VI

Je prends mon temps, rien ne presse : il reste encore environ deux heures avant que le soleil ne se couche. Retenant ma respiration je saisis alors l'objet, et le tire à moi. Autour, le silence de plomb rend le moment encore plus dramatique. Je baisse les yeux vers le journal que je tiens entre mes mains, celui de ma sœur, d'une splendeur d'un autre siècle avec des dorures sur la tranche et de belles lettres dorées, le rendant éponyme. La couverture, elle, est froide et rêche, je l'effleure et me décide à l'ouvrir, je vais accomplir mon rêve d'enfant. Enfin. Appuyée contre le lit, j'approche mes genoux de mon visage et commence ma lecture :

« 05/10/2003

Nuit

Tandis que sur les âmes glisse l'alcôve étoilée,

Les ombres lancinantes voilent le crépuscule.

Le flavescent faisceau des phares sur le pavé,

Offre le firmament aux mortels noctambules

Qui, le temps d'un solstice, s'enivrent de ces cieux

Chantant la sérénade aux imparfaits heureux.

La prestance immortelle des gouttes d'univers,

Loin des démons diurnes, du zénith imposant,

Allument de leur superbe le cœur des innocents.

L'ineffable Soleil, alors heureux hier :

Hemera la divine rougit, et puis s'incline,

L'éternité d'Erebe a déjà pris racine.

À la cime des cieux, les volutes aériennes,

Ne sauraient faire de l'ombre à l'opale laiteuse.

Elle envoute les mortels, pareille à une berceuse,

Leurs luttes achevées, paraissant si lointaines.

Elle luit, bénit, se délecte des vies. Nuit,

Fascinante utopie devenue hérésie.

15/10/2003

Je ne veux pas parler, de ma maladie, peu importe, elle me hante et à la fois m'est invisible car je suis toujours moi, je ne peux plus me lever chaque jour avec ce poids et sourire à tout le monde, alors que je m'enfuie, loin, si loin dans la nuit.

30/10/2003

La plume avait remplacé la clope, puis le pinceau remplace désormais la plume. Je n'ai plus de peinture alors que faire maintenant ? J'utiliserais mon sang, s'il le fallait pour dépeindre mes démons. Ca y est. Je débloque. Je deviens folle.

02/12/2003

Assez de ces calendriers de l'Avant. J'ai le miens, qui m'offre chaque jour de nouvelles failles. Je vois bien que Dorothy a peur de moi maintenant. Après tout c'était l'objectif, c'est très bien, je ne lui ferais plus de mal. C'est fini. Je ne vais pas bien. Rien ne va bien.

25/12/2003

C'est le début de la fin quand tu commences à lire les livres par la fin car tu ne sais pas si tu tiendras assez longtemps pour le lire en entier. Mon corps va mieux cependant. Je laisse le Soleil entrer en moi. Faites que je sois meilleure. Que je ne sois plus un poids. Je vous aime.

21/04/2004

Cela faisait longtemps mais tu ne m'as pas manqué. Je me sens sale, si sale. Chaque millimètre parcourant ma peau est empoisonné par la décomposition de mon âme. Je deviens une bête et détruit tout sur mon passage. Fini, les chocolats au lait et les thés à la menthe. J'ai détruit Nicole car son sourire me poursuivait. Comment garder un masque quand plus rien ne va ? Je débloque. Ça y est je le sens. C'est immense, ça grandit au fond de ma poitrine. Je suis folle.

16/06/2004

Je suis l'ombre, je suis le soleil

Je suis les étoiles et la pluie

Je suis l'homme et l'animal

Je suis le tournesol, je suis la rose

Je suis cette voix dans ton esprit

Je suis celui qui la nuit te suit

Je suis vivant et enterré

Je suis toujours dans tes pensées

Je suis la raison, la folie

Je suis le jour et je suis la nuit

Je suis celui qui crée et détruit

Je suis un paradoxe à moi seul

Je suis celle qui déguste les étoiles

Je suis celle qui goutte le ciel

Qui le délecte comme le miel

Je sculpte, taille et écrase

Afin de recréer l'enfer.

Alors la nuit si tu entends du bruit,

Les soirs, lorsqu'il fait tard,

Apeuré, ne demande pas, ce sera moi

Idyllique, la nuit m'absorbant dans le noir

Devenue serpent qui se mord la queue.

