Chapitre 33 : Kaelah

Le visage de son père s'imposa dans l'esprit de la kaarane. Quand elle disparaissait dans les vagues étant petite, c'était son visage tiré par la peur et la fatigue qui la retrouvait. Il était celui qui s'obstinait jusqu'à ce qu'elle revienne. Elle se souvenait aussi de l'expression de sa mère quand il la ramenait. Pas soulagée, mais plus honteuse, surtout quand le peuple voyait le père ramener sa fille chez eux. Surtout quand la mère était restée en arrière pour discuter avec des kaaranes. Pour ce père elle se devait de chercher plus de réponses, elle n'avait qu'une version. Cette fois-ci, le regard d'un vert trop vif de sa mère emplit sa conscience. Elle avait tant cherché à l'adoucir au moment de sa révélation que Kaelah avait compris, il sonnait faux. En réalité, celui que Kaelah avait toujours connu, c'était celui qui n'avait que du dépit. Pour son mari, comme pour sa fille.

Kaelah se leva, elle n'allait pas participer à cette accusation sans avoir vu la vérité dans les yeux de son père. Elle retourna au camp et prit la direction des éleveurs de meorines. Elle ne savait toujours pas ce qu'elle allait lui dire. Elle croisa Jamil, mais, sans lui adresser la parole, il fit demi-tour pour la suivre. À vrai dire, Kaelah ne savait pas s'il lui avait adressé la parole ou s'il la suivait sans poser de question. Peut-être que l'expression de la kaarane l'en avait immédiatement dissuadée.

Le camp était encore calme même si des têtes apparaissent par-ci par-là au travers des pans des tentes. Les veilleurs des feux les observaient passer, le visage décomposé par la fatigue. Kaelah se demandait ce qu'ils voyaient sur son visage pour autant attirer l'attention.

Enfin les tentes s'espacèrent pour laisser la place à l'enclos des meorines. Son père était près de l'un d'eux. Il se tourna vers elle, un sourire éclaira ses traits et les pas de Kaelah s'immobilisèrent. Sa main se dirigea vers sa cicatrice et ce simple geste effaça le sourire de Torhe. Son regard passa de Kaelah à Jamil. Comme s'il cherchait des réponses.

Sa fille se décida finalement à continuer d'avancer. Une part d'elle ne voulait pas ouvrir la bouche, elle ne voulait pas savoir. L'autre part connaissait la vérité, elle était évidente. Lorsque ses pas la menèrent face à son père, elle était sûre d'elle. Elle prit alors Torhe dans ses bras.

Au début crispé, le kaaran se détendit et elle crut l'entendre rire à son oreille.

— Qu'est-ce qui ne va pas ma fille, j'aurai juré voir les esprits te murmurer mon procès.

Le corps de Kaelah se tendit, était-ce ce qu'il s'était passé ? Sa main lâcha son père pour effleurer son totem qui ne quittait pas sa hanche.

Au même moment, des chuchotements affolés s'élevèrent derrière la kaarane. Des spectateurs assistaient à la scène, Kaelah ne savait pas depuis combien de temps, et ils se bousculaient à présent sans ménagement. Un groupe semblait venir du camp pour entrer dans le cercle. L'instinct de la goelpokarane lui retournait l'estomac, quelque chose de mauvais se tramait.

Enfin une délégation d'elrans dégagea le passage et une elka se tenait entre eux. Un frisson glissa le long du dos de Kaelah. Elle tenta de croiser ce regard qu'elle pensait tant connaître, mais qui restait froid.

— Torhe fils de Misya, je vous conseille de nous suivre sans opposer de résistance jusqu'à votre procès, clama l'elka.

— Non Astri, je me suis trompée, il n'y a pas eu de crime !

Des murmures confus fusaient de toutes parts. Torhe dépassa sa fille pour faire face à la délégation.

— De quoi m'accuse-t-on, elka ?

Un sourire satisfait étira les traits de Leastri à la mention de son titre. Kaelah ne l'avait jamais vu aussi heureuse. Enfin elle éleva la voix afin que toute la foule puisse entendre :

— Un témoin nous a signalé une de vos actions passées : le viol d'une femme, de votre femme.

Torhe soupira, ni surpris, ni tout à fait abattu encore.

— Ma femme m'a déjà conduit à un procès, si je respire aujourd'hui c'est parce qu'il y avait déjà des doutes sur sa parole, qu'est-ce qui a changé aujourd'hui ?

Les yeux de Leastri glissèrent de Torhe à sa fille.

— Le témoin n'est pas le même.

Du silence éclata des cris de colère de toute part. La foule hurlait des menaces à l'encontre du kaaran. Mais Kaelah était ailleurs, perdu dans le regard de son père. Elle ne l'avait jamais vu aussi blessé. Même quand sa mère l'humiliait face à tous. Même quand il voyait la cicatrice sur la joue de sa fille. Et Kaelah savait que c'était de sa faute. Les elrans encadrèrent Torhe, autant pour le guider jusqu'au procès que pour le protéger de la foule qui grondait autour de lui.

Kaelah tenta de rester au plus près de son père, mais les mouvements des kaarans autour de lui l'en empêchèrent. Soudain, une main lui attrapa le bras pour la tirer en arrière. Elle se débattit, griffant la main et poussant sur ses jambes pour rester dans la foule. Finalement sa main se porta sur son totem à sa taille et en un battement de cil elle faisait face à l'importun qui osait la ralentir. Jamil leva les mains, ce qui la calma immédiatement.

