Chapitre 1 : Dans les Terres Désolées (1/3)
— Gamin ! Gamin, réveille-toi !
La voix âpre, si lointaine et familière à la fois, extirpa Kyle du sommeil.
— Allez, bordel ! Bouge-toi l'cul ! J't'ai pas élevé pour qu'tu d'viennes un p'tain de fainéant !
Kyle se redressa sur son lit en se frottant les yeux. Un regard jeté sur le côté lui apprit que Sophie avait déjà quitté les couvertures. L'obscurité ambiante, presque surnaturelle, l'empêchait de distinguer quoi que ce soit d'autre. Seule une silhouette d'encre, debout face au lit, se détachait sur les voiles de ténèbres.
— Pè... Père ? bégaya Kyle d'une voix incertaine, infiniment plus infantile qu'à l'ordinaire.
Un ricanement moqueur fusa du brouillard d'ombre.
— Qui d'autre veux-tu qu'ce soit, abruti ! Maintenant, lève-toi ! Que j'te foute la branlée que tu mérites, p'tit merdeux !
— Mais... Pourquoi?
Kyle se recroquevilla sur lui-même à l'instant où l'ombre s'approcha d'un pas. Des relents d'alcools s'en échappèrent.
— T'as encore bu...
L'ombre s'agita en une tempête, grandit de manière démesurée, se mua en un titan de ténèbres qui gronda de sa voix caverneuse, éraillée par l'alcool :
— Qu'est'ce ça peut t'foutre, p'tit connard ! D'te façon, tu vas la recevoir ta branlée ! Tout est d'ta faute !
Son père chargea avec un mugissement de taureau furieux. Un éclat brilla dans le noir, tout près de Kyle. D'instinct, sa main se précipita à son encontre. Ses doigts se refermèrent sur un manche de métal. Il pointa l'objet vers son géniteur en un geste d'auto-défense désespéré. Un chuintement écœurant retentit. Une lame d'ivoire engluée d'un épais sirop carmin s'incrusta sur ses rétines. Et, plus terrible encore furent les deux yeux exorbités, inertes, morts qui le fixèrent depuis les ombres du sol.
Un hurlement guttural, rauque, presque animal s'échappa de la gorge de Kyle.
Il se réveilla ensursaut, entortillé dans des draps trempés de sueur. Son cœur tambourinait contre ses côtes, pulsaient dans ses tempes en une cavalcade frénétique. Même la rassurante lumière de l'aurore qui inondait la chambre ne parvenait à calmer ses ardeurs. Il s'obligea à respirer profondément, tout en se répétant que ce n'était qu'un cauchemar. Ou, pour être plus exact, un écho du passé. Par la force de l'habitude, Kyle retrouva rapidement son calme.
Le monde des rêves n'avait jamais existé pour lui.
Depuis sa tendre enfance, son sommeil n'avait été hanté que par les spectres qui se tapissaient dans son quotidien et les tréfonds de sa mémoire. À l'époque, comme lors de cette nuit, ils prenaient systématiquement les traits de son père. Puis, à l'adolescence, par reflet à sa vie, ils s'étaient mués en monstres atroces. Ils avaient abondé, proliféré au point de devenir légion, si bien que s'endormir était devenu la promesse d'un réveil brutal où les larmes se disputaient aux remontées acides. Certes, l'âge lui avait permis de dissiper une partie de cette armée de sombres réminiscences cauchemardesques, mais toujours pas suffisamment pour l'autoriser à pénétrer dans ce fameux pays des merveilles oniriques, même àplus de vingt-cinq ans.
Le vide à ses côtés poussa Kyle à se lever sans tarder. Il foula la fine moquette effilochée du sol tout en s'étirant. Son regard vagabonda dans la chambre. Dans cet espace exigu, un lit de fabrication artisanale, une armoire branlante, un bureau rafistolé ainsi qu'un assemblage de planches surchargées de livres s'entassaient les uns contre les autres. Un étroit passage, à peine plus large qu'un pied, sinuait à travers la pièce pour se rendre de l'un à l'autre. Heureusement, la seule fenêtre aux bords givrés ouvrait sur des perspectives infinies : entre les rideaux dépareillés, de vastes forêts enneigées se confondaient avec la voûte nuageuse d'une blancheur immaculée.
Délaissant le paysage des landes sibériennes, Kyle se dirigea vers la salle de bains qui ne se composait que d'une toilette et d'un lavabo. Le miroir au-dessus de la céramique ébréchée refléta un jeune homme à la carrure assez grande et musclée, ce qui lui conférait toujours la désagréable impression de se retrouver face à son père. Toutefois, pour sa plus grande joie, leur similitude corporelle s'arrêtait là. Son visage, il l'avait en grande partie hérité de sa mère : des cheveux impossibles à coiffer de la teinte des châtaignes, un nez fin ainsi que des traits ciselés. Le seul caractère qui n'appartenait qu'à lui était ses yeux. D'une noirceur insondable, ils s'étrécissaient en deux fentes où se contorsionnaient mille émotions. Une barbe de quelques jours renforçait l'impression de blessure à vif que dégageaient déjà ses sombres prunelles.
