II

En entrant dans la pièce, la quantité phénoménale de poussière me frappe tout d'abord, m'empêchant de voir correctement à plus d'un mètre, et je suis soudain prise d'une fulgurante quinte de toux. Une main devant la bouche et l'autre levée face à moi, je m'avance donc à tâtons dans la sinueuse obscurité qui semble emplir chacune de mes failles, et caresser unes à unes les parcelles de ma peau afin d'y absorber l'essence même de mon âme. Aveuglée un instant, je contrôle peu à peu mon souffle, suivant les battements de mon cœur : seule, perdue dans l'immensité qui s'offre à moi : sans lumière, le temps et l'espace disparaissent afin de laisser place à une profonde méditation. Alors que je touche du bout des doigts le tissu épais, rongé par les mites et par la poussière des rideaux je découvre un tremblement incontrôlé me traversant de part et d'autre à coups de spasmes saccadés, je tire donc d'un coup sec la lourde charge d'étoffe que j'avais agrippé en fermant les yeux au même instant. Les éblouissants rayons du Soleil parviennent tout de même à traverser la fine peau diaphane de mes paupières et je suis alors obligée de me détourner une minute.

Ayant recouvré l'usage de la vue, je déplisse lentement mes yeux, chaque seconde plus que la précédente me faisant redouter le paysage que je m'apprête à découvrir, éclatant désormais de sincérité à la lumière du jour. Comme nue face à ce décor bancal, je souffle, je suis presque à ma place, ici. Que ressenté-je ? Rien. Rien étrangement, rien de plus que l'ombre pesant sur moi et m'habitant depuis quinze ans déjà sans jamais se montrer. Rien à part ce profond silence plus persistant que n'importe quelle mélodie. Rien n'existe sinon la texture du textile sur mes épaules qui semble se rétrécir sans relâche sous les convulsions de ma poitrine se soulevant et s'abaissant à un rythme devenu régulier.

Je ne ressens plus rien, ni ces sensations pourtant devenues habituelles, ni mes cheveux caressant mon visage, et je n'entends même pratiquement plus le grincement de la porte qui glisse d'un mouvement doux au rythme des courants d'air. J'observe. J'observe seulement l'image grotesque qui entoure mon corps, comme si j'en faisais partie intégrante, me fondant totalement à l'intérieur à la manière d'un meuble rustre abandonné là, au milieu de la pièce, sans âme, sans pensée, à la fois inutile et indispensable à l'équilibre instable de cette parcelle d'univers reconstitué. Je vois, et à travers mes yeux, ce n'est ni mon cœur ni mon cerveau qui vois, mais le néant insondablement lacunaire. Derrière ces pupilles inanimées, la lumière filtrée par mon ombre ne parvient pas à rendre plus vivante la figure morne de la chambre de ma sœur, elle demeure empreinte d'une lente et douloureuse mélancolie reflétée par chacun des éléments la composant, seuls, perdus, sans propriétaire. Pareil à un chanteur sans voix ou même un cuisinier sans goût, le monde perd son sens et ne tourne plus rond, il ne tourne même plus, il ne fait que planer, hésitant sur la direction à prendre et moisissant finalement d'une sordide putréfaction.

Je divague entre les murs peints d'un bleu nuit profond et les lattes de parquet inégales grinçants sans raison, à tout va. À travers cette nuit dessinée sur les murs, les étoiles jaunes comme répandues là par hasard, rondes, peintes avec une maladresse et impatience passionnée semblent guider mon chemin. Ces tâches de couleurs me rappellent des traces de vie, identiques à des perles d'infini jetées dans les innombrables océans écartant d'une farouche puissance nos pauvres âmes de pêcheurs à l'agonie. Dans cette perle réfléchissant les reflets moires de nos infimes existences, je redécouvre peu à peu son visage, néanmoins flou, ne relevant que certains détails significatifs tels que ses cheveux fins attachés en chignon dont la capacité à ne pas se démettre me paraissait exceptionnelle ou ses yeux clairs éclairés d'une lueur pressée, comme fuyant la clarté du Soleil ; non, la couleur exacte de ses yeux m'échappait toujours, vert émeraude, gris ? Qu'importe car la seule chose qui me restait désormais était la sensation qu'ils me procuraient, un profond malaise et une indescriptible nausée. Oui, cette immense fresque me plonge quelques années auparavant, alors que j'admirais ses coups de pinceaux abstraits et y cherchant un quelconque sens. À l'époque c'étaient ses mains douces mais déjà fermes, qui m'avaient éloignée du mur pour prendre du recul vis-à-vis de l'œuvre. J'avais alors aperçu avec surprise une galaxie nuée d'étoiles qui voyageaient sur la toile couverte de peinture sur le papier peint utilisé comme toile. Ce jour-là j'avais appris une belle leçon : peu importe le contexte, c'est en prenant de la distance que tout prend un sens.

Échappant peu à peu à ma rêverie, je relève les yeux pour regarder plus en détails la petite pièce, mais à travers l'air pollué et la multitude de carnets, de feuilles, toiles et autres babioles à mes pieds, je suis prise d'un vertige, les murs commençant peu à peu à se resserrer autour de moi, forçant ma respiration à être plus courte, plus haletante. Fermant les yeux avec conviction, je m'assois sur la petite chaise en bois du bureau qui craque rompant le silence pesant, avant de se taire à nouveau. La surface rugueuse de l'osier et l'odeur rance des éléments éparpillés sur l'espace de travail me ramène à la réalité. Je me tourne face au bureau et analyse les différentes tâches de peintures attirant toujours mon attention, certaines luisantes, d'autre craquelées gisant ci et là, comme laissées aux générations futures, preuves d'une précédente activité sur le lieu. Le pot à crayon dévasté porte toujours des stylos orphelins de leurs capuchons, perdus entre deux crayons de papier mordillés, et de quelques règles polies par le temps et l'usure. Puis, quelque chose, un petit objet de verre souillé est écarté par ma main avant de produire un désagréable bruit tel un glissement rauque.

