Chapitre 39 : Kaelah

La kaarane quitta sans difficulté les hautes herbes de la plaine : des flammes s'élevaient au-dessus du camp. À chaque nouveau cri, le brasier semblait grossir, comme s'il se nourrissait de la peur et de la douleur. Celle-ci irradia du torse de Kaelah, la culpabilité enveloppait ses côtes de la même manière que le feu. Elle tomba à genoux, incapable de réfléchir à ce qu'elle pouvait faire à présent. Soudain un visage s'interposa devant le spectacle de la mort de son camp. Jamil lui attrapa les épaules, la secouant jusqu'à ce qu'elle entende ses paroles :

— On a besoin de nous, Kael, on n'a pas le temps de se reposer !

Un électrochoc parcoura la peau de la kaarane. Elle retourna un regard peu amène à Jamil qui esquissa un sourire. Il savait que c'était ce dont elle avait besoin pour se relever. Les yeux de Kaelah se tournèrent alors vers l'enclos des keerons.

— Je dois entrer là-dedans, affirma-t-elle sûre d'elle.

Le sourire de Jamil sembla glisser de son visage. Il observa l'enclos puis secoua la tête :

— Hors de question, tu vas te faire dévorer, c'est quoi ce plan que tu me fais ?

Mais Kaelah approchait déjà de la barrière.

Les keerons n'étaient qu'une forme mouvante et grondante. Ils ne prêtaient aucune attention à ce qu'ils se passaient ailleurs. L'instinct de Kaelah savait qu'elle devait entrer à l'intérieur. Elle savait qu'elle était la seule à pouvoir y entrer. Jamil tenta encore de l'arrêter, cette fois-ci elle le repoussa et glissa sous la barrière. Elle était dans l'enclos. Allait-elle se faire dévorer d'un instant à l'autre ?

Non, comme elle le pensait, les fauves ne la voyaient pas. Ils semblaient tourner en rond autour de quelque chose. Parfois des feulements s'élevaient avant de se calmer soudainement. La kaarane décida de se rendre au centre de l'enclos, tout en restant accroupie, elle ne voulait pas tenter le destin. Lorsqu'un keeron passait, elle roulait entre ses pattes. Plus d'une fois elle manqua d'être frappée par la queue hérissée d'os pointues d'une femelle. Elle comprit alors la situation. Devant elle, les elranes étaient détenues. Leurs keerons voulaient s'approcher, mais alors ils étaient perçus comme une menace par leurs congénères envers la kaarane à laquelle ils étaient liés. Cela provoquait des tensions et s'il n'y avait pas eu de bagarre jusque-là c'était seulement parce que les elranes tentaient de les apaiser avec leurs paroles.

De ce fait, il y avait un espace entre les keerons et les elranes. Kaelah devrait faire vite pour traverser cette zone surveillée par la meute. Une fois entre les kaaranes elle serait à l'abri. Du moins c'était la théorie. Un keeron passa devant elle puis elle s'élança. Des rugissements explosèrent à ses oreilles, mais elle en était à la moitié. Des mâchoires claquèrent alors qu'elle sautait en avant. La goelpokarane était dans le cercle, et les elranes repoussaient les keerons comme elles pouvaient.

D'un coup de griffes, Kaelah défit les liens qui retenaient les elrans et si la majorité retrouvèrent leurs keerons, les formatrices vinrent vers elle.

— Comment as-tu fait ça ? Traverser la meute ?

— Je n'ai pas le temps elrans, on est attaqués, il faut protéger la Gaemi et la Kamelan ! hurla la goelpokarane pour qu'on puisse l'entendre par-dessus le brouhaha des fauves.

Meidra ordonna alors aux elranes de monter en selle tandis que Meowan sautait déjà sur Weome.

Kaelah franchit la barrière où Jamil la fixait avec des yeux ronds. Il la suivit de près tout en l'interpellant :

— Kael comment as-tu traversé cette marée de carnivore sans te faire dévorer ?!

La kaarane ne répondit pas, ils ne comprendraient pas. Elle-même ne comprenait pas.

