Chapitre 34 : Oalane

Depuis sa dernière altercation avec un boleren, la vie d'Oalane avait bien changé. Elle faisait partie intégrante des elrans lors des repas. Ils la taquinaient toujours lorsqu'elle se dirigeait dans la direction opposée à la leur, mais pour avoir sauvé une kaarane, elle était l'une d'entre eux. Elle avait gagné en confiance, elle le sentait. Celle qui venait de Kahomi semblait être morte entre les griffes du boleren. Une nouvelle Oalane avait pris sa place, elle ne venait pas encore de Kahosi, mais il y avait du progrès.

Ce matin-là, elle prenait la direction de l'arbre quand elle réalisa que quelque chose clochait. Les éclats de voix troublaient le silence habituel du village. Les elpokarans, qui veillaient sur les meohiren, l'animal qui habillait et nourrissait le peuple, s'entretenaient vivement avec Tiolman. Son instinct la poussait à reprendre sa route, ne pas se laisser dérouter par la curiosité. Mais, ce matin, elle ne l'écouta pas et attendit d'en savoir plus. Almoah la rejoignit avec son attirail d'elrans : l'arc qui avait sauvé la vie d'Oalane autour du buste, l'épée sur la hanche.

La fille de la Gaemi semblait avoir toujours vécu à Kahosi. Les elrans l'avaient, elle aussi, parfaitement intégrée à leur groupe et personne ne faisait plus attention à son ascendance. Les deux kaaranes avaient cessé de camoufler la couleur de leurs cheveux et, plusieurs fois, Almoah s'était interrogée sur la Kahoran. C'était cette loi qui divisait le peuple entre Kahomi et Kahosi, pour le bien de tous selon la Kamelan et sa mère. Si elle survivait à Kahosi malgré le non-respect de cette loi, sur quoi se basait-elle ?

— Qu'est-ce qu'il se passe tu penses ? l'interrogea Oalane qui s'étonna elle-même de sa curiosité.

— J'ai l'impression que nos elpokarans ont de nouveau perdu leurs troupeaux, soupira Almoah comme s'il s'agissait d'une habitude.

Oalane observa les réactions de Tiolman, il semblait aussi agacé que son amie.

— Ça arrive souvent ? s'étonna-t-elle.

Almoah repositionna son arc et affirma d'un haussement d'épaule :

— Un peu trop.

Le regard de Tiolman tomba sur les deux kaaranes et, après un dernier hochement de tête, leur fit signe de le rejoindre. Oalane se demandait ce qu'il lui voulait. Elle connaissait sa mission, il ne lui avait plus adressé la parole depuis qu'elle était parvenue à monter en haut de l'arbre. Même lorsqu'elle avait sauvé la kaarane, seul son regard avait changé sur elle. Elle jurerait qu'il réfléchissait à quelque chose, mais elle ne voulait pas savoir quoi. Sa vie telle qu'elle était lui suffisait. Pourtant, elle suivit Almoah jusqu'au chef des elrans.

— Trouve-lui une épée, elle vient avec nous là-haut, ordonna-t-il à Almoah.

Les deux kaaranes s'observèrent, l'une avec la terreur dans les yeux, la seconde de la curiosité.

— Je pensais que je n'irai jamais dans les montagnes ! s'écria Oalane, l'injustice se mêlant à la panique dans sa voix.

— J'attendais que tu sois prête, j'estime que tu l'es, et puis tu n'es pas encore entraînée donc nous te protégerons, mais je veux que tu nous suives pour cette mission.

Tiolman leur tourna le dos suite à cette tirade. Il devait préparer l'équipe qui les accompagnerait.

L'esprit d'Oalane tournait en boucle sur un mot : la fuite. Elle ne pouvait pas suivre les elrans. Elle le savait, tout le monde le lui avait dit, le danger de Kahosi vivait dans ces pics. Les animaux, certes, mais aussi les maelgons. Lorsqu'elle vivait à Kahomi, ils n'étaient qu'une légende, personne ne les craint dans la ville sous terre. Mais, depuis qu'elle avait quitté cette sécurité, à chaque tempête qui éclatait dans les sommets enneigés, elle pensait percevoir des formes. Alors elle se recroquevillait sur elle-même, espérant disparaître. Mais Tiolman voulait l'y emmener, au cœur de ses cauchemars.

