V
Je tourne mon regard presque automatiquement vers les piles de vêtements situées au fond de la pièce. Ceux-ci n'ont pas été touchés depuis que les parents ont été obligés de choisir la tenue d'enterrement de Gaëlle.
Ceci s'était déroulé deux jours environ après sa mort, l'enterrement avait lieu le lendemain et la maison était sans dessus dessous, tout était à organiser et les parents n'avaient même pas le temps de se laisser abattre, les cœurs étaient brisés mais il fallait avancer. J'étais restée enfermée durant tous les préparatifs, je me sentais sale, et avais comme l'impression que l'âme de ma sœur planait au-dessus de moi, me surveillant avec un dur jugement. Pendant ces deux jours, je n'avais presque pas mangé, n'avalant à peine que quelques biscuits le matin pour rassurer mon père. Je ne voulais pas vivre cela, je n'étais pas prête pour soutenir ma famille, pour ne pas être un poids. Alors, le jour où mon père est entré doucement dans ma chambre, la fatigue se lisant sur son visage et les cernes assombrissant ses yeux, j'eus l'impression de sortir d'un long et inexplicable songe. Il venait me demander de choisir sa tenue, avec mon point de vue de sœur. Je sais qu'ils pensaient que nous étions ce genre de sœurs complices qui savent tout l'une de l'autre même ce qu'eux ignoraient. Et nous l'avions été, mais cela faisait longtemps que ce n'était plus le cas. Alors, j'étais venue et j'avais indiqué du doigt des pièces au hasard, dans l'incapacité d'avoir une réflexion construite. Ils avaient eu l'air satisfaits, et moi, je savais pertinemment que peu importe les morceaux de tissus que j'avais choisis, le choix de Gaëlle aurait été de vivre.
D'un calme froid et posé, je m'accroupis donc devant la caisse et les deux piles de vêtements démodés se présentant devant moi avant de toucher avec une pointe de dégout le pull situé au-dessus de la première pile. Les fibres sont desserrées, humides et imprégnés de poussière rendant l'identification de la couleur d'origine plus difficile. L'odeur rance s'échappant de la caisse me donne des nausées et je décide de faire vite. Je me force alors à examiner un à un les tee-shirts, sweats et pantalons qui appartenaient à Gaëlle. Et quelque chose me frappe, quelque chose auquel je n'avais pas réellement fait attention à l'époque. Ces vêtements, même démodés, sont très voyants, colorés, arborant des motifs divers et d'un style tape à l'œil. Puis je comprends : même s'il n'y a pas d'unité dans cette garde-robe, l'objectif n'était pas de correspondre à son style, ses gouts ; l'objectif était de détourner les yeux des autres de sa maladie, qu'ils la voient comme une personne et non comme une malade. Alors, j'assiste au défilé de larges hoodies empruntés à des amis, d'un crop top moulant acheté en fripes et d'une jupe froufrou déjà trop petite pour elle à l'époque. On dit souvent que l'habit ne fait pas le moine mais l'on applique cette phrase que très rarement. Savoir qui était ma sœur grâce à ses vêtements semble alors impossible.
Après avoir terminé et scellé les cartons de vêtements, j'éponge la sueur qui perle sur mon front, puis souffle. Dans cette chambre il fait une chaleur accablante et pourtant, au dehors, le Soleil se fait timide. Je me surprends à observer la ville en contrebas, par la fenêtre ; rien n'a changé à première vue. Que le temps passe vite, j'ai l'impression d'avoir quitté la maison depuis une éternité et à la fois que tout cela n'était qu'hier. Je détourne les yeux, nostalgique de la vie d'avant. Je finis par me glisser le long du mur vitré, terminant assise dos à celui-ci. Mes yeux se ferment peu à peu assommés par la fatigue quand je remarque au pied de l'armoire une forme étrange.
Je m'avance alors vers cet élément, ne prenant pas la peine de me relever. Délicatement, au pied empoussiéré de l'armoire, je tente de retirer le minuscule objet sans l'abîmer, semblable à un origami. Une fleur séchée d'un profond violet glisse alors entre mes doigts avant de se reposer sur le sol, comme au ralenti, à la manière d'une plume. Incapable de pouvoir déterminer son espèce, je la rapproche de mon visage, afin de pouvoir l'observer plus attentivement. Celle-ci est composée de trois pétales, disposés sans symétrie et reliés à un cœur orange n'ayant pas perdu de son éclat.
