Chapitre 4 : Seynor

Seynor les voyait. Au fond de ses yeux aussi noirs que des billes d’obsidienne, brillaient des éclats d'améthystes. Moins que cela, des poussières d’améthystes. Avaient-elles toujours été là ? C’était bien la première fois que Seynor les voyait. Il passa nerveusement la main dans ses cheveux. Et si d’autres pouvaient voir ces taches violettes ? Tout le monde le trouverait encore plus bizarre, si c’était même possible. Il pinça ses lèvres, comment cacher ce qui pouvait se voir comme le nez au milieu du visage ?

Un bruit attira son attention. Il n’en chercha pas longtemps la provenance, quelque chose grattait derrière la porte. Un reniflement animal était audible. Paniqué, Seynor se rendit soudain compte qu’il était presque nu. La poignée de sa porte remua. Dans un sens puis dans l’autre, comme si quelqu’un essayait d’ouvrir la porte avec difficulté.

— Non pas déjà, je ne suis pas prêt, marmonna le jeune homme qui se jeta vers son pantalon.

Celui-ci enfilé, il entendit la porte s’ouvrir mais il se précipita pour la refermer. Un grondement de colère retentit alors. Du bout des doigts, Seynor essaya d’attraper sa chemise, sans succès. La lutte cessa abruptement derrière la porte. Le jeune homme se relâcha et c’est à ce moment qu’il vola jusqu’à son lit. La chose avait forcé sa porte et y pénétrait à présent. Elle passa une première épaule ailée puis la seconde. Ses écailles émeraudes luisaient face à la baie vitrée. La créature croisa les bras sur son torse puissant, elle observait le jeune homme entre la malice et l’agacement. Cette intrusion énerva Seynor qui se planta face au dragon et s’insurgea :

— Leorn, tu n’as pas à enfoncer ma porte pour venir me chercher ! Je peux très bien descendre seul les escaliers !
Le regard d’un vert presque liquide analysait Seynor. La queue du dragon serpentait derrière lui tandis qu’il se penchait pour se mettre à la hauteur du visage du jeune homme.
— Tu es en retard, souligna-t-il avant de quitter la pièce.

Seynor enfila sa chemise d’un geste vif, encore contrarié par l’intervention de Leorn. Si seulement il pouvait être lié à un dragon, comme tous les membres de son peuple. Ses doigts glissèrent sur le tatouage au creux de son bras. Il formait comme un brasier fait de lignes assemblées dans l’esprit de Seynor. À l’exception du fait qu’il n’avait pas la couleur du feu, au contraire, les lignes étaient noires comme le charbon. La chemise fermée, il s’observa une dernière fois dans le miroir. Il tenta de mettre de l’ordre dans ses cheveux mais rien ne semblait pouvoir dompter les mèches brunes hirsutes.

Il descendit les escaliers de l’appartement et rejoignit Heorick qui lisait le journal du jour. Un verre de lait de charvorion était posé devant lui. Seynor se servit un verre de jus de godrin et s’installa face à son mentor qui ne lui avait toujours pas adressé un mot. Il engloutit d’une traite le liquide vert. La traînée fraîche et sucrée tourna à l’épicée à mi-course de sa gorge, ce qui ne manquait jamais de donner un frisson à Seynor.

— Alors quelles nouvelles de la République ? s’enquérit Seynor après une gorgée.
Heorick grommela dans sa barbe avant de plier le journal. Son regard d’un bleu qui tirait vers le gris se posa sur le jeune homme.
— Les chevaucheurs ont aperçu un convoi d’Elayriens qui viennent par ici. J’espère qu’ils se sont arrêtés à la Jungle de l’Éveil et qu’ils ont fait le plein de godrin, souligna-t-il lorsqu’il vit la vitesse à laquelle Seynor avait bu son verre de jus. Il y a aussi un article sur la future rentrée à l’académie dragonnienne, ajouta-t-il.