Et si je suis, c'est car je grandis. »

Mes yeux suivent les lignes, volent entre elles, les découvrent, les retournent. Mon esprit est embrouillé, obscurcit. Je lève les yeux vers le lit essayant d'apercevoir quelque chose, puis je sens sur mon doigt une sensation désagréable. Froide, douce, glissante, mouillée. Une goutte. Une larme. Tout s'évapore, plus rien n'existe. Cinq pages. Seulement cinq petites pages de textes et gribouillis me ramènent seize ans auparavant. Je suis seule, sur ce lit, mon corps tremble, mes muscles se contractent. Autour, plus rien n'existe. Le néant prend place dans la pièce et ma respiration fait écho dans ce vide nouveau. Je desserre mes doigts qui étaient agrippés aux draps d'une prise ferme puis je défie du regard les seuls éléments à ma portée, je n'ai pas tenu toutes ces années pour tomber si tôt.

Devant moi, alors, apparaît comme une évidence une petite poupée de chiffon, affalée entre deux coussins et munie de deux boutons de couture à la place des yeux m'observe. Nicole. Je parviens même à déceler un sourire en coin si je l'examine attentivement. Ses deux longues couettes, faites de fil rouge, produisent un léger mouvement, comme balancé dans une brise légère. Les yeux encore légèrement embués, je l'observe, inclinant la tête à sa manière et approchant lentement ma main.

- Viens.

Son chuchotement rauque parvient en un murmure jusque dans mes oreilles.

Nuit. La porte. Fermée. Je pousse. Je crie. Je tape. Je frappe. Rouge. Son visage. Noir. Ses yeux. Dure. Sa main. Elle me tire. Je pleure. Je m'excuse. Elle est énervée. Je m'explique. Elle exulte. Elle crie. Elle menace. Nicole. Elle la tient. Par le bras. Serré. Elle lui tient aussi fermement la tête. Elle s'apprête à la lui arracher. Je crie. Je la pousse. Nicole vole. Nicole atteint les étoiles. Nicole tombe. Au sol. Sol mouillé. Plus personne ne crie. Mais il y a celui dans mon esprit. J'ai mal. Mal au ventre. Mal au cœur. J'ai les jambes en coton. Je me retourne. Vide. Son regard est vide. Elle n'a pas mal. Ça tape. Ça tape de plus en plus. C'est fort. Ça tape dans mon esprit. Mais mes mains ne bougent pas. Une goutte. Une larme. Au sol. Sur mes pieds. Une seconde. Instant. Je me jette sur elle. Stridents. Les sons. Rudes. Les coups. Rouge. Rouge mon esprit et rouge le monde. Rouge sent l'air et le ciel l'est aussi. Rouge comme l'alarme qui réveille et prévient. Rouge est le sang. Qui glisse et s'insinue. Rouges sont les pensées de Gaëlle affolée. Rouge dans ma tête. Boum contre le bureau. Noir. Noir partout. Noir dans mon esprit. Noir qui remonte. Boum. Boum. Noir. Boum. Noir jusque dans mon cœur et mon corps tout entier.

1, 2, 3. J'ouvre les yeux. La chambre est revenue à la normale, tout est à sa place. Même Nicole est, comme une enfant endormie, couchée sur le ventre dans le carton des livres. Je m'extirpe peu à peu de cette transe hypnotique. Plus aucun geste, aucune pensée. Tout est rangé, prêt à plier bagage. Je m'apprête à tourner les talons, à faire mes adieux aux murs qui suintent et à la poussière qui étouffe. Ma tâche semble être achevée. Tout a été rangé, trié, classé. Tout, ou presque. Une force m'attire, inexorablement, infiniment, fatalement. Je repose mes sacs, une nouvelle fois. Je garde mon manteau, je glisse une mèche de cheveux derrière mon oreille. Mes talons claquent, le parquet grince. Derrière la commode, une forme blanche apparaît. Même la poussière s'est arrêtée de tomber, le temps est suspendu, le glas promet de sonner fort. Je me faufile parmi les cartons, j'en enjambe même certains. Puis, je marque un arrêt, esquisse un sourire, laisse échapper un petit rire. La tragédie touche à sa fin, le public morbide est avide de connaître la fin, de pouvoir se délecter de l'horreur. Ils ne seront pas déçus, ils risquent même d'applaudir dans cette hérésie psychotique. Le tic-tac de l'horloge devient insoutenable. Tic-tac, tic-tac. Elle sonne. Les souffles sont tous coupés, sans exception. Le dernier acte est sur le point de commencer.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top