— Oalane, arrête de réfléchir, la sermonna Almoah qui lui ceinturait déjà une lame à la hanche. Tu as entendu Tiolman, on te défendra, et puis je suis déjà partie en exploration entre les montagnes, je suis toujours là, n'est-ce pas ?

La kaarane observait son amie tenter de la rassurer. Disait-elle vrai quand elle parlait de la défendre ? Mais que ferait-elle contre un dragon ?

— Tu as risqué ta vie face à un boleren et tu me dis avoir peur de grimper sur un tas de cailloux ?

Oalane eut l'impression d'entendre Pronkar. Elle se doutait que Tiolman avait dû lui demander conseils. Il avait beau ne pas faire partie de leur peuple, l'amitié qui liait les deux, et leur sagesse, avaient dû sauver Kahosi à de nombreuses reprises. Voulait-elle décevoir l'higwrens après tout ce qu'il avait fait pour elle ?

Elle fit signe à Almoah qu'elle les suivrait. Elle n'en avait aucune envie, raison pour laquelle elle n'arrivait pas à le dire à voix haute, mais elle ne voulait pas décevoir ceux de Kahosi. Elle avait mis trop de temps à obtenir leur confiance, et encore plus leur amitié. Elles rejoignirent l'équipe d'elrans qui s'étonnèrent de voir Oalane. Ils tentèrent de lui poser des questions, mais elle le remarqua à peine. Elle ne voyait que les pics enneigés, et la nausée lui faisait tourner la tête. Elle était tout de même reconnaissante envers Almoah de ne pas la quitter.

Soudain, Tiolman retrouva le groupe et la boule d'angoisse sembla s'enflammer. Elle crut le voir esquisser un mouvement de tête en direction d'Almoah, auquel elle répondit. Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ? Puis, sans un mot, il prit la direction des portes de Kahomi, mais Oalane ne se faisait pas d'illusion. C'était uniquement la direction de la montagne. Et en effet, bien assez vite, le groupe changea de direction pour un chemin pratiquement invisible sous la neige. Cependant, cette neige leur fut utile pour repérer les traces de sabots. Oalane en venait à détester le troupeau, ainsi que les elpokarans qui n'avaient pas surveillé leurs bêtes.

À chaque pas en avant, la kaarane se retenait de se retourner. Elle craignait qu'à la vue de la vallée, son instinct prenne le dessus et qu'elle ne fuit à toutes jambes. Alors elle se mordait les lèvres, elle analysait les arbres, sur lesquels elle saurait grimper pour se mettre à l'abri. Elle ne regardait pas en arrière, mais il était hors de question d'élever ses yeux jusqu'à leur destination. Elle aurait tant aimé voir Pronkar veiller sur eux, ne serait-ce que son ombre dans la neige. Mais l'higwren était invisible aux alentours.

Enfin, le groupe ralentit au claquement de langue satisfait de Tiolman. Ils étaient parvenus dans une clairière dans laquelle se tenait un meohiren. Le pauvre animal tremblait des sabots à la pointe des cornes. « Avoir eu aussi peur qu'un meohiren aux joues creusées » : il s'agissait d'un dicton kaaran qui prenait tout son sens pour Oalane. Là où le museau de l'animal aurait dû être gonflé par ses glandes empoisonnées, il était à présent à plat. Qu'avait-il vu pour avoir autant paniqué ? S'inquiéta la kaarane qui observait déjà ce qui l'entourait. Elle regrettait que Tiolman l'ait armé, ça ne ferait qu'un poids supplémentaire qui l'empêcherait de courir, elle en était certaine.

Tiolman s'approcha du meohiren qui ne bougea pas d'un poil, il en fit le tour et ce qu'il vit le fit pâlir, mais il n'émit aucun commentaire.

— Restez avec celui-ci, indiqua-t-il aux elrans, je prends deux personnes avec moi pour chercher les autres, surtout faites-vous discret !

Il quitta ensuite la clairière avec deux membres de l'équipe, alors qu'Oalane était pétrifiée.

— Almoah, il faut qu'on descende, je ne le sens pas.

Son regard se perdit dans celui glacial du meohiren. Elle ne voulait pas savoir ce qu'il avait vu.

— Tu as entendu Tiolman, il va revenir avec le troupeau et on redescendra, tu t'en sors très bien !