Kyle acheva de se réveiller en se passant un mince filet d'eau sur le visage.
Il songea fugitivement à la chance de posséder l'eau courante dans les Terres Désolées. Un miracle rendu possible par les ruines de l'âge d'or sur lesquelles s'était érigé Saned, leur village et communauté. L'antique réseau d'égout avait été restauré par les premiers pionniers. Il s'alimentait depuis d'une réserve commune ravitaillée grâce à la neige hivernale, aux innombrables lacs de la région et aux différents ruisseaux estivaux. Il avait même été amélioré au fil des ans jusqu'au récent ajout d'une sommaire station de filtrage.
L'approvisionnement en eau potable coulait donc de source.
Kyle se défit de son pyjama en fourrure, exposant d'innombrables cicatrices. Les stries blanchâtres s'entrecroisaient sur chaque parcelle de peau. Un sillon, en diagonale de sa poitrine, aussi large qu'un pouce, attirait irrémédiablement le regard et les questions, tout comme les trois cratères de son épaule. Le premier était un souvenir du couteau de chasse de son père, quant aux seconds, il les avait reçus en défendant le domaine de Vassili De Valette, le père de Sophie.
Pour les soustraire à sa vue, il s'empressa d'enfiler un vieux pantalon de tissu délavé et un maillot de laine effilochée. Puis il descendit les escaliers, la plupart des degrés grinçant sous son poids. Les grésillements de la radio l'attirèrent dans la douce chaleur de la cuisine.
La pièce était sans conteste la plus grande de l'habitation précaire et ne contenait que le strict nécessaire à une vie décente ; ce qui ne l'empêchait nullement, à l'instar de la chambre, d'étouffer sous un entassement de mobilier vétuste. Un canapé s'écroulait contre un mur, ses tissus délavés s'affaissant sous le poids des ans. Du côté opposé, les placards du garde-manger et de la vaisselle s'accoudaient contre un évier en composite aux multiples rayures. Une cuisinière à bois se chargeait autant que possible d'égayer ce mobilier branlant, lui insufflant une étincelle de vie par la lueur dansante des flammes. Une unique fenêtre, presque opaque de givre, coulait également un rai de lumière vers le cœur des lieux occupé par une table ronde. Sur l'une des quatre chaises qui gravitaient autour, Sophie tentait d'éclaircir les grésillements de la radio en jouant avec le bouton des fréquences satellites.
Même si son visage se plissait d'un mélange d'agacement et de concentration, il parvenait à conserver une grâce et une beauté naturelle. Un nez en trompette surplombait des lèvres charnues qui insufflaient toujours à Kyle le désir de les embrasser. Les pommettes saillantes de la jeune femme, sa longue chevelure plus sombre que le ciel nocturne, son menton en pointe et sa chair diaphane achevaient de lui conférer des allures de poupée en porcelaine, mais, à la place de billes inertes, ses yeux s'apparentaient à des émeraudes taillées en amande, pétillant d'une vivacité d'esprit hors du commun, d'une curiosité sans égale, d'une intelligence ouverte et bienveillante.
Les grincements du parquets lui firent relever la tête.
— Tu as encore fait des cauchemars, lança-t-elle de sa voix de cristal, dont la pureté se teintait d'une pointe d'inquiétude et de reproche. Tu n'as pas arrêté de gesticuler toute la nuit. Tu m'as même réveillée en parlant dans ton sommeil. Et ce cri. Tu... Tu ne crois pas que...
— Ça commence à aller mieux. J'ai juste besoin d'un peu de temps.
Il savait pertinemment où les mènerait cette amorce de conversation, alors autant y mettre un terme sans tarder. Pour éviter le regard scrutateur de Sophie, il passa dans son dos et l'embrassa dans le cou. Elle émit un petit soupir résigné et lui rendit son étreinte en lui caressant la nuque.
Puis elle s'intéressa de nouveau aux fréquences radios.
Kyle avisa la théière fumante sur la plaque de la cuisinière. Il sortit le paquet contenant ce que les caravanes marchandes s'évertuaient à appeler du « thé ». En réalité, comme la plupart de leurs produits alimentaires, il ne s'agissait que d'un ersatz. Ou dans le meilleur des cas, de denrées périmées. Tout le reste – que ce soit les vêtements, l'électroménager, les outils ou encore les cartouches de fusil – provenait des décharges de la Fédération ou d'un atelier de récupération artisanal. Ils vivaient parmi les rebuts du monde, fabriquant de bric et de broc les éléments qu'ils ne pouvaient espérer récupérer, ce qui constituait déjà presque un luxe dans les Terres Désolées.
