans le cabinet. Sous les épaisseurs de fourrure, une sueur froide s'exsudait par chacun de ses pores. Son regard s'égara sur les curiosités du cabinet en quête d'une distraction, mais ni la coupe anatomique d'un poumon et de ses alvéoles, ni les éprouvettes et le microscope qui traînaient dans un coin, ni les pictogrammes détaillant un bon lavage des mains ne furent en mesure de lui en offrir une.
Le docteur Zed s'aperçut sans mal de son état d'agitation.
— Tout va bien se passer, Kyle, assura-t-il de sa voix grave et apaisante. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter.
— Ouais...
Sa gorge, serrée par la poigne implacable de l'angoisse, se réduisait à un goulot seulement capable de laisser filtrer ce borborygme d'assentiment.
— Si vous avez la moindre question, vous savez que vous pouvez venir me trouver. Et qu'importe à quel point votre interrogation pourra vous paraître stupide, qu'importe qu'elle surgisse en plein milieu de la nuit, j'exige que vous veniez me la poser.
— Ouais...
Le bruit d'une chasse d'eau récalcitrante intima le silence aux deux hommes. Leurs regards se braquèrent vers la porte d'où émergea Sophie. De ses lèvres étirées en un sourire angélique, ces simples mots fusèrent tels des feux d'artifices pour exploser dans le crâne de Kyle :
— Tu vas être papa !
Le monde devint instable sous ses pieds. Il se cramponna à sa chaise pour retrouverl'équilibre.
— Incroyable...
— Ce qui l'est, c'est surtout d'avoir le droit à autre chose qu'à un « Mouais... ».
La touche d'humour pince-sans-rire du docteur ne parvint à atteindre Kyle. Maintenant qu'il avait la certitude qu'une part de lui-même grandissait en cet instant même dans le ventre de Sophie, des vagues d'interrogations le submergèrent. Par exemple, comment parviendrait-il à nourrir une bouche supplémentaire dans le village ? La maison n'était-elle pas trop austère pour un bébé ? Ne risquait-il pas d'attraper froid ? Ou pire encore ? D'ailleurs, dans quelle chambre dormirait-il ? Le réduit jouxtant la salle d'eau ferait-il l'affaire ? Sans compter qu'en cas de...
Les doigts de Sophie s'unirent avec les siens, amenant leur regard à en faire de même. Ces simples contacts dissipèrent le sombre flot d'angoisse comme par magie. Libéré de ce poids, Kyle ne se rendit compte qu'à cet instant de la flamme qui brûlait dans sa poitrine. Elle lui réchauffait les chairs en un feu de joie. Jamais il ne s'était senti aussi fusionnel avec Sophie. Ils ne faisaient plus qu'un. Se perdaient l'un dans l'autre. Flottaient dans un univers qui n'existait que pour eux.
Le docteur Zed s'éclaircit la gorge pour les ramener dans le cours de la réalité.
— Désolé, mes très chers tourtereaux, je vais avoir besoin de toute votre attention. Je sais que vous n'aimez pas ça, Sophie, mais quelques examens et questions vont être nécessaires. Je vous prodiguerai également tous les conseils qui pourront vous éviter une angoisse inutile. Pour l'un comme pour l'autre. Vous êtes prêts ?
Kyle et Sophie approuvèrent vivement de la tête. Le couple écouta avec une attention inégalée la moindre parole du médecin, se plia à tous les examens et répondit le plus précisément possible à chacune des interrogations. Les futurs parents étaient investis d'une énergie inédite qu'ils n'avaient jamais ressenti et qui leur donnait l'impression de pouvoir déplacer les montagnes de l'Oural. Une énergie née du devoir de protection à l'égard de leur embryon de vie.
Une fois la consultation terminée, le docteur Zed les accompagna jusqu'à l'entrée de l'orphelinat. Avant de traverser le délicat portail en fer forgé, il se retourna pour saluer Kyle et Sophie.
— Une bonne journée à vous deux... ou devrais-je plutôt dire à vous trois !
— Tâchez de vous en souvenir ! lança la jeune femme en s'éloignant déjà d'une démarche aérienne.
Kyle, pour sa part, retint Zed par une manche de sa blouse.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, docteur, vous pouvez compter sur moi.
Un sourire de reconnaissance étira les fines lèvres de l'homme.
— Je ne fais que mon devoir, Kyle. De toute façon, que puis-je désirer ? Lander me procure toutes les fournitures médicales possibles, expliqua-t-il en désignant l'orphelinat d'un signe de la main. Et nos voisins insistent déjà pour me couvrir de patates, de confitures, de viande séchée ou me rendre tous les services possibles !
Il marqua une courte pause où son sourire se flétrit.
— Qui aurait cru que nous en reviendrons un jour à cet âge de troc ?
— Personne, sans le moindre doute.
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