Je me rappelle alors un lointain souvenir : le jour où j'avais vu la fameuse fleur, cela faisait une semaine que l'état de Gaëlle s'était amélioré et notre mère l'autorisait même à aller faire des courses dans le supermarché, même si je savais qu'elle utilisait ce temps libre pour trainer au parc avec ses nouveaux amis. Ce jour-là, elle était rentrée en rapportant un bouquet de fleurs à ma mère, pour la fête des mères. Je l'avais surprise, à la nuit tombée alors que j'allais fermer la fenêtre de ma chambre. Alors, à pas de loup et en tentant de ne pas faire craquer le parquet, j'étais sortie dans le jardin m'asseoir à ses côtés. J'avais commencé par tousser de nombreuses fois à cause de la fumée de sa cigarette, lui indiquant ainsi involontairement ma présence. Puis elle s'était tournée, la brume masquant à peine son visage dans la nuit mauve.
Elle souffla puis continua sa rêverie, m'ignorant. Je tentais alors :
- Tu ne devrais pas fumer, avec ce que tu as...
Elle répondit alors en démarrant au quart de tour :
- Quoi, tu vas arrêter de me faire la morale ? Apprend déjà à faire tes lacets, évolue, grandis et on verra ça. En attendant arrête de te coller à moi.
- Mais, pourquoi ?
Je n'en pouvais plus de la nouvelle sœur que la maladie m'avait offerte.
-Tu ne vois pas ? Tu ne comprends donc pas ? La maladie, tu vois, c'est contagieux. Même si les parents disent le contraire, ils sont eux aussi affectés. Même si c'est invisible, ça t'atteint là.
Puis elle avait pointé son cœur.
- Personne ne s'en sortira indemne. Chaque minute qui passe, ma maladie détruit un peu plus notre famille. Et toi, tu es encore la seule qui ne comprend pas. Tu ne vois pas ? Je ne veux pas que tu tombes malade.
Je ne saisissais toujours pas, alors j'avais simplement répondu :
- Je suis avec toi, moi. Ensemble on va réussir à surmonter tout ça.
J'imagine que j'avais lu ça dans une de mes histoires sur l'amitié ou bien dans un dessin animé bidon. En tout cas, cela n'a pas eu l'air de lui plaire, car elle m'a ensuite suppliée de la laisser, utilisant des mots de plus en plus violents. Mais, voyant que je restais là, immobile, sur les marches du perron, c'est elle, qui, une fois de plus s'éclipsa en furie dans l'ombre. En effet, elle avait eu l'air d'aller mieux, mais j'avais tout gâché en un instant, comme d'habitude.
Cette fleur séchée, au sol dans la pièce, ce n'est pas un hasard, c'est un témoignage de notre histoire, des masques qui tombent. Je serre contre moi le végétal flétri et me relève, le visage sombre afin de le déposer dans mon sac à main. Je me contiens car je sens que le plus difficile reste encore à accomplir. Les cartons de livres et de vêtements sont rangés, les bibelots entassés dans un sac, en majorité. En effet le plus dur reste encore à faire.
Je fais un quart de tour et observe en silence le grand lit encore défait attestant d'une forme de vie, seule la couche épaisse de poussière permettant de remarquer son côté vétuste. Les deux lampes de chevet se tiennent fièrement à ses côtés, comme escortant le colosse. Sans prêter attention à la saleté couvrant le lit, je m'y assois. Ces draps étaient mes préférés, ceux que mamie lui avait offert à Noël, les blancs remplis de bouquets de fleurs. Je tâte la couverture simplement posée à mes côtés, rien à signaler. Je me relève donc,passe rapidement mes mains pour retirer la poussière tout en me bouchant le nez pour ne pas tousser et m'accroupis une nouvelle fois pour arriver à niveau. Je glisse alors ma main sous le matelas et sens du bout des doigts un élément froid et dur. Je me mords les lèvres, le sommet de la montagne apparaît désormais à l'horizon, les choses sérieuses commencent.
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