Kyle déposa sur la table deux tasses et la théière infusant les fragments d'herbes aux origines douteuses. Il prit place à l'instant même où une clameur de joie jaillit de la gorge de Sophie. Les grésillements du poste s'étaient mués en une voix intelligible :
» ... seule radio indépendante de notre glorieuse nation !
La voix pétillante de la journaliste pulsait à travers les hauts-parleurs.
» Nous ne pouvons entamer cette chronique sans faire allusion aux discours du président Nikolaï. Et quel discours, mes amis ! J'espère du fond du cœur que vous avez pu au moins l'entendre, à défaut de voir notre bon président ! Mais rassurez-vous, si vous avez loupé cette merveille, je vais tenter de vous la résumer ! Deux mots seront suffisants...
Les vibrations chaudes et agréables se glacèrent en l'habituel flot d'ironie cinglante :
» Peur et délation. Le reste, vous l'avez déjà entendu mille fois à travers la bouche d'un quelconque représentant du gouvernement ou de l'administration. Le matraque habituel de paix et d'amour. Mais que voulez-vous ? Au bout d'un siècle, notre fédération n'est plus toute jeune ! Le renouveau, ça lui fait peur !
À elle-seule, cette voix féminine incarnait FSDL, la seule et unique station indépendante sur Terre. Pour être plus exact, la seule et unique qui parvenait à échapper à la répression sans merci de la Fédération. Les autres radios pirates n'y survivaient guère plus d'une semaine. FSDL, elle, était en activité depuis bientôt plus de six ans.
Six ans qu'une équipe anonyme occupait un créneau d'ondes qui changeait périodiquement (d'où la difficulté de Sophie à dénicher leur fréquence). Six ans que cette voix unique chantait une vérité différente de la titanesque chorale des médias menée à la baguette par la Fédération Terrienne. Six ans à prouver que diverger de la masse, que nager à contre-courant et contre les lois, non par un puéril désir de rébellion mais par simple conviction, demeurait possible.
» D'ailleurs, reprit la voix fluette de la journaliste sans nom, en parlant de peur, une nouvelle épidémie paraît la susciter. Des rumeurs à son sujet bruissaient depuis plusieurs semaines dans différents médias locaux du monde et le premier communiqué officiel est tombé ce matin. Sans grande surprise, le ministre de la santé a indiqué que cette mystérieuse maladie proviendrait des Terres Désolées. Apparemment, selon ses dires, nos conditions d'hygiène déplorables seraient suffisantes pour faire muter un virus inoffensif en machine à tuer !
Les inflexions légères de la reportrice s'alourdirent d'une subite gravité.
» Mais trêve de plaisanterie. Car les rapports médicaux sont unanimes : ce virus est extrêmement dangereux, peu importe votre tranche d'âge. Après l'apparition des premiers symptômes – toux, fièvre et nausée –, il tue généralement en moins de cinq jours. Il est, comble du malheur, particulièrement contagieux. Les vidéos des villages touchés dans le Sahara ou la Laponie sont édifiantes. En moins d'une semaine, ils ne sont plus que ruines jonchées de cadavres.
Sans qu'elle ne puisse s'en empêcher, sa voix grinça une nouvelle fois de cynisme :
» Heureusement, notre magnanime ministre a indiqué que de telles scènes ne pourraient se produire dans les « régions civilisées ». Il nous a rappelé que, comme lors de la précédente crise sanitaire, les implants et applications de surveillance médicale permettraient d'isoler les infectés avant qu'ils ne soient contagieux en milieu hospitalier. Là, ils seront traités, soignés et guéris, comme tous ceux qui auront pu rejoindre un centre de soin à temps. Autrement dit, pour nous autres, habitants des Terres Désolées bien loin du moindre hôpital, il ne nous reste plus qu'à sombrer dans la paranoïa. Et mourir.
La radio éructa un rire horriblement faux.
» Au temps pour moi, chers auditeurs, je me suis trompée ! La Fédération Terrienne a décidé d'endiguer la contamination à sa source... je veux dire, d'enfin venir en aide aux Terres Désolées ! Elle déploierait en ce moment même des centres de soins mobiles dans les régions les plus reculées du monde. Des stocks de médicaments, de vivres et des équipes médicales seraient en route pour combattre le virus. Alors qui a dit que la fédération ne s'occupait jamais de nous ? N'avez-vous pas hâte de vous retrouver arraché de votre foyer pour vous entasser dans un camp de réfugiés ?
Sophie baissa le volume de la radio, une ride d'inquiétude lui barrant le front.