Les elranes s'étaient lancées dans la bataille, leurs manwols transperçaient autant d'elemirans que les crocs des keerons. Mais Kaelah continuait de courir, elle s'était fixée un objectif. Alors elle évitait les elemirans, Jamil derrière elle n'avait pas à se donner tant d'effort. Ils le prenaient pour l'un des leurs à courir après une kaarane.

Enfin la tente de la Gaemi arriva en vue et Kaelah laissa échapper un cri désespéré, le centre du camp était apparemment le rassemblement des violences. Il y avait déjà des corps un peu partout au sol et des kaaranes étaient prostrées, le visage plein de larmes. Alors qu'un elemiran emmenait une nouvelle femme vers les plaines, un large sourire aux lèvres, Kaelah craqua. Elle envoya sa cuisse dans l'abdomen de son ennemi qui lâcha sa victime de surprise, le souffle coupé. La kaarane s'enfuit sans demander son reste alors que l'agresseur jugeait Kaelah d'un air mauvais.

Soudain il se redressa et marcha droit vers la kaarane en grondant :

— Ta cicatrice n'est pas jolie à voir elrane, j'espère que tu es regardable de dos...

Kaelah ne se laissa pas déconcentrer et attendit patiemment qu'il s'approche. Il sembla surpris de ne pas obtenir de réaction avant d'envoyer son poing en visant l'abdomen de la kaarane. Cependant ce n'était qu'une feinte, la goelpokaran avait vu son autre poing se fermer. Il allait viser la tête avec plus de violence, la mettre à terre en un coup. Elle choisit alors de laisser le coup porter à son abdomen, elle le sentit à peine. Pour la seconde attaque, elle leva sa main armée de griffes juste assez pour qu'il lacère de lui-même son avant-bras. Les griffes pénétrèrent sa peau et glissèrent jusqu'à son coude sans difficulté avant qu'il ne comprenne.

Pendant un instant figé dans le temps, il observa son membre en lambeaux sanguinolents.

— Tu n'es pas une elrane, souffla-t-il le regard empli d'une nouvelle connaissance.

Kaelah ne lui laissa pas l'opportunité d'ajouter quoi que ce soit. Elle balaya l'air de son poing et il tomba à genoux, la gorge ouverte de trois grands sourires. Le bruit de la bataille repris comme une explosion aux oreilles de la kaarane. Elle voulait se coucher par terre, elle avait tué deux elemirans, et elle se rendait compte maintenant ce que cela signifiait. Elle devait protéger son clan. Mais son estomac ne souhaitait que se retourner. Elle contempla les alentours, en quête de quelque chose à quoi s'accrocher. Mais où que porta sa vue elle n'assistait qu'à la mort et la souffrance.

Soudain quelque chose la tira de sa léthargie : quelqu'un l'appelait. La panique accéléra le cœur de Kaelah, Leastri avait besoin d'elle. Elle reprit la direction de la tente de la Gaemi, toutes les elkas devaient être à l'intérieur. Son esprit n'était focalisé que sur cette information. Si elle se déconcentrait elle recommencerait à voir les scènes autour d'elle, et Astri serait perdue.

Quand elle arriva en vue de son objectif, le désespoir manqua de l'envahir : les lieux étaient occupés par l'ennemi. Les elranes n'étaient pas encore arrivées, elles devaient être ralenties durant leur progression. À nouveau, son nom perça l'aube. Kaelah n'hésita plus, toutes griffes dehors, elle lacéra, planta, glissa. Peu lui importait de mettre son ennemi à terre. Elle se fauchait un passage dans les rangs, elle affaiblissait le moindre elemiran qu'elle croisait.

Enfin la provenance de son nom se rapprocha, les sanglots manquant de noyer la voix de Leastri. Un kaaran la tenait par les cheveux et l'emmenait dans les hautes herbes. La goelpokarane prit son élan et, d'un bond, parvint à s'accrocher à l'assaillant. Ce dernier trébucha et relâcha sa victime. Ses mains cherchèrent à mettre Kaelah à terre, mais déjà les griffes s'enfonçaient dans son cou. Une fois, deux fois, Kaelah ne s'arrêta que lorsqu'elle retrouva la terre ferme.