Elle parvint à peine à entendre sa voix de sous les battements de son cœur. Des elrans faisaient le tour du meohiren, ils allaient voir ce que leur chef avait vu.

— Tu ne comprends pas Almoah, je ne veux plus m'en sortir, je ne veux pas finir comme ce meohiren, je ne veux pas rester ici ! acheva-t-elle avec des accents d'hystérie qu'elle n'essayait plus de cacher.

Et, soudain, les chuchotements lui parvinrent, les elrans avaient compris ce qui avait attaqué l'animal. Elle ne voulait pas l'entendre, et pourtant leurs déductions parvinrent jusqu'à ses oreilles :

— Langue glaciale... brûlure de froid... ça a arraché la chair des os... il l'a goûté...

— Almoah... gémit Oalane, qui se savait au bord des larmes.

Heureusement, au moment où son amie cherchait que faire et quoi dire pour la rassurer, Tiolman revint avec le reste du troupeau. Les autres bêtes semblaient toutes aussi paniquées que la première, au moins suivaient-elles aveuglément le chef des elrans. Le reste de l'équipe tenta de pousser le meohiren vers les siens, qui resta pétrifié. Tiolman ordonna à voix basse, presque un murmure :

— Tant pis pour celui-ci ! On redescend, ne parlez que si nécessaire !

Les elrans hochèrent la tête d'un air entendu, Oalane n'avait retenu qu'une information : ils allaient quitter cette montagne. Les larmes de joie finirent par couler sur ses joues. Les kaarans entourèrent le troupeau pour le guider sur la route du retour. Oalane rêvait de se précipiter jusqu'à Kahosi, de se dire qu'elle avait survécu à ce lieu de cauchemar. Elle ne se voilait pas la face, elle savait qu'elle ne ferait jamais une aussi bonne elrane que ses compagnons. Peut-être qu'au moins Almoah pourrait lui apprendre le maniement de l'épée ?

À chaque pas, son souffle s'apaisait, ses pas se faisaient plus légers. Malheureusement, cela ne dura pas. Un rugissement fit trembler la montagne sous leurs pieds. La seconde d'après, l'équipe fut projetée au sol comme des pétales d'olpokir. Une onde de choc avait soulevé toute la neige à terre et fait chuter toute celle des arbres alentour. Ce ne fut pas le pire cependant. Alors qu'Oalane relevait la tête pour voir ce qu'il se passait, un sifflement s'éleva :

— Comment osez-vous pénétrer sur mon territoire, vous approprier mes proies... et espérer vous enfuir ?

Ce sifflement était aussi menaçant que la tempête, il représenterait le vent si celui-ci était devenu vivant.

La kaarane savait à quoi ils avaient affaire. Sa curiosité lui fit tout de même tomber dans le regard de glace de l'être face à elle. Elle ne savait pas qu'un maelgon était doué de parole, mais l'intelligence dans les yeux du dragon ne laissait pas de place au doute.

— Il s'agit du bétail de notre peuple, pas de vos proies, s'éleva la voix de Tiolman.

Comment pouvait-il répondre à cette créature, s'époustoufla la kaarane, elle qui ne rêvait que de plonger dans la neige pour disparaître de ce regard.

— Je peux par contre vous laisser certaines de nos bêtes si vous nous laissez quitter votre territoire.

— Vous marchandez avec moi, petits êtres ? persifla le maelgon, sa queue au bout de son long corps serpentin battant dans l'air.

Oalane remarqua alors les autres elrans. Ils s'étaient relevés, leurs armes au point. Devait-elle les imiter ? Elle chercha Almoah parmi eux, elle avait juré de la protéger. Mais son amie était nulle part en vue. Elle repéra alors un bruit. Une sorte de long soupir étouffé. Elle tenta d'en trouver la provenance, Tiolman fut plus rapide qu'elle.

— Courez ! ordonna-t-il en se détournant du dragon.

Celui-ci ouvrait déjà la gueule dans laquelle Oalane crut percevoir une lueur bleue. C'est le seul détail sur lequel elle s'attarda. Elle crut sentir ses os craquer comme de la glace, mais elle était trop occupée à dévaler la pente. Elle ne savait pas où elle courait, en revanche, il était hors de question de s'arrêter. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top