Chapitre 5 : Oalane

Oalane n’avait pas dormi de la nuit. Elle s’était terrée dans un coin de la pièce dans laquelle elle avait été enfermée. Elle savait que son peuple était connu dans toute la Teldanarie pour le métal et les gemmes de leurs montagnes. Mais d’après les barreaux de sa cage, elle était ravie de voir qu’ils en gardaient.

Dans Kahomi, il faisait constamment nuit, alors les elpokarans allumaient des torches le long des murs. C’était souvent déroutant de ne pas savoir si le soleil éclairait Kahosi ou non. Mais cela permettait à Kahomi de ne jamais s’endormir totalement. Oalane n’avait jamais autant détesté cette caractéristique de sa ville. Elle savait qu’on allait venir la chercher, la jeter dans Kahosi, mais elle ne savait pas quand. Alors à chaque bruit elle sursautait. Au début, elle avait essayé de penser à sa famille, pour se rassurer, mais son esprit ne pouvait oublier Kahosi. Tous les cycles se ressemblaient, tous ceux qui quittaient Kahomi ne survivaient pas à Kahosi.

Kahomi c'était la sécurité. La montagne protégeait les kaarans.

Kahosi c'était la nature, les étendues libres, le froid, Oalane ne résumerait cette description qu'en un mot : le danger.

Enfin, la seule porte de la pièce s'ouvrit, telle une détonation dans la tête la kaarane. Un membre de la garaho l'attendait dans l'encadrement. Il ne dit pas un mot : il n'y en avait pas besoin, elle allait être jetée dans Kahosi, c'était inévitable. Oalane quitta alors son recoin et suivit le guerrier recouvert de poudre blanche. Devant la grande porte de Kahomi, la tension était palpable. Le membre de la garaho abandonna la kaarane avec son groupe. Elle reçut très vite l'ordre de retirer ses vêtements : ils ne suffiraient plus à Kahosi.

Soudain, la grande porte dans la montagne émit un claquement lorsque les elrans ouvrirent le verrou. Dès qu'un interstice fut visible entre les deux battants, un courant d'air se fraya un chemin vers l'intérieur. Tous les kaarans à demi-nus tentèrent de se couvrir de leurs bras. Pour ceux qui se connaissaient, ils se regroupèrent. Oalane n'eut bien sûr pas cette chance. Autour d'elle, tout le monde savait qui elle était. Celle qui avait tenté de mentir aux esprits, qui avait refusé de risquer sa vie à Kahosi.

Un groupe pénétra entre les portes. Ils n'étaient que fourrures. Du moins sous la couche de neige qui les recouvrait. Les panneaux en bois se refermèrent après leur passage et le silence s'abattit autour d'eux. À leur tour, ils reçurent les consignes de retirer leurs vêtements. Ceux-ci furent donnés aux kaarans de Kahomi et inversement. Sans exception, les futurs membres de Kahosi sursautèrent à la sensation du froid. Oalane eut des difficultés à enfiler les vêtements, elle avait l'impression que les portes s'ouvraient à nouveau et qu'elle ne pouvait pas se protéger avec ses bras cette fois-ci.

Quand les vêtements furent enfilés, les portes se rouvrirent. Les elrans qui venaient de rentrer appelèrent ceux qui devaient sortir. Oalane jurerait qu'elle voyait les kaarans de Kahosi observer avec envie son groupe. Souhaitaient-ils vraiment continuer à vivre à l'extérieur de la montagne protectrice ? Dans le froid ? Le danger ?

Un membre de la garaho poussa Oalane en avant. Un pas après l'autre, elle se rapprocha de l'air glacial, jusqu'à ce que, malgré les vêtements, il ne l'entoure tout à fait. L'estomac de la kaarane se tordit lorsqu'un claquement retentit : les portes de Kahomi venait de se refermer. Elle n'osa pas se retourner pour voir ce tableau, elle craignait de craquer en sanglots, et elle allait devoir apprendre à être forte pour survivre dans ce nouvel environnement. Un nouveau pas dans la neige craqua sous son poids. Elle quitta des yeux le sol mais n’en revint pas du paysage.

Elle crut devenir aveugle au début, après avoir vécu toute sa vie à la lueur des torches de Kahomi, l'éclatante blancheur de la nature semblait brûler les yeux d'Oalane. Les couleurs semblaient avoir disparu, autant dans le ciel que sur terre. Face à elle, la procession suivait la route qui descendait dans une pente douce. En contrebas, Oalane apercevait d'ores et déjà le village de Kahosi. Des volutes de fumée s'en dégageaient, il le fallait bien, avec ce froid qui mordait la moindre parcelle de peau. Au-delà du village, une étendue presque immaculée. Seulement ponctuée de hauts reliefs qu’elle imagina être des arbres, bien qu’elle n’en n’ait jamais vu. Mais ce paysage ne s’arrêtait pas là, Oalane remarqua une étendue verte. Peut-être était-ce à cause de la neige, mais cette tache verte était sombre, mystérieuse, comme si elle cachait quelque chose. Comme l’ultime frontière de son monde.

