Chapitre 7 : Le banquet


Lorsque Yara entra dans ma chambre, elle grogna en constatant que je n'avais pas été soignée.

— Montrez-moi, Votre Altesse.

— Pas tout de suite.

J'ouvris la porte sur mon garde. Il baissa sur moi des yeux emplis de réprobation. Je remarquais pour la première fois qu'ils étaient d'un vert aussi profond que la mousse des bois.

J'appelai Yara. Elle nous rejoignit aussitôt, curieuse.

— Faites-moi voir votre blessure, demandai-je.

— Elle n'est pas grave.

— Faites-le! ordonnai-je.

Avec une grimace, il ôta son pourpoint, puis déboutonna sa chemise. Une forte chaleur me brula les joues quand il écarta les pans du vêtement pour dévoiler la longue entaille sur son bras et son épaule. Son torse sculpté s'en trouva exposé. Plusieurs traits cicatrisés apparurent.

Après m'être raclé la gorge pour conserver une voix égale, je demandai à Yara de s'occuper de lui en premier, ce qu'elle fit sans rechigner. En quelques secondes, la plaie disparut. Le garde essuya le sang avec un sifflement admiratif.

Yara rentra. Je demeurai seule avec le colosse toujours dénudé.

— Merci de m'avoir protégée, marmottai-je avant de refermer la porte.

J'espérai qu'il avait entendu, parce qu'il était hors de question pour moi de le répéter. Cette situation ne se reproduirait plus jamais.

Yara me fit signe de m'assoir sur le lit. Je le fis avant d'abaisser le décolleté de ma robe. Mon amie grogna à nouveau, puis apposa les mains sur ma blessure en marmonnant une incantation. Comme toujours, je sentis le fourmillement familier de la magie sous ma peau, les grattements de la cicatrisation accélérée alors que les cellules se multipliaient pour refermer la plaie.

Elle n'était pas profonde, mais, trop préoccupée, je n'avais pas levé mes protections. Je ne commettrais plus cette erreur. Cet homme aurait pu me trancher la gorge. Je devrais être plus vigilante.

Je revis l'expression du duc Okoria et du comte Vermeir, je n'étais qu'une petite idiote pour eux, pour les autres aussi. Ils ignoraient tous de quoi j'étais capable. Je leur montrerais que je méritais leur respect, mais seulement le moment venu. Pour l'instant, je devrais jouer les mijaurées pour mieux les espionner.

Je serais sublime ce soir pour ma première apparition publique (si l'on oubliait le désastre de l'après-midi). Je mis un point d'honneur à choisir une toilette époustouflante. Je fis appeler mes servantes pour chauffer mon bain et m'aider à me préparer. Je passai la robe que j'avais sélectionnée, bleue, brodée de fils d'or, avec un corset en forme de cœur qui dénudait mes épaules. Chaque mouvement dans un vêtement si guindé irritait la peau sensible de mon dos.

Je suis désolé, s'excusa Noori.

Tu n'y peux rien, mon ami. Ne t'inquiète pas. Depuis le temps, c'est à peine si je sens la douleur.

Je restai assise pendant que l'on tressait une partie de mes cheveux, laissant la majorité cascader sur mes épaules. Je complétai ma tenue par un collier d'argent et de perles autour de mon cou, ainsi qu'une fine chaine d'argent sertie d'un saphir sur mon front qui se mêlait ensuite à ma coiffure.

L'ensemble me rendait plutôt séduisante. Je faisais rajouter un trait de khôl sur mes yeux lorsque l'on frappa à la porte. Je dus me maîtriser pour ne pas bondir comme un ressort au risque de gâcher mon maquillage. J'allais enfin quitter cette pièce. Les servantes qui m'observaient avec envie. Réalisaient-elles que moi, j'enviais leur liberté?

Avec un calme de façade, j'ordonnai qu'on ouvre.

À ma grande surprise, Sulli était venu me chercher en personne. Il pénétra dans ma chambre avant de s'incliner. Il examina ma robe, mes cheveux savamment tressés et la chaine d'argent qui ceignait mon front. Mes joues devinrent brulantes lorsqu'un sourire approbateur se dessina sur ses traits. Il me tendit son bras, je sortis enfin, le cœur battant.

***

La salle était décorée de fleurs écarlates et blanches. Un immense feu ronflait dans l'âtre, tellement imposant qu'un homme aurait pu s'y tenir debout sans avoir à se baisser. Les notes des musiciens résonnaient en harmonie depuis un coin de la pièce. Les invités étaient déjà installés aux multiples tables en chêne chargées de victuailles. Ma mère siégeait à la plus grande.

Ma poitrine sembla soudain comme comprimée par un serpent géant. Je distinguais tous ces visages, connus depuis des années, et pourtant, étrangers. J'allais devoir faire la conversation, mettre en pratique mes cours de savoir-vivre. Je ne m'en sentais pas capable, moi qui ne parlais qu'à Noori.

— Tout va bien, Votre Altesse? demanda Sulli à mon oreille. Il est temps d'y aller.

Je hochai la tête, puis, comme on me l'avait enseigné, je sortis la poitrine et redressai le menton. Je me composai un masque de confiance que je verrouillai sur mon visage. Sulli me caressa furtivement le dos pour m'encourager à avancer. J'inspirai un grand coup, puis m'élançai seule dans la fosse aux lions.

Les chaises raclèrent le sol lorsque les convives se levèrent pour saluer mon arrivée. Avec de petits pas élégants, je marchai vers la table d'honneur en adressant sourires et signes de tête aux membres de la cour. Je sentais le regard de Sulli, à peine un mètre derrière moi.

Quand je gagnai la place à la gauche de la reine, le connétable fit de même pour s'installer à sa droite. Lorsque je m'assis, chacun suivit mon exemple et les conversations reprirent.

Comme toujours, les invités ne faisaient pas attention à moi. Leurs discussions laissaient présager de leurs alliances ou de leurs querelles. Le duc Okoria n'avait pas de fils, donc pas de prétention sur le trône. Il entreprenait ses voisins avec de petits regards machiavéliques que j'étais seule à percevoir. Il créait la discorde. Le duc Saniri, toujours bienveillant, plaisantait avec le comte Vermeir. Leurs regards passaient discrètement de l'un à l'autre de leurs enfants. Une alliance se préparait.

Chaque année, la solitude m'oppressait au milieu de tout ce monde. Pourtant, cette fois, je n'étais pas totalement invisible. Trois groupes que je ne connaissais pas m'épiaient. Les délégations étrangères, à n'en pas douter. Partout, les liens se nouaient ou se dénouaient autour des tables, excepté pour ses trois groupes qui se jaugeaient et m'observaient.

Les membres du peuple du Domaine d'Ivoire étaient grands, avec de longs cheveux bruns et une peau dorée. Leurs visages fermés ne laissaient rien transparaitre de ce qu'ils pensaient. Contrairement aux apparences, leurs mines sombres ne présageaient pas d'un danger imminent. Leur culture leur imposait de rester de marbre. Pour eux, les émotions étaient d'ordre privé. À l'inverse, l'expression souriante de l'ambassadeur roux de l'empire Zenagon me faisait froid dans le dos. Enfin, les trois hommes de Sikalon semblaient curieux de tout. Là où leurs homologues me jetaient des regards discrets, eux me fixaient sans aucune gêne, puis émettaient des commentaires exaltés.

J'avais l'impression d'être une pouliche dans une foire aux bestiaux.

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