Leastri l'observait, le regard perdu. Mais Kaelah ne pouvait pas attendre, elle n'était pas la seule qu'il faudrait sauver aujourd'hui. Alors elle tira la main de l'elka jusqu'à la tente. Était-ce le sang qui dégoulinait sur la peau de la kaarane ou son expression qui éloigna les elemirans ? Elle ne savait pas. Elle n'échangea pas une parole avec Leastri, elle parvint sans savoir comment à la remettre en sécurité dans la tente. Elle ne compta pas le nombre d'elka à l'intérieur, pas plus qu'elle ne chercha la Gaemi. Personne n'était encore tiré d'affaires.

Kaelah ressortit ensuite de la tente, prête à défendre chèrement l'entrée. Elle reprit sa danse de la mort, parfois elle manquait de vivacité et récoltait une balafre. Mais ça ne la ralentissait pas. Elle s'interdisait de penser à sa douleur. Les cris masculins furent vite ponctués de voix féminines, les elranes l'avaient rejointe. Du coin de l'œil, elle crut même apercevoir Jamil qui écrasait ses ennemis de toutes ses forces. Parfois même il les tailladait avec son totem : les arêtes de meorine luisaient de sang sur son bras.

Kaelah retint l'un de ses coups : l'elemiran qui lui faisait face venait de s'effondrer. Elle observa autour d'elle et ceux de son clan lui retournèrent son regard. C'était fini. Ils avaient réussi. Mais, malgré des expressions soulagées, personne ne poussa des cris de joie. Le sol était autant rempli du sang de leurs ennemis que de leurs proches. Les elranes furent les premières à se remettre en mouvement. Elles partirent à la recherche de survivants, leurs armes à portée de main pour achever les opposants qui se cacheraient encore dans le camp.

L'esprit et le corps vidés, Kaelah prit la direction de sa tente. Elle ne voulait que fermer les yeux et oublier. Personne ne la retint, les voix semblaient parvenir à ses oreilles comme à travers un voile. Cependant, même une fois chez elle, elle ne fut pas tranquille. Un sourire désabusé étira ses lèvres face au corps étalé devant le lit de ses parents. La surprise avait figé les traits de sa mère. Son cou était parsemé de marbrures, les mains l'avaient étranglée de face. C'était personnel, de souhaiter voir la vie quitter le regard de sa victime.

Kaelah n'avait toujours pas bougé quand Jamil manqua de lui rentrer dedans. La panique déformait son expression alors qu'il n'avait pas vu le cadavre qui trônait au centre de la pièce. Il chercha à récupérer son souffle en même temps qu'il essayait de parler. La kaarane attendit un moment avant de comprendre ce qu'il tentait de lui dire.

— Ton père s'est échappé Kael, les elranes pensent qu'il est parti avec les elemirans.

— Je m'en suis doutée Jamil, murmura Kaelah qui n'arrivait pas à faire disparaître son sourire ironique.

Enfin le regard de son ami parcourut la pièce avant de s'immobiliser. Le silence imprégna la scène pendant un temps qui sembla infini. Est-ce que Kaelah en voulait à son père ? Elle n'en était pas vraiment sûre. Est-ce qu'elle était dévastée de voir sa mère là, étendue ? De cela non plus elle n'en était pas sûre. Devait-elle se forcer à pleurer ? Éprouver de la rage ?

La kaarane abandonna l'idée de faire du tri dans ses émotions. Jamil avait dû le comprendre car, quand elle se retourna, il avait disparu. Elle prit le corps de sa mère pour l'emmener dehors. Elle savait que les membres de son groupe allaient être inhumés sur place, sa mère devrait en faire partie. À peine quelques pas à l'extérieur qu'elle croisa de elranes qui l'aidèrent à porter le corps. Elle ignorait où se situait la cérémonie, mais ne fut finalement pas étonnée quand elles arrivèrent au centre du camp. Le feu lui rappela les fêtes de fin de cycle lunaire. À l'exception des émotions autour des flammes. Alors que d'habitude les chants et les rires s'élevaient aussi haut que les étincelles, à présent les sanglots secouaient son peuple.