À force de scruter les moindres détails au loin, Oalane ne remarqua pas tout de suite qu'ils venaient d'entrer dans le village de Kahosi. Les habitants y étaient déjà actifs. Entre deux petites maisons en bois, certains dépeçaient des elaepren avant de les jeter dans un plat. Des échos de lutte lui parvenaient depuis les limites du village. Enfin ils arrivèrent au centre des habitations, un grand feu y brûlait et, juste devant, un homme se tenait face à eux.

Un frisson parcourut le dos d'Oalane à la vue de ce kaaran. Trois longues balafres traversaient le visage de l'homme, du front au bord de sa mâchoire. Ce faisant, les cicatrices passaient sous le cache-œil en poils de meohiren. Son dernier œil valide était d'un bleu clair qui mit mal à l'aise Oalane.

Les bras croisés, l'homme attendait que tous les nouveaux membres s'approchent. Au moment où tout le monde s'arrêta, leurs guides rejoignirent celui qui devait être leur chef. L'un d'eux souffla quelques mots à son oreille et l'unique iris glissa jusqu'à la kaarane. Elle se douta qu'il était mis au courant de la ruse qu'elle avait tentée, et il s'adressa à elle en première :
— Oalane, fille d'Ilena, approche-toi.

La kaarane fit quelques pas en avant et des murmures s'élevèrent dans le groupe.
— Comment comptes-tu aider ton peuple parmi nous avec cette terreur que je sens d'ici ?
Oalane s'attendit à des moqueries, mais tous ceux de Kahosi restèrent de marbre face à cette affirmation. Le froid avait-il gelé la moindre émotion chez eux ?
— Je pourrai aider en cuisine ? Ou bien apprendre à fabriquer les vêtements ? proposa-t-elle après s’être raclée la gorge, le corps tremblant sous la tension.
Elle entendit un soupir dans son dos, mais ce qui se jouait était bien plus important pour dévisager qui que ce soit. Celui qui semblait être le chef des elrans l'analysait de haut en bas. Son regard semblait indécis alors que le vent soufflait dans les longues mèches qui encadraient son visage. Le blond délavé d'autrefois virait de plus en plus au blanc. Est-ce qu'à Kahosi la couleur n'avait pas le droit de survivre ? Oalane se rappela soudain de la profonde tâche verte qu'elle avait vue, la zone devait être puissante pour ignorer la loi du paysage qui l'entourait.

Enfin le kaaran ouvrit la bouche pour annoncer son jugement :
— Oalane, tu vas rejoindre mon équipe d'elrans. J'ai une place toute trouvée pour toi !
Son cœur sembla faire une chute vertigineuse jusque dans son estomac. L'air commença à manquer tandis que ses yeux cherchaient un moyen de fuir. Mais pour aller où ? Elle n'avait plus le droit de vivre à Kahomi, et elle ne survivrait pas seule à Kahosi. Alors pourquoi ce kaaran pensait qu'elle pourrait protéger leur peuple ?

Cependant sa réaction eut le mérite d'être discrète contrairement à une kaarane derrière elle :
— Elrane ? Elle ? C'est une lâche qui n'est pas digne de faire partie de notre peuple, et vous voudriez qu'elle le protège ?
Tout le monde se tourna vers celle qui venait de parler, tous sauf Oalane qui se pétrifia. Elle avait conscience qu'elle méritait cette condamnation, elle se doutait qu'il s'agissait du sujet de tous les murmures, mais elle ne s'attendait pas à le recevoir de plein fouet.
— Avance-toi, l'accusatrice, se moqua le kaaran.
Le groupe s'écarta, mais Oalane était toujours incapable de bouger. Celle qui l'avait apostrophée passa devant elle sans se retourner. Une capuche recouvrait sa tête, ce qui empêcha Oalane de discerner le moindre aspect de son visage. Elle était plus petite qu'elle cependant. En plus des couches de vêtements, la kaarane devina qu'elle était plus forte.

