Chapitre 37 : Kaelah

Kaelah avait retrouvé sa place au cœur des hautes herbes. Bien qu'elle sache que justice avait été rendue, elle n'était pas en paix. Quelque chose n'allait pas, quelque chose qu'elle était sûre d'avoir oublié. Le grondement habituel fit vibrer les os de Kaelah. Elle ne l'avait pas entendu approcher, pas plus que la vie qu'elle prenait soin d'écouter tous les soirs. Qu'avait-elle manqué d'autre à rester enfermée sur elle-même ?

Soudain elle capta ce qui la gênait : des murmures. Elle se souvint alors de la discussion qu'elle avait entendu la veille. Les voix se rapprochaient de son feu, enfin, trois kaarans apparurent. Un inconnu et le créateur du gant, cette fois-ci accompagnés d'un plus jeune, qui venait tout juste de passer sa cérémonie.

— Imagine, petit : chez nous, tu n'as pas à craindre de bousculer une fillette. C'est nous qui dirigeons, pas deux femmes qui pensent avoir une quelconque sagesse.

— Mais vous allez leur faire du mal ! accusa le plus jeune qui semblait se battre avec lui-même.

— Tu ne trouves pas que les kaarans de ton clan subissent tout autant d'injustice ? Il suffit d'un mot entre elles, même faux, pour vous emmener en procès, elles vous font autant de mal que ce que nous ferions.

L'hésitation était visible sur les traits du plus jeune. Les deux autres se regardèrent, puis l'inconnu déclara :

— Fais passer le mot auprès des hommes elrans, ceux qui se battront avec nous pourrons nous rejoindre. Ceux qui seront du mauvais côté seront éliminés.

Le goelran déglutit, mais n'ajouta rien. Ils convinrent de se rejoindre à ce feu un peu avant l'aube et se séparèrent.

Les pensées de Kaelah se bousculaient. Que devait-elle faire ? Rester ici pour défendre le camp quand ils reviendraient ? Elle ne serait jamais assez forte toute seule. Prévenir les elrans ? Le goelran pourrait la contrer avec des alliés. Elle se souvint alors du regard de la Gaemi, elle la croirait, mais pour cela elle devait quitter son poste.

Soudain quelque chose l'envoya à terre. Elle se retourna, armée de son totem, prête à vendre chèrement sa vie. Les yeux faits de braises se plantèrent dans les siens. Le keeron était assis, la pointe de ses cornes, c'était donc un mâle, dépassaient presque la hauteur des herbes. La kaarane n'osait pas bouger. Elle avait tenté de le faire venir en rapprochant la viande tous les soirs, mais elle ne s'attendait pas à ce qu'il quitte sa cachette de lui-même.

Devait-elle fuir ? Le keeron la rattraperait bien avant qu'elle ne quitte les hautes herbes. La créature se releva et la kaarane ne savait pas à quoi elle devait se préparer. Tout son corps était tendu alors qu'une première patte faisait un pas en avant. Le souffle de l'animal réchauffait déjà la peau de Kaelah quand celui-ci retourna au sol. Tout en étant couché, il rampait vers elle : à quoi rimait ce comportement ? Enfin, alors que sa fourrure était à portée de main, le keeron fit un bruit étrange. La kaarane comprit alors qu'il reniflait. Toute la scène semblait être faite pour ne pas l'inquiéter.

Kaelah approcha alors sa main, qui n'était pas armée, de l'animal. Celui-ci colla son nez contre la peau avant de reculer sa tête vivement. Il grommela derrière ses babines et Kaelah retint un éclat de rire.

— Désolée mon grand, je n'ai pas de viande pour toi ce soir.

La réalité revint alors à l'esprit de la kaarane.

— Je t'en apporterai plus tard, pour le moment j'ai une mission très importante, d'accord ?

Il se releva, les oreilles rabattues derrière ses cornes. À nouveau, Kaelah hésitait sur la démarche à suivre quand le keeron la bouscula d'un coup de museau. La kaarane se retrouva sur les fesses pendant que l'animal disparaissait dans la plaine.