Les elranes aidèrent Kaelah à déposer le corps de sa mère au sol et s'éloignèrent. C'était le moment de dire adieu, elle le savait. Ensuite Meilo rejoindrait les esprits dans l'air, la terre et les flammes. Mais elle ne trouvait pas les mots. Elle se perdit dans ce visage. L'avait-elle aimée ? Ou bien dès le début elle ne voyait en sa fille que l'homme qu'on l'avait forcé à prendre dans sa couche ?

— Je te pardonne maman. Ne crois pas que j'ignore tout ce que tu as fait, mais je te pardonne, une larme roula sur la joue de la kaarane lorsqu'elle songea à ce qu'elle allait ajouter. Notre peuple doit réapprendre à aimer. Sinon les femmes deviendront de la haine pure... à l'image des elemirans.

Kaelah reprit le corps de sa mère dans ses bras pour l'étendre au-dessus des flammes.

— Mais je doute que tu comprennes, souffla-t-elle.

Au-delà des flammes, la kaarane voyait Leastri en pleine discussion avec les dirigeantes. La goelpokarane hésitait à s'approcher, ce n'était pas sa place. La main de l'elka désigna les hommes du camp et un frisson parcourut le corps de Kaelah. La Kamelan semblait réfléchir à ce que proposait la kaarane. Quant à la Gaemi... elle n'avait pas l'air d'écouter. Est-ce qu'elle regardait vraiment Kaelah ? Comprenait-elle que la goelpokarane se doutait du sujet de leur conversation ?

Mais elle ne voulait pas en savoir plus. Kaelah n'assista pas à la cérémonie. Elle était de nouveau entourée d'herbe quand le keeron la retrouva. Elle tendit sa main et il vint l'encadrer de ses pattes. La chaleur de l'animal combla le creux dans sa poitrine. Les fentes dans son cou, ce qui lui permettait de respirer, vibraient contre la peau de la kaarane. Soudain quelqu'un interrompit ce moment. La goelpokaran s'apprêtait à dire à Jamil de s'en aller, elle ne voulait plus parler, et elle ne connaissait pas encore la réaction du keeron. Après tout, dès le premier soir il avait voulu les attaquer. Mais, quand elle regarda derrière elle, ce n'est pas son ami qu'elle vit.

— Kaelah, c'est ça ? s'assura la Gaemi qui ne semblait pas avoir vu l'animal.

La kaarane hocha la tête, sa concentration restait focalisée sur les mouvements de keeron. Mais celui-ci demeurait docile, les yeux mi-clos. Il pouvait bondir à tout moment, mais il paraissait attendre l'ordre.

— Leastri est venue nous voir à la fin de l'attaque, Kaelah n'intervint pas alors elle continua, elle nous a déclaré que tu avais essayé de nous prévenir de l'attaque. Mais qu'elle t'en avait empêchée, elle a reconnu ses torts.

La goelpokarane fut soulagée de l'entendre... tout en étant agacée. C'était à cause de Leastri qu'il y avait eu autant de morts. Si elle avait laissé passer Kaelah...

— Elle nous a aussi demandé pourquoi les hommes du camp n'avaient pas été emprisonnés.

Cette fois-ci la kaarane bondit sur ses pieds et elle savait que le keeron l'avait imitée.

— Ne l'écoutez pas Gaemi ! Mon ami Jamil s'est battu avec nous ! Comme bien d'autres hommes du camp ! S'il vous plaît, il est encore temps de désamorcer cette haine au sein de notre peuple.

La Gaemi hocha la tête et, derrière ses peintures, derrière la fatigue sur ses traits, Kaelah réalisa qu'elle était jeune. Elle avait peut-être une dizaine d'années de plus. Les Gaemi se choisissaient entre elles, tout comme la Kamelan choisissait sa remplaçante parmi ses elkas. La précédente Gaemi avait dû la choisir jeune.

— Tu lui as choisi un nom ?

Elle lui avait posé la question simplement, comme si elle savait qu'ils venaient de se rencontrer. La corne de keeron tapa sur le dessus de la tête de Kaelah, est-ce qu'il lui en voulait de ne pas y avoir pensé ? Elle attrapa ses cornes et se concentra sur son regard. Elle songea à tout ce qu'elle avait ressenti depuis son totem, à la sensation que les esprits veillaient sur elle.

— Dilka, murmura-t-elle comme une évidence.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top