I

- Dorothy ... Dorothy ...

Je retenais mon souffle, en frémissant.

- Je sais où tu te caches ...

De même, les hautes herbes à mes côtés tressaillaient au rythme du vent.

- Je finirais par te ... trouver !

En disant ces mots, ma sœur avait poussé d'un revers de main l'épi de blé qui me maintenait hors de sa portée. En riant, je me relevai alors en vitesse, courant au milieu de cette infinité dorée qui m'obligeait à plisser les yeux, aveuglés par cette soudaine luminosité. Je m'élançai, écartant au passage les immenses pousses me faisant face, sans arriver à réprimer mes gloussements. Soudain, je sentis l'étreinte douce de l'adolescente m'attrapant sous les bras et me soulevant, non sans quelques difficultés. Sous le Soleil brillant au-dessus de nos têtes, je profitais de cet instant, sentant le souffle chaud de Gaëlle contre ma nuque et ses baisers furtifs me faisant éclater d'un rire clair et pur à chaque seconde.

Après cela, celle-ci me reposa à terre, essoufflée, et dit d'une voix saccadée :

- Et bah dit moi, t'aurais pas pris un peu de poids toi ? Tu m'épuises tu sais ? Petit énergumène va !

Je soufflai, assez fort pour qu'elle l'entende, et croisai mes bras en adoptant une moue grincheuse : je détestais quand elle m'appelait comme ça, même notre mère avait arrêté depuis des années ! Boudeuse, je pris une grande enjambée et entrepris de rentrer seule à la maison ; cependant, après une dizaine de pas, j'entendis ma sœur me crier :

- Hé attends moi !

- Alors, on n'arrive plus à reprendre son souffle ma vieille ? répondis-je malicieusement.

J'eus à peine le temps d'entendre les réprimandes de celle-ci que je m'enfuyais déjà à toutes jambes craignant une terrible vengeance de sa part.

De nous deux, j'étais certes celle qui courait le moins vite, mais ma sœur n'avait absolument aucun souffle et j'étais donc persuadée d'atteindre la maison de grand-mère avant celle-ci. Sous la tenace chaleur de l'été, je tentais de me frayer un chemin à travers le champ de blé dense et au milieu des épis semblables à des étoiles descendues du ciel durant la nuit pour égayer d'une lueur flavescente les vertes plaines.

Après quelques minutes, j'avais abandonné ma course pour une marche hésitante, j'eus la subite crainte de ne jamais sortir de ce dédale sans fin, ce camaïeu de jaunes m'effleurant les bras à chaque pas et produisant un bruit significatif du vent, qui secoue la végétation. Alors que je commençais à désespérer, j'aperçus la fumée de la hotte de la maison qui projetait sa vapeur jusque haut dans le ciel, parvenant presque à toucher les nuages. Je souris à pleines dents, m'extirpai enfin du champ, pris une grande bouffée d'air frais et fis une foulée plus enthousiaste vers cette lumière au bout du chemin.

Enfin, j'entrai dans la vieille maison de pierre et criai encore excitée à ma grand-mère :

- Hourra ! Je suis la première à rentrer, n'est-ce pas ?

Celle-ci se retourna lentement, ses cheveux gris encadrant son visage, avant de me dire dans un sourire bienveillant :

- Oui ma puce ! Qu'avez-vous encore fait ? me murmura-t-elle presque, d'une voix chevrotante mais mielleuse, reconnaissable entre toutes.

Je répondis, me jetant sur le canapé :

- On jouait à cache-cache !

- Vous cachiez quoi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

- On jouait à CACHE-CACHE mamie !

J'insistai bien sur les derniers mots car ma grand-mère faisait parfois la sourde oreille. Elle ne répondit pas de suite et termina finalement la conversation par un marmonnement peu convaincu avant de reprendre sa préparation.

Résignée, j'allumais alors la télévision pour programmer une chaine de dessins animés en attendant le sérotinal festin quotidien, notre mamie en faisait à chaque fois beaucoup trop mais toujours délicieusement. Ces programmes ne m'intéressaient pas particulièrement mais ils me rappelaient quand, devant la télévision, ma sœur, m'enveloppant dans ses bras protecteurs, me caressait les cheveux dans un mouvement répétitif et doux alors que je posais ma tête sur son épaule rassurante. Durant ces instants, je me sentais protégée, en sécurité, et invincible. Pour rien au monde je n'échangerais ces moments précieux où chacune sait ce que l'autre pense et où nos êtres semblent être en communion ; ce genre d'alchimie sororale dont parlent les journaux, et bien, elle était vraie pour nous deux. Pas dans le sens où lorsque l'une rit ou pleure, l'autre également ; nous étions complémentaires, nous n'avions pas même besoin de parler pour nous comprendre et aucun secret l'une pour l'autre.

Après une heure d'hébétement télévisuel, j'entendis l'appel divin : c'est à dire celui de ma grand-mère nous appelant à table. J'éteignis alors la télévision, m'étirai dans un bâillement et me levai du canapé, fatiguée, pour entrer dans la cuisine :

- Gaëlle ne vient pas ? dit-elle, toujours concentrée dans ses préparations.