Kaelah souffla :

— Grincheux.

Puis elle se releva pour courir dans le camp. À l'intérieur des tentes, elle pensait entendre des grognements au bruit de ses pas, elle ne s'arrêta pas pour s'excuser. Les elpokarans autour des feux de camp la dévisageaient, elle n'avait pas de temps pour s'expliquer. Elle croisa des elranes et elle se demanda si elles la suivirent, elle ne s'en assura pas. Les étoiles étaient déjà moins brillantes dans le ciel. L'aube approchait.

Kaelah atteignit enfin la tente de la Gaemi. Mais quelqu'un se tenait devant la porte. Quelqu'un qui ouvrit de grands yeux en voyant la goelpokarane à bout de souffle. Cependant, elle se reprit très vite et Leastri lança d'une voix claire :

— Tu n'as pas un feu de camp à veiller goelpokarane ?

Kaelah observa les alentours et ne fut pas étonnée de voir des curieux derrière elle. Leastri se donnait encore en spectacle.

— Astri, pousse-toi s'il te plaît, je dois avertir la Gaemi, un danger nous approche, murmura Kaelah.

Pendant un instant, la kaarane crut voir une étincelle de peur dans les yeux verts tendres. Mais l'elka se reprit en faisant face à la foule.

— Un danger nous approche et pourtant tu es au milieu du camp Kaelah. Si tu as aussi peur des Plaines, tu aurais dû demander de récolter l'olpokir.

La goelpokarane eut l'impression d'avoir été giflée. Son totem la démangeait, mais elle voyait encore la Leastri qu'elle avait rencontrée. Celle qui avait si peur de vivre qu'elle se cachait de tout.

— Astri si tu ne veux pas revivre ce que tu as vécu plus jeune, laisse-moi passer, s'il te plaît !

L'elka croisa les bras avant d'ajouter :

— Je ne peux rien faire pour toi goelpokarane, maintenant arrête de perturber le repos du camp ou je serai dans l'obligation d'appeler les elrans pour t'enfermer auprès de ton père.

Le self-control de Kaelah se relâcha juste assez pour que son gant ait rejoint sa main. Juste à ce moment, des bras se refermèrent autour de sa taille pour la tirer en arrière. Elle ne se débattit pas, elle se doutait de qui l'avait empêché de commettre l'irréparable. Jamil l'éloigna du centre du camp puis il relâcha sa prise. Étonnamment un grand sourire barrait son visage.

— Tu aurais dû voir la tête de Leastri, je me demande si elle était plus choquée d'être attaquée par une kaarane ou d'être sauvée par un kaaran, avoua-t-il dans un éclat de rire.

Mais Kaelah n'avait pas le temps de rire, les étoiles avaient commencé à disparaître. Elle tentait de réfléchir à une solution et n'en voyait plus qu'une, aller voir les formatrices elranes.

— Kael tu comptes me dire ce qui t'arrive ? Ça ne te ressemble pas d'abandonner ton poste, ni de manquer de t'en prendre à ta Astri.

Elle ne ralentit pas sa course quand elle grogna :

— Des elemirans, ils attaqueront d'ici peu, je dois prévenir quelqu'un.

Jamil disparut de son champ de vision avant de réapparaître essoufflé.

— Qui t'as dit ça Kael ? C'est peut-être une mauvaise blague ?

La kaarane manqua de trébucher et ne répondit à son ami que par un regard noir qui mit fin à la discussion.

Lorsqu'elle arriva en vue de la zone des elrans, Kaelah accéléra malgré les cris de Jamil pour l'attendre. Cependant elle sentit que quelque chose clochait. Les keerons semblaient agités. Et elle ne voyait aucune elrane.

— Il y a un problème elpokarane ?

Le plus jeune qu'elle avait vu parler avec les elemirans lui faisait face. Il était encadré de deux goelrans armés du manwol, la lance des elrans. Mais ils étaient trop jeunes pour y avoir droit.