— Tu penses que les fédérés vont venir ici ?
— Ça m'étonnerait fort... Même à Osbiek, rares sont ceux qui s'intéressent à notre existence.
Relativement rassurée, la jeune femme redonna voix à la journaliste pendant que Kyle servait le thé.
» ... d'une autre bonne nouvelle. Décidément, on peut dire qu'on est gâté en ce moment ! Car les némésis seraient de plus en plus nombreux à peupler les Terres Désolées de Sibérie. De toute évidence, ils se sont parfaitement acclimatés à l'est sauvage des régions russes et prolifèrent sans le moindre contrôle. Des hordes entières ont été aperçues aux abords de plusieurs villes et villages. Une liste exhaustive est disponible sur notre site internet, mais sachez que des attaques ont déjà été rapportées. Malheureusement toutes mortelles, comme vous vous en doutez. Inutile de vous rappeler à quel point ces monstruosités sont dangereuses. Quoi que, si en fait. Nous allons quand même le faire, en écoutant l'extrait de...
Cette fois, Sophie coupa la radio et planta son regard dans celui de Kyle.
— Dis moi que tu ne vas pas chasser ces maudites bêtes.
Elle faisait allusion à l'un de ces fameux némésis, aperçu la veille à la lisière du village. Pour s'offrir le temps de choisir sa réponse avec soin, Kyle sirota une lampée de thé et reposa avec lenteur la tasse.
— Les frères Morozov n'ont vu qu'une seule de ces bestioles. Ne t'inquiète pas. Je n'aurais aucun mal à m'en débarrasser. En revanche, si en la traquant, je m'aperçois qu'elles sont plusieurs, je rentrerai aussi sec au village. Je ne tiens pas à affronter seul toute une horde.
— Seul ? répéta Sophie, les émeraudes de son visage se muant en billes de consternation. Tu as bien dit seul ? Pourquoi est-ce que Fedor ne t'accompagne pas ?
— Tu le connais... Il s'est porté volontaire pour aider à l'entretien des panneaux photovoltaïque et de la chaudière de l'orphelinat. Il en a pour au moins une semaine.
— Et Kastorecht ?
— Il n'est toujours pas revenu de son expédition avec la caravane marchande.
— Alors n'importe qui d'autre !
— Sauf que personne d'autre n'a déjà combattu ces horreurs, tu le sais bien. Ce serait me charger d'un fardeau, non d'une aide.
Les joues de Sophie se gonflèrent de fureur.
— Ce n'est pas un jeu, Kyle Godraon ! Pourquoi as-tu ce besoin irrépressible de foncer tête baissée vers le moindre danger ?
— Parce qu'il ne faut pas laisser une menace s'installer. On aurait déjà dû agir hier. Mais le maire et les villageois ont jugé plus prudent d'attendre. Ils ont peur, Sophie. Une peur qui offrira peut-être suffisamment de temps à ce némésis pour s'attaquer à l'un d'entre nous. Moi, je ne le supporterai pas. Voilà pourquoi je « fonce tête baissée vers le danger ».
Un profond soupir de lassitude lui répondit.
— Tu sais que ce n'est pas la seule raison. Le retour de tes cauchemars n'est pas anodin. Risquer ta vie ne changera pas le passé.
Le regard de Kyle se perdit dans le fond de sa tasse vide.
— Je sais. Pas plus qu'en parler. Alors tournons-nous vers l'avenir.
À ces mots, ses yeux, comme capable de traverser le bois éraflé de la table, se posèrent sur le ventre de Sophie.
— Est-ce que... tu en es sûre maintenant ?
— C'est soit ça, soit la ménopause, se moqua-t-elle.
— Dans ce cas, tu ne devrais pas aller voir Zed ?
La lueur d'amusement dans les deux émeraudes s'évapora aussitôt.
— Je t'ai déjà dit que c'était inutile. Et je dois encore travailler mes cours aujourd'hui.
— Je suis pourtant sûr qu'on devrait y aller, insista Kyle.
— Et pourquoi faire ?
Sophie répondit à sa propre question d'un violent hochement de tête et se leva pour emporter les deux tasses vides vers l'évier.
— Tout ce qu'il pourra accomplir, poursuivit-elle, le dos tourné, c'est confirmer ce que je sais déjà.
Kyle la rejoignit, nichant sa tête sur son épaule et ses mains dans le creux de son ventre.
— Il pourrait nous dire si tout va bien. Pour toi. Et pour notre bébé.
Une exclamation irritée jaillit.
— Très bien ! Tu as gagné ! Dans ce cas, allons-y sans perdre une seconde !
Le couple ne prit que le temps d'enfiler plusieurs couches de fourrures et d'épaisses bottes avant de s'aventurer dans le froid sibérien du village.
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