Je fronçai alors les sourcils et demandai :

- Elle n'est pas montée dans sa chambre après mon arrivée ?

Elle nia et regarda par la fenêtre : le Soleil commençait à peine à se coucher projetant un halo rose sur les champs. Soudain prise d'une fulgurante inquiétude j'articulais :

- Il faut aller la chercher.

Ma grand-mère acquiesça, son visage trahissant de l'incompréhension car cela ne lui ressemblait pas : Gaëlle rentrait toujours au plus vite pour regarder la télévision ou écouter sa musique à fond.

Toutes deux, nous avions donc entrepris de quadriller les champs où je jouais avec ma sœur quelques heures auparavant, ma grand-mère marmonnant, soudain plus colérique :

- Elle me tuera c'te gosse j'vous jure !

Puis, pendant de longues minutes, nous étions chacune parties d'un côté, l'appelant de toutes nos forces en s'époumonant, nos mains en porte-voix. Après quelques minutes, je faillis trébucher sur quelque chose, j'injuriais tout d'abord, profitant de l'absence de mes parents et regardai à mes pieds. Je fus prise d'un haut le cœur, m'imaginant dans un film policier en observant la chaussure, puis enfin le pied entier de ma sœur, qui m'avais barré la route. Je ne parvenais à voir que cela dans l'épaisse brousse que j'écartai, le souffle court, les jambes tremblantes et une forte chaleur, logée dans ma tête. L'instant d'après, seul un cri, sourd et terrifié s'échappa de ma bouche, mes yeux écarquillés, mes muscles tétanisés et des larmes perlant au coin de mes yeux. Je bégayais, la voix tremblante et bouleversée :

- Mamie, mamie ! C'est Gaëlle !

Puis je fondis en larmes, mes mains tentant d'éponger mes yeux. Grand-mère accourut alors, m'ayant entendu, échevelée et livide à la vue du corps étendu et inconscient, je vis une lueur d'angoisse dans ses yeux. Paniquée, elle attrapa le corps inerte de ma sœur comme un nouveau-né, puis courut vers la maison à travers les champs, et moi, cherchant désespérément de l'air et des larmes coulant abondamment sur mes joues rougies.

Dans la maison, alors que mamie cherchait de l'eau, devant ses muscles, ses os, tout ce qu'elle était, inanimé, je m'étais vraiment dit que c'était la fin, que plus jamais je ne serais la petite sœur, que plus jamais je ne serais moi, car elle en était une partie. Mon corps était traversé de secousses, chacune plus forte que les précédentes ; plus rien n'existait sinon la douleur et mon visage terrifié par la crainte. A ce moment, la seule et unique phrase dans mon esprit demeurait « C'est fini ». Après d'interminables secondes, mamie jeta l'eau sur son visage dans un mouvement brutal, désespéré, si bien que je reçus quelques gouttes sur mes cils se mélangeant à mes larmes. À cet instant, une respiration forte, sifflante, vitale, criante même, s'entendit puis des toussotements, et je fondis de plus belle en larmes dans les bras de ma frêle sœur, encore secouée.

La soirée qui suivit fut étrange, nous avions toutes eut très peur pour Gaëlle qui nous disait que tout allait bien, qu'elle avait seulement dû s'évanouir et qu'elle était désormais en pleine forme ; j'étais la plus heureuse du monde. Mais mamie, craignant un autre accident, préféra écourter les vacances sans arrêter de nous serrer dans ses bras en nous répétant de nombreuses fois à quel point elle nous aimait. Nous avions fini par repartir, le matin même, pressées de raconter notre aventure aux parents, revigorées mais déçues de partir si tôt.

Lorsque l'on me demande, aujourd'hui, comment tout a commencé, c'est ce souvenir qui me revient en tête, sans cesse, et certaines nuits il me hante même. Désormais, je le vois sous un angle totalement différent, ce corps presque mort sur la table. C'est ce même souvenir qui s'évapore lorsque j'entends l'agent immobilier m'inviter à l'intérieur de la maison, puis m'y laisser seule.

Mon esprit est vide, mon souffle constant, je flotte presque, mon regard passant de meubles en meubles sans s'arrêter. Comme un robot, j'effectue les mouvements que j'avais déjà effectués des milliers de fois quelques années auparavant. Seize ans exactement, lorsque j'avais huit ans. Prendre à droite, puis à gauche, la seconde porte. Tout et rien n'a changé dans ma maison d'enfance, en effet, la porte devant laquelle je me tiens, celle du sanctuaire de Gaëlle est fermée ; comme toujours. Je soupire avant de tourner la poignée, d'abord lentement, puis d'un coup, décidée, et fais un pas. J'expire, mes doigts glissant sur les cartons que je tiens contre moi. Lorsque l'on me demande comment l'histoire s'est terminée, c'est toujours ce lieu qui me revient en tête.

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