De son côté, le regard du plus jeune l'avait elle aussi scruté. De sa cicatrice, ses yeux glissèrent jusqu'à sa hanche où elle dissimulait son arme.

— Non, aucun problème, pourrais-je parler à Meidra ou Meowan ? Je souhaitais les remercier pour leur formation, inventa Kaelah qui raffermit ses appuis pour prendre discrètement une position de combat.

Les deux goelrans observèrent leur leader avec une lueur d'inquiétude, un mouvement de tête les encouragea.

— Non j'en doute elpokarane, il est trop tôt, mais suivez-nous, on sait où vous pouvez les attendre.

Les mains de ses amis se refermèrent sur la kaarane avant qu'elle n'ait le temps de réagir. Elle tenta de se débattre, alors qu'ils la tiraient déjà vers l'enclos des keerons. Allaient-ils la jeter dans la gueule des fauves ?

— Attendez, lança le chef du trio.

Le cœur de Kaelah battait en sourdine dans ses oreilles. Avait-il changé d'avis ? La main du goelran souleva le haut de sa tunique et saisit le gant.

— Un ami sera ravi de récupérer sa création, se réjouit-il en agitant le totem de Kaelah sous ses yeux.

La rage envahit Kaelah, mais ce n'est pas son cri qui résonna dans les plaines. Une forme floue emmena le goelran dans son élan et le plaqua au sol. La kaarane et ses deux oppresseurs se tournèrent vers un Jamil qui assénait coup sur coup au plus jeune.

Sans hésiter, la goelpokarane profita de cette diversion pour se débarrasser de leur emprise. D'un bond elle récupéra son gant tombé au sol et se retourna pour faire face à ses adversaires. Un premier manwol la frôla, elle le dévia juste à temps, surtout la pointe du croc de keeron qui trônait au bout. Les coups s'enchaînèrent ensuite et plus d'une fois elle dut reculer. Elle voyait la joie sauvage danser dans les yeux de ses assaillants alors qu'elle sentait que les hautes herbes lui chatouillaient déjà la nuque.

Une fois que les trois eurent pénétré dans l'enchevêtrement végétal, un sourire éclaira le visage de Kaelah. Elle était sur son territoire. Sous le coup de la surprise, les attaques ralentirent, et elle en profita pour disparaître. Après une esquive, elle se glissa dans le rideau vert où elle sut qu'elle n'était pas seule. Elle gardait en vue les goelrans et, à chaque pas, le grondement familier faisait résonner les environs. À présent les deux kaarans étaient dos à dos, pétrifiés, des proies sur le terrain de deux prédateurs.

Comme guidée par son totem, Kaelah se jeta sur celui qui était le plus près. Son bras entoura le cou de sa cible qu'elle tira en arrière. Dans le même temps, elle enfonça ses griffes dans les côtes de son adversaire. Elle passa facilement le cuir de meorine, encore plus facilement la peau, elle ne dut forcer que lorsqu'elle arriva aux os. Un premier gémissement s'acheva lorsqu'elle tira pour ouvrir profondément l'abdomen.

Elle laissa le corps s'affaisser au sol et soudain le dernier ennemi lui faisait face. Il la voyait, il n'avait qu'à tendre son manwol pour la transpercer. Mais, soudain, une forme terrible quitta l'abri du rideau d'herbe. Le kaaran n'eut pas le temps de se défendre qu'une mâchoire se referma sur son épaule. Kaelah eut juste le temps de voir la frayeur s'installer dans son regard quand le keeron l'emmena avec lui dans les plaines, ne laissant que le manwol rebondir à terre.

Alors la kaarane relâcha son souffle. Ses jambes tremblaient de manière incontrôlable, mais elle n'avait pas le temps de se poser. Car au-delà des cris de Jamil pour la retrouver, au-delà des rayons de lumière qui illuminaient déjà le ciel, la terreur avait déjà envahi le camp.

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