III. Celui qui rêve


La brume monte, s'enroule autour de la cime des montagnes proches, recouvre ciel et terre de son tapis blanc immaculé. Quelques craves à bec rouge la traversent, indifférents, liaisons provisoires entre l'au-dessus et l'en-dessous.

Perché au milieu de cette mer de nuages, l'enfant observe ce monde à la frontière du bleu et du blanc. Il s'est installé dans le nid-de-pie, le point le plus en hauteur du bateau, du moins dans la liste des lieux autorisés.

Derrière lui, la ballon tangue au gré du vent, son habit d'arlequin égayant la monochromie de la brume. C'est le lieu interdit par excellence : à la moindre déchirure, la bateau crèverait le voile des nuages et irait s'écraser loin en-dessous, dans ces profondeurs inimaginables pour les gamins du ciel. L'enfant n'a pas le vertige, non ! mais Clarã lui a toujours dit de ne jamais toucher au ballon, et personne de sensé n'aurait rien que l'idée de désobéir aux ordres de la capitaine.

« Lítill ! »

C'est Clarã qui l'appelle, d'ailleurs. Elle veut qu'il redescende, qu'il aide à la cuisine, qu'il arrête de traîner là-haut. Mais l'enfant-oiseau s'entête à rester sur son perchoir. Il crie qu'il arrive, bientôt. Il sait que Clarã ne le croit pas. Il s'en moque.Il veut seulement rester un peu plus longtemps là-haut. Juste un peu.

Un peu plus près des étoiles.

Les craves s'envolent mais Lítill reste. Trop humain pour décoller mais un esprit si volatile que ses pieds touchent à peine le sol. Il se perche là-haut, dans son nid-de-pie dont il ne concède à redescendre que quand la faim se fait sentir.

« Lítill ! »

Clarã appelle à nouveau l'enfant-oiseau, mais celui-ci ne lui accorde aucun regard. Un îlot se distingue dans la brume, un vague tas de pierres grises qui émergent à peine de la mer de nuages environnante.

L'équipage se prépare à la manœuvre. Lítill devrait être en bas, avec les autres, à affréter les voiles, incliner les ailes horizontales qui stabilisent le bateau, affaler le foc, virer de bord, crier des ordres aux autres gamins.

Il ne peut pas. Il n'entend plus rien. Toute son attention est focalisée sur cet îlot rocheux, tache grise entre l'océan blanc en bas et l'océan bleu au-dessus.

Son regard se pose sur une ombre qui se détache dans l'étendue grisâtre.Un vieil homme le fixe, les yeux dans les yeux, un échange silencieux et éternel entre deux créatures des cimes.

« Enfant-oiseau, apprends-moi à voler...

Vieillard, ton corps se meurt, tes ailes se sont flétries, qu'attends-tu encore de la vie ?

Rien qu'un rêve, un vieil et beau rêve, un envol...

Regarde-toi ! Tu n'es plus que fatigue, la fin s'approche et tu ne décolleras pas : ton corps n'est qu'un poids presque mort.

Esprit, je pourrai voler.

Tu n'es pas esprit. Pourquoi vouloir partir quand tu pourrais rester, même rien qu'un peu ?

Il est tard et j'ai bien trop vécu. Aurai-je ma place sur ce bateau ?

Il est trop tard, ton corps part à la dérive. La brume s'ouvre et t'engloutit. C'est la fin.

Ce n'est pas la fin mais un nouveau départ !

Voilà pourquoi les croyants restent si téméraires à l'approche de leur mort : ils croient accéder à l'au-delà, ignorant tout ce qui leur crie qu'ils ne savent rien. Ignorant le hasard qui régit le monde. Ignorant leur ignorance même.

Et quand bien même j'aurais tort, je ne serai bientôt plus là pour m'en lamenter.

Tu ne voleras pas, vieillard. Tu mourras et ton rêve tombera dans l'oubli.

C'était un beau rêve.

Un rêve idiot.

Un rêve tout de même.

Et c'est bien le problème : nul n'a le pouvoir d'arrêter le rêveur, même en mission suicide.

Ce n'est pas un suicide mais une mort en pleine conscience.

C'est justement ce qui me fait peur et m'attriste.

Tu n'as pas à avoir peur : c'est moi, le mort, qui m'avance dans l'inconnu.

Sans guide ?

Les corbeaux voleront avec moi.

Ils portent malheur.

Et alors ? La mort n'a pas heureuse réputation, elle non plus.

Pourquoi vouloir voler ?

J'étais un enfant-oiseau, il y a bien longtemps. Les corbeaux ont toujours été mes confidents.

Le bateau aurait pu t'accueillir, comme les autres enfants solitaires.

Je suis le bateau. »

Lítill regarde le vieillard sans comprendre, mais l'étincelle dans ses yeux se trouble et le dialogue muet ne lui offrira plus aucune réponse.

Alors l'enfant se penche et observe le bateau, qui poursuit sa course avec le vent, qui grouille de cette vie que le vieil homme n'a pas. Ses derniers mots résonnent dans l'air, toujours aussi énigmatiques. Comment le mourant pourrait-il être à lui seul cette joyeuse et étrange communauté ?

Impossible ! Tout cela n'était sans doute qu'un rêve.

Alors Lítill se prend à rêver, comme le vieillard, qu'il pourra voler, un jour.

Mais si le rêve est le seul moyen de vivre lorsque le corps ne suit plus, il s'éteint dès que le rêveur part pour de bon.

Comment sauver un rêve quand le rêveur avait été détruit ?

Lítill voit, au loin, en bas, le vieillard fermer les yeux.

Le bateau sombre.

Et tout devient noir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top