Avec un sursaut, l'elran à côté de son chef se pencha à son oreille pour lui chuchoter quelques mots. Alors la surprise faisait partie des émotions autorisée ?
— Quel honneur ! La fille unique de la Gaemi aurait demandé à rejoindre Kahosi !
Des murmures s'élevèrent dans le groupe et le souffle d'Oalane se bloqua dans ses poumons. L'accusation n'en était que plus douloureuse venant d'un membre avec du pouvoir.
— Almoah, fille de Moara, pourquoi avoir émis la requête de venir à Kahosi ? Ce n'est certainement pas la loi qui vous envoie, d'après ce que je vois.
Un sourire se dessina sur les traits du kaaran quand la fille de la Gaemi fit tomber la capuche sur ses épaules. Malgré des cheveux châtains très clairs, Oalane devina qu'elle avait utilisé un subterfuge. Celle-ci était assez proche pour voir une fine pellicule de poudre blanche recouvrir des mèches qui, si elles n'étaient pas brunes, devaient être d'un châtain qui aurait dû la faire rester à Kahomi.

— En effet, je suis la fille de la Gaemi, et oui, j'ai enfreint la Kahoran pour venir à Kahosi. Je souhaite protéger mon peuple, et je pense que je le ferai bien mieux d'ici que derrière nos murs de Kahomi. Par ailleurs, j'ai l'autorisation de ma mère et de la Kamelan.
— Donc la fille de celle qui dirige le peuple veut que je mette sa vie en danger ? sourcilla le chef des elrans.
La kaarane hocha simplement la tête. Celui qui lui faisait face l'analysa de haut en bas avant de se tourner vers ses compagnons. Cette fois-ci c’est Oalane qui se retint de montrer sa surprise, venait-il de demander l’avis de ceux sous ses ordres ? Elle supposa que oui quand la majorité esquissa un geste d'épaule.
— Bien, Almoah, fille de Moara, tu rejoins mes équipes. Sache que je m'appelle Tiolman, fils de Lania, et je mène les elrans ici.
Il se tourna ensuite vers le reste du groupe quand il enchaîna :
— Ici, vous ne trouverez pas d'elkas pour vous guider, pas de garaho non plus, je suis la voix de l'autorité car je sais ce qui se cache à l’intérieur et en dehors de ce village. Si vous voulez survivre, il va falloir écouter mon instinct et mes ordres, sommes-nous d'accord ?
Son œil unique se posa sur les deux premières à qui il avait adressé la parole, mais c'est l'ensemble des kaarans qui acquiescèrent. Il finit d’attribuer des rôles à chacun des nouveaux venus, la majorité du temps il approuva leur choix. Les quelques-uns à qui il refusa la décision, ce fut après une longue observation, et pour les ajouter à son équipe d’elrans. Oalane se demanda s'il y était obligé à chaque cycle, du fait que la grande partie des ressortissants de Kahomi préféraient la sécurité du village aux missions dans le froid sauvage environnant.

Suite à cette répartition, les kaarans du village rejoignirent le brasier central avec des mets, et Oalane se rendit seulement compte à cet instant du creux dans son estomac. Ceux qui venaient de Kahomi se joignirent à ceux de Kahosi, mais ce n’était pas la nature de la kaarane. Elle resta un instant sans bouger lorsque la personne devant elle se retourna. Malgré sa tête de moins, Almoah n’hésitait pas à dévisager Oalane. Cette dernière crut se perdre dans l’océan tumultueux qu’étaient les yeux de celle qui lui faisait face. Des tâches de rousseur parsemaient son visage mais même cette particularité ne pouvait la rendre moins mature. Pour faire la conversation, elle ouvrit la bouche et dit la première chose qui lui passa par la tête :
— Merci d’avoir essayé de le dissuader de m’envoyer chez les elrans.

Les épais sourcils châtains se froncèrent. La fille de la Gaemi croisa lentement les bras et Oalane se douta qu’elle n’allait pas apprécier ce qui allait suivre.
— J’ai surtout essayé de le dissuader de mettre en danger le peuple en te donnant ce poste, persifla-t-elle en se détournant, mais ajouta, si ça t’est possible, ne risque pas la vie d’un kaaran pour te sauver.
Elle se mêla ensuite aux elrans qui, après un moment d’hésitation, s’adressèrent à elle comme si elle avait toujours fait partie de leur groupe.

Par réflexe, Oalane se tourna vers Kahomi, si personne ne faisait attention à elle, peut-être pourrait-elle se faufiler à l’intérieur ? Cette fois-ci elle demanderait de l’aide à Jario, il avait beau être plus jeune qu’elle, toute la famille vantait sa ruse. Mais, aussi vite qu’elle espéra, son regard fut intercepté par l’œil unique. D’un simple mouvement de tête, Tiolman lui fit comprendre que ce n’était pas, que ce ne serait jamais, une option.

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