À l'intérieur, deux mégots de cigarette abandonnés à leur sort. Rien, ni même la plus petite cendre n'a bougé, conservant leur place comme si la chambre avait été habitée quelques jours auparavant, seulement trahis par la crasse ambiante relevant une négligence. À la simple vue de ce cendrier, un bon nombre d'images me reviennent en torrent. En effet, la consommation de tabac avait été l'une des premières « conséquences » de la convalescence de Gaëlle. Mes parents ne fumaient pas, et la simple vue d'une cigarette m'était à l'époque presque inconnue avant ma rentrée en CE2.

Ce jour-là, j'avais enfilé mon beau sac à dos à étoiles et j'étais entrée en vitesse dans la voiture de mon père : ayant hâte de découvrir ma nouvelle classe. Cependant, ma sœur tardait à arriver, ses volets étaient clos et il n'y avait aucun mouvement à l'intérieur de la maison. Je tapais des pieds, promenant mes yeux sur la rue sans réelle attention et, après cinq minutes ayant paru être des heures, mon père se décida à se déplacer. Il sortit du véhicule en me disant :

- Bon je vais voir. Elle a sûrement un souci avec son appareil. Reste ici !

Puis il s'était éloigné. « L'appareil », le fameux appareil respiratoire au centre de bien des conversations à la maison : j'imaginais Gaëlle comme une super héroïne, cette machine l'aidant seulement à décupler sa force. Je l'enviais innocemment et, en quelques sortes, j'aurais voulu avoir ce pouvoir. Après quelques minutes, mon père ressortait de la maison trainant par le col ma sœur ainée. Devant mon regard interrogateur, celle-ci chuchota en soufflant :

- J'n'avais juste pas entendu qu'il m'appelait ! Il abuse franchement !

J'acquiesçai sans un mot : depuis qu'elle avait été diagnostiquée, nous la voyions de moins en moins malgré les vacances.

Le fameux jour où nous avions découvert la maladie de Gaëlle, avait suivi un énième évanouissement, après lequel mes parents avaient décidé de l'emmener voir un médecin. De mon côté, je la trouvais seulement fatiguée : désormais je la battais toujours à chat et elle s'épuisait pour un rien. Mais j'étais heureuse que celle-ci aille voir le docteur afin de guérir, car le matin, alors que je venais sauter sur son lit pour la réveiller, elle était pâle et semblait avoir froid tant ses lèvres étaient bleutées, elle me faisait presque peur. Ce soir-là, mes parents étaient rentrés l'air grave et ma sœur s'était précipitée sans un mot dans sa chambre. Même à l'époque, j'avais senti que l'heure était grave, que le moment n'était pas opportun pour les questionner, mon père m'avait alors appelée dans la cuisine, et je me souviens avoir préparé mes larmes pour réagir de la meilleure manière possible à leur annonce. Car je savais, et sans même avoir besoin d'un seul mot, j'avais compris. Peu importe les centaines de métaphores qu'ils pouvaient m'adresser, Gaëlle était malade, et c'était peut-être même grave. Alors n'écoutant qu'à peine ces paroles douces et condescendantes autour de moi, je laissais couler mes larmes sans même comprendre. Car j'ignorais ce que cela impliquait. Cependant, je savais qu'il fallait que j'ai l'air triste, car c'est ce qu'il faut.

J'avais laissé passer l'orage, et ce soir-là, j'avais dormi dans la chambre de ma sœur. Dernière nuit où j'avais pu admirer le reflet bleu de la lumière sur sa peau, créant ainsi les rebondis et les creux de son visage désormais apaisé. Les ombres sur les murs dansaient au rythme des chants de l'ordinateur. Nous les observions, silencieuses. Dernière nuit où j'ai admiré l'éclat de son profond regard m'observant. Elle était de jour en jour plus distante que j'allais être en retard, assise à l'arrière de la voiture à côté d'elle, bonnet et écouteurs bien à leurs places, comme elle en avait l'habitude.

Le point culminant de cette journée fut quand celle-ci, qui devait venir me chercher le soir, arriva avec d'autres jeunes que je ne connaissais pas. Gaëlle me pointa du doigt et j'entendis quelques bribes de conversations alors qu'ils approchaient. « Alors, c'est elle la petite ? Vous ne vous ressemblez grave pas ! » Me vexant quelque peu, je demeurais impassible. Ils m'impressionnaient, eux : on aurait dit des dragons, la fumée sortant de leurs bouches. Mais ma sœur aussi avait ce morceau de papier entre les lèvres. Cela allait être le premier secret d'une très longue liste que j'allais devoir taire.

Je souffle. Revenir dans cette maison demande plus d'effort que je ne l'imaginais, à l'époque je pensais encore que cela finirait par passer et que je retrouverais la grande sœur joyeuse des vacances passées. J'avais peur, peur de savoir que celle-ci s'éloignait de plus en plus, ne se stabilisant jamais. Et elle aussi avait peur je pense, sinon elle n'aurait jamais cherché à se faire du mal. Elle voulait s'appartenir, prouver qu'elle était forte et qu'elle avait le contrôle, mais moi, j'aurais préféré qu'elle soit à moi, je ne lui aurais fait aucun mal si elle m'avait appartenue : je l'aimais trop.

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