Chapitre 2 : Le calme avant la tempête
Je suivis notre chef des armées dans l'escalier qui menait à la cour du château. Les deux gardes en faction devant la porte nous escortèrent sans dire un mot. Nous croisâmes quelques dames, seigneurs et domestiques qui s'inclinèrent sur notre passage. Aucun ne m'adressa la parole. Je ne sais même pas s'ils en avaient le droit. De toute façon, ils me voyaient tellement peu qu'ils auraient aussi bien pu ne pas me reconnaître. Chaque jour était rythmé par les apprentissages, d'abord dans la bibliothèque, puis dans cette salle sombre que je haïssais. Ses murs noirs et humides me rendaient claustrophobe. Cette pièce était assez profondément enfoncée sous le château pour que personne ne détecte les bruits, ou les cris, qui en montaient. La terre, la pierre, l'eau, le feu, la vie, la mort, tout s'y côtoyait. Cet endroit était pour moi synonyme de force, mais aussi de douleur.
— N'avez-vous pas peur de faire attendre la reine, connétable?
— Je vous ai déjà dit de m'appeler Sulli, ou au moins Sullivan, Votre Altesse.
— Vous m'appelez bien "Votre Altesse", connétable.
Il rit. Lorsque nous passâmes les portes, je soupirai de plaisir. Le soleil chauffait ma peau, les pavés inégaux chatouillaient la plante de mes pieds à travers le cuir de mes semelles, des fleurs persistantes habillaient encore les bordures de la cour. Je fermai les yeux, avec une confiance aveugle en mon guide, afin de profiter de la douceur du vent sur mon visage.
— Allana, soyez sérieuse. Nous nous connaissons depuis trop longtemps pour ce genre de simagrées.
J'abandonnai ma recherche de sensations pour le fixer.
— Je sais, mais je suis l'héritière du trône. Vous me traitez comme tel et moi, je dois me comporter comme tel.
Un sentiment proche de la fierté passa dans son regard, mais il ne répondit rien.
— Vous deviendrez une reine que je serai honoré de servir.
Une intense chaleur se répandit sur mes joues. Gênée, je fixai le bas de ma robe. Sulli avait une telle confiance en moi que j'en venais à croire qu'un jour, peut-être, je parviendrai à combler ses attentes. Pour l'instant, je n'avais que dix-huit ans. Je ne connaissais rien du monde en dehors des cartes et des livres que j'ingurgitais. Je me sentais incapable d'affronter l'avenir aussi bien que ma mère le faisait. L'idée que du jour au lendemain, le royaume pourrait dépendre de moi me terrifiait.
Cette petite balade ne dura malheureusement que quelques minutes. Je profitai une dernière fois de l'odeur résineuse des pins et de celle capiteuse des roses. J'en avais fait planter plusieurs pieds sous mes fenêtres. Ainsi, je pouvais savourer leurs effluves jour et nuit sans quitter ma chambre.
Comme toujours, les soldats qui m'accompagnaient scrutaient les alentours, attentifs au moindre geste suspect qui pourrait me menacer. Même dans l'enceinte du château, ils n'étaient jamais tranquilles. Je les comprenais. Plus jeune, j'avais perdu trois gardes dans des tentatives d'assassinat. J'en avais pleuré des jours entiers. Depuis, je ne demandais plus jamais leur nom aux personnes chargées de ma protection. De toute façon, ils changeaient si souvent que c'était inutile. Je refusais qu'ils restent à mon service assez longtemps pour m'y attacher. Le risque était trop important.
Seuls trois individus semblaient assez solides pour demeurer à mes côtés, la reine, Sulli, et Yara.
Lorsque nous entrâmes dans le bâtiment, j'eus le sentiment d'étouffer. Maintenant que je n'étais plus visible de loin, les gardes se relâchèrent enfin. Même Sulli parut serrer mon bras avec moins de fermeté.
Il m'emmena vers la Grande Salle où je n'allais que rarement. Tout au fond, dissimulée derrière une tapisserie, une porte menait au cabinet privé de ma mère, où je me rendais encore moins souvent. Je poussai le battant avec appréhension. Les soldats s'arrêtèrent à l'extérieur sur un geste de leur chef.
Dans la pièce à la décoration sobre, des cartes et des lettres s'étalaient dans chaque recoin. Ce chaos apparent cachait en réalité une organisation maniaque qui utilisait chaque parcelle d'espace dans un but politique ou militaire. Les seuls endroits épargnés étaient le grand fauteuil à oreilles en velours rouge, dans lequel se tenait ma mère, et le guéridon attenant. Sur lui, aucun papier, mais un plateau avec une théière fumante ainsi que trois tasses accompagnées d'un petit sucrier.
Sulli et moi nous inclinâmes.
— Ma reine, murmura le connétable, un genou à terre.
La déférence qui suintait de ces mots me mettait mal à l'aise.
Je gardai la tête baissée dans une attitude de soumission.
— Vous m'avez fait attendre, Sullivan.
La voix douce de ma mère sonnait comme une caresse. Il ne fallait pas s'y fier. Je restai immobile, dans l'attente de la sentence.
— Veuillez accepter mes excuses, Votre Majesté. La princesse m'a paru très pâle. Un léger détour afin qu'elle prenne le soleil m'a semblé à propos. J'en assume l'entière responsabilité.
Ma mère, royale dans son ample robe grenat, descendit de son fauteuil. Elle repoussa ses multiples tresses noires derrière son épaule, puis se pencha pour saisir le menton de Sulli. Je réprimai un frisson lorsqu'elle le força à relever la tête. Ses yeux aussi bleus que les miens, perçants comme ceux d'un faucon, se braquèrent sur lui.
— Je vous serais reconnaissante d'éviter ce genre d'initiative, connétable. Trop de menaces pèsent sur ma fille. Sachez qu'un complot se trame, même si je n'ai pas encore tous les détails.
L'air devint soudain aussi épais que de l'eau dans mes poumons douloureux. Encore un complot. Encore des assassins qui viendraient pour moi ou pour ma mère. Ma poitrine semblait comprimée par un étau qui se resserrait à mesure que la discussion avançait. Mais Sulli restait de marbre, un roc face à la puissance destructrice de l'océan.
— Sauf votre respect, ma reine, vous me faites confiance pour votre sécurité. Je suis tout aussi rigoureux concernant celle de ma princesse. Lorsque je suis avec elle, je jure que rien ne peut lui arriver.
— Êtes-vous prêt à jouer votre tête là-dessus?
— Sans hésitation.
Je frissonnai. Ma mère suivit le contour de la mâchoire de Sulli de son doigt pâle, dans un geste presque tendre.
— Soit. Il est vrai que je ne la laisse pas sortir assez ces derniers temps.
Elle retourna s'assoir, puis nous fit signe de nous relever.
— Mais les risques sont considérables, en particulier en ce moment. Je vais avoir besoin de toi, Allana. Ton anniversaire approche, dans quelques mois tu auras dix-neuf ans et le Domaine d'ivoire commence à se montrer intéressé par une alliance entre nos contrées, tout comme le roi de Sikalon. L'empereur de Zenagon, lui-même nous envoie un émissaire. Il doit craindre qu'une union avec l'un ou l'autre de ces royaumes ne l'empêche définitivement de nous annexer. Il est temps pour toi d'entrer en scène.
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