Seynor s’amusait à faire tourner le verre vide entre ses doigts. L’académie dragonnienne d’Olédrek, le lieu où tous les jeunes dragonniens se rendaient pour passer l’examen et obtenir un diplôme. Ce diplôme en poche, ils pouvaient aller voir n’importe quel artisan ou corps de métier pour obtenir une formation. Mais lui n’avait jamais été à l’école, c’était Heorick qui lui donnait des cours. Le tatouage noir sur son bras signifiait qu’il était un heremas : un sans-dragon, des personnes peu respectables dans la République. En plus, la majorité des cours de l’académie enseignait ce qu’il fallait savoir sur les dragons, raison pour laquelle Heorick n’avait pas vu d’intérêt à y envoyer Seynor.

Le vieux dragonnien passa sa main dans sa barbe et remarqua :
— Tu m’as l’air bien pensif jeune élève, j’espère que tu révises mentalement ta leçon d’hier ?
— Je n’ai pas besoin de réviser, conseiller, vous pouvez m’interroger dès maintenant si vous le souhaitez, proposa Seynor.
Heorick changea alors de langue et questionna le jeune homme :
— Quelle est la langue dans laquelle je parle ?
Celui-ci adopta la même langue lorsqu’il répondit :
— Le Kaaral.
— Originaire ?
— Du peuple kaaran.
— Que savons-nous de leur histoire ?
— Nous trouvons les premières traces de cette civilisation vers l’an 750. En 1041, une guerre civile éclate pendant deux ans. À la suite de cette guerre, un régime matriarcal est mis en place. Cependant, en 1055, ils quittent leur île natale et se divisent partout en Teldanarie. Aujourd’hui, on peut en retrouver dans la Jungle de l’Éveil, au Golfe Espiègle et les marécages qui l’entourent, dans les Montagnes Infinies et les Grandes Plaines, acheva-t-il après de nombreuses difficultés pour trouver ses mots.

Heorick sourit, fier de son élève mais releva :
— Tu n’oublies pas un endroit mon jeune élève ?
— Si vous évoquez ceux du désert, je ne suis pas certain qu’on puisse encore parler de civilisation, conseiller. D’après les rapports que vous m’avez fait lire, il s’agit plus d’animaux que de peuple aujourd’hui.

Son mentor prit un air pensif et sembla prêt à argumenter mais il fut interrompu quand son tatouage au creux de sa paume se mit à luire. Un portail d’un vert pâle apparut en plein milieu du salon et Leorn le traversa.
— Comment, déjà ? s’étonna Heorick qui jeta un œil au ciel.
— Voilà ce qui arrive quand les élèves sont en retard, souligna Leorn de sa voix profonde.
Son regard se posa sur Seynor qui riposta qu’il n’était pas si en retard que ça.
— D’ailleurs, je suis sûr que tu es revenu exprès plus tôt !
— Seynor, je te déconseille d’argumenter avec un Zargmar, que ce soit les sauvages ou les liés, cette espèce de dragon a toujours le dernier mot et va savoir comment, c’est souvent juste, prévint Heorick qui enfilait sa cape verte sur ses épaules.

Il attrapa ensuite son bâton au bout duquel brillait une émeraude et se dirigea vers la porte. Seynor chaussa ses bottes, prit son cahier, et suivit son mentor. Sa dernière vision de la pièce fut Leorn qui ouvrait la baie vitrée du balcon pour s’envoler.

Dans l’ascenseur, les deux dragonniens restèrent silencieux, les boutons indiquant les étages s’allumaient puis s’éteignaient à mesure qu’ils descendaient. Dans le miroir, Seynor observait son mentor. Celui-ci semblait pensif alors qu’il s’appuyait sur son bâton. Peut-être qu’il était en train de communiquer avec Leorn. Le lien mental permettait aux deux êtres de communiquer peu importait la distance. Même depuis le monde où vivaient les dragons liés.

Enfin les portes s’ouvrirent et ils quittèrent l’immeuble. Devant le hall les attendait Leorn, qui dévisageait tous dragonniens ou dragons qui s’approchaient trop près.

— Tu sais déjà quels cas t’attendent ? demanda Seynor à Heorick.
— Non, au moins rien de grave sinon les chevaucheurs les auraient annoncés aux journalistes.

Ils passèrent devant la Table du Conseil, un des meilleurs restaurants de la capitale. Les serveurs semblaient préparer les tables tandis que des clients consommaient du jus de fruits, ou du lait, venus de partout en Teldanarie. D’après la lune rouge qui s’était levée la nuit dernière, il s’agissait du premier jour d’Ostrar, la saison douce avant les chaleurs de Mundra.

Partout, des dragonniens déambulaient, soit vers leur travail soit vers une échoppe à l’intérieur de la ville. Les dragons volaient haut au-dessus de leurs têtes ou bien accompagnaient les dragonniens auxquels ils étaient liés au sol. Les coups de marteaux qui résonnaient autour d’eux indiquaient qu’ils traversaient l’anneau de fer, le quartier des artisans. De la chaleur se dégageait déjà des quelques forges devant lesquelles ils passaient. Dans celles-ci, on pouvait souvent apercevoir des écailles rouges scintiller. Les forgerons étaient souvent liés à un Faeldrmar, un dragon de feu, qui les aidaient à chauffer le métal. Dans de plus petites échoppes, des dragonniens s’installaient devant des métiers à tisser. C’était à la capitale dragonnienne que les plus beaux vêtements étaient réalisés. Souvent, les caravanes Elayriennes apportaient les tissus bruts et repartaient avec des habits qu’ils revendaient dans la République ou à d’autres peuples.

Quelques rues plus loin, l’ambiance changea du tout au tout. Le martèlement des marteaux laissait place à la voix des marchands. D’un côté à l’autre de la rue, on interpellait les badauds. Autour d’eux, les magasins étaient déjà ouverts et accueillaient des clients. Il s’agissait de l’anneau d’or, le quartier des commerces.

Plus le trio approchait de l’amphithéâtre du conseil et plus les fracas du métal augmentaient. Le choc des armes, les grondements de dragons, les cris d’hommes et de femmes acharnés. Face à eux, la caserne des chevaucheurs était toujours en ébullition. Des groupes de ces guerriers quittèrent le centre de l’enceinte à ce moment. Deux d’entre eux montaient des musculeux Faeldrmar tandis qu’un troisième était sur un Vermar, un dragon d’air à l’allure serpentine.

Enfin, ils arrivèrent à l’amphithéâtre. Seynor partit s’installer dans les gradins où d’autres dragonniens attendaient déjà le début de la séance du conseil. Il prit son cahier et remarqua autour de lui d’autres calepins : les journalistes de la République. Au centre de l’amphithéâtre, les autres conseillers étaient déjà présents avec leurs dragons. Heorick s’installa sur sa chaise indiquée par une feuille et Leorn se posta derrière lui. Ils commencèrent par débattre de ce qu’ils demanderaient aux Elayriens et ce qu’ils leur proposeraient en échange.

Le conseiller du feu, son Faeldrmar couché derrière lui, demanda de la viande de meorine en échange de vêtements tissés. Son dragon, qui jusque-là se léchait entre les griffes, releva la tête à l’évocation de la viande. Un sourire se dessina sur les lèvres de son dragonnien et il échangea un clin d’oeil complice avec lui. La conseillère du vent demanda, elle, de l’elpokir tissé, Mundra sera bientôt là et ce matériau, plus léger, tiendra moins chaud que la laine de charvorion. Son Vermar était enroulé sur lui-même derrière sa chaise. La conseillère de l’eau resta silencieuse tandis qu’elle observait son Guarmar jouer avec des bulles qu’il soufflait.

Une fois les affaires de la République traitées, les gardes amenèrent les dragonniens et dragonniennes qui devaient être jugés. Le premier était un sans-dragon, accusé d’avoir volé un marchand. Heorick en demanda la raison.

— Ça se voit, non ? releva le conseiller du feu d’un air las, c’est un heremas, depuis le temps que je propose qu’on les envoie tous en exil.

Seynor n’en revint pas de ce qu’il venait d’entendre. Il arrêta la rédaction dans son cahier quand il remarqua qu’Heorick le regardait. Le jeune dragonnien haussa un sourcil et son mentor relâcha son attention.

L’homme au centre de l’amphithéâtre tenta de se défaire de l’emprise des chevaucheurs quand il cria :
— Oui, je suis ce que vous appelez un heremas ! Parce que je ne réponds pas à vos critères de normalité, j’ai à peine de quoi m’acheter à manger ! Donc peu importe si vous m’envoyez chez les Nécromages ou en prison, au moins je cesserai de mourir de faim dans cette maudite ville !

Un sourire satisfait se dessina sur les lèvres du conseiller qui jeta un regard plein de sous-entendus à Heorick. Le visage de celui-ci se referma et il proposa la prison pendant cinq ans.

Les deux conseillères le suivirent et, après un soupir agacé, le dernier conseiller lâcha :
— Et bien soit, jetez ce parasite en prison.

Le conseil fit ensuite une pause et Seynor repéra le signe de tête que les deux conseillères s’échangèrent avant de se diriger vers Heorick. Les trois eurent une conversation à voix basse et à plusieurs reprises, Seynor fut désigné d’après les coups d’oeil dans sa direction.  Son mentor semblait au début sur la défensive mais il finit par hocher la tête. Le conseil reprit ensuite mais Seynor était distrait par ses réflexions à propos de ces messes basses à son sujet.

Après un regard entre Leorn et Heorick, le dragon repartit à travers le portail tandis que Seynor rejoignait son mentor. Les deux rentrèrent à leur appartement alors que la journée était bien avancée. Seynor réfléchissait à comment aborder la question de l’altercation avec les conseillères quand Heorick lui demanda son avis sur le conseil qu’il venait d’étudier.

— Je me demande vraiment qui sont ceux qui ont voté pour Delgon, il a vraiment des idées radicales…
— En effet, mais ne t’inquiètes pas à son sujet, Armelia, Klaris et moi partageons la même pensée à son propos.
— Je ne m’inquiète pas, objecta Seynor, je te fais confiance Rick.
Son mentor prit une expression tendre et passa sa main dans les cheveux de Seynor.

Une fois devant leur immeuble, Heorick toussota, l’air gêné, avant d’annoncer à Seynor :
— Armelia et Klaris m’ont demandé de te parler de quelque chose.
Seynor, qui espérait que son mentor évoquerait par lui-même cette conversation, attendit impatiemment la suite.
— Ça fait un moment qu’on y pense tous les trois, mais cette séance de conseil les a convaincues.
Seynor trépignait de plus en plus, est-ce que son mentor allait finalement cracher le morceau ?
— Elles pensent, et elles m’ont persuadé moi-aussi, que tu devrais rentrer à l’académie pour obtenir ton diplôme.

Le jeune dragonnien se retenait de ne pas être bouche bée. Dans sa tête, des milliers d’interrogations fusaient mais une seule les résumait toutes :
— Pourquoi ?
Heorick fut surpris de la question, il passa sa main dans sa barbe et analysait Seynor.
— Tu as entendu Delgon et l’heremas, la vie d’heremas est difficile au mieux, dangereuse au pire. Si je veux que tu aies un avenir, tu dois obtenir un diplôme. Avec tout ce que je t’ai appris durant toutes ces années, tu ne devrais pas avoir de difficulté.
— Je ne te décevrai pas Rick.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top