— Suis-moi, souffla-t-il en lui tendant la main.

Elle hésita un instant en regardant son père disparaître entre les tentes, mais elle finit par prendre la main de son ami. Ensemble ils s'élancèrent dans d'autres passages plus étroits du camp. Ils filaient droit vers la plus grande tente, bien plus vite que la foule en colère. Le procès était rendu par la voix du peuple, la Gaemi, et la voix des esprits, la Kamelan.

Il n'y avait presque personne quand ils arrivèrent au centre du campement. Kaelah voulut aller parler aux dirigeantes avant le début du procès, mais quelqu'un s'interposa.

— J'ai appris que tu restais du côté de ton père, malgré ce que je t'ai dit ? s'étonna faussement Meilo en croisant les bras.

— Je ne te crois pas, persifla Kaelah dont la main armée par les esprits démangeait. Tu es une menteuse maman, je ne sais pas ce que mon père t'a fait, mais je sais toutes tes manigances pour te débarrasser de lui.

Jamil la ramena un peu en arrière et elle réalisa qu'elle était dressée de toute sa taille face à Meilo.

L'attention des premiers spectateurs était posée sur elles. Kaelah était gênée, mais ce n'était rien en comparaison de sa mère qui avait les lèvres pincées. Soudain son regard se posa sur Jamil et elle railla :

— Moi, ma fille, j'utilise mon totem pour me défendre, et non un homme.

La main griffue attrapa le cou de Meilo avant même que la kaarane ne s'en rende compte.

— Es-tu sûre de vouloir que j'utilise mon totem ? chuchota Kaelah d'une voix blanche.

— Tu es bien la fille de ton père, répliqua sa mère, encore plus bas.

— Remercie donc les esprits, si j'étais comme toi tu ne verrai pas le crépuscule de cette journée, gronda finalement Kaelah en s'éloignant.

L'auditoire sembla se détendre jusqu'à ce que la procession autour du père de la goelpokarane n'arrive. Kaelah et Jamil se glissèrent dans la foule, mais l'instinct de la kaarane lui fit regarder autour d'elle. Quelqu'un l'observait. Elle en était sûre. Lorsque son champ de vision se tourna vers la tente de la Gaemi, elle la vit. Les yeux de la dirigeante ne la quittaient pas. Elle analysait la kaarane, elle avait sûrement assisté à la scène précédente. Qu'est-ce qu'elle en pensait ?

Son père fut maintenu face aux dirigeantes. Deux elranes à la mine patibulaire l'encadraient toujours, s'en était ridicule du fait de la taille de Torhe. Leastri s'avança entre le jugé et les juges. Kaelah dut se retenir de ne pas crisper son poing qui portait le totem. Comment pouvait-elle souhaiter protéger son père tout en épargnant sa relation naissante avec l'elka ? La part rationnelle tenta de lui rappeler qu'en tant qu'elka c'était peine perdue, mais elle choisit de l'ignorer.

— Très estimée Gaemi, Kamelan et kaarans, je me tiens aujourd'hui devant vous pour rapporter des faits qui demandent justice, même s'ils datent d'avant ma naissance.

Des murmures intrigués furent échangés dans les rangs de la foule. Le regard de Kaelah se posa sur sa mère. Un sourire ravi étirait ses traits, espérait-elle qu'aujourd'hui serait le plus beau jour de sa vie ?

La Gaemi rétablit le silence et Leastri reprit la parole :

— Cette histoire va peut-être vous sembler familière cher peuple car, pour ceux qui y ont assisté, un procès similaire s'est déroulé il y a plus de dix ans avec les mêmes parties. À l'époque, cet homme avait été jugé pour avoir grièvement blessé sa fille tout juste née.

Le doigt accusateur de l'elka avait pointé Torhe puis Kaelah. La foule reliait à présent les deux, suivant le contour de la cicatrice qui déformait les traits de la goelpokarane. Sa main voulait la cacher, ou bien la gratter jusqu'à la faire disparaître de son visage, elle ne savait pas bien.

— Aujourd'hui sa fille est venue me voir avec crainte, sûrement de l'homme qui a détruit son visage, pour m'avouer que sa mère lui avait révélé la bien triste histoire de son arrivée au monde. Kaarans, cet homme qui se tient devant vous à oser user de sa force sur sa femme pour procréer.

Kaelah n'eut pas le temps de se remettre des mots utilisés par celle qu'elle pensait connaître. Elle supposait qu'elle avait peur de son père ? Que son visage était détruit ? Mais ses pensées ne furent pas assez fortes pour ne pas entendre les cris de rage qui retentirent tout autour d'elle. La foule s'agitait en tous sens pour atteindre le coupable. Lui-même hurlait pour se faire entendre. Cette fois-ci la Gaemi eut plus de difficulté pour retrouver le calme.

Quand les spectateurs cessèrent finalement de remuer, Kaelah remarqua que sa mère était à présent aux côtés de Leastri. Elle avait remis son masque qui avait trompé sa fille. Elle s'apprêtait certainement à raconter ce qu'elle avait vécu, mais Kaelah en décida autrement. Elle se détacha de Jamil et affirma d'une voix claire :

— Tu mens.

Tous l'observaient à présent, mais elle s'en fichait, il n'y avait que la vérité qui comptait. Et elle jurerait l'entendre dans le vent qui jouait dans ses cheveux, se graver au creux de sa main, battre au même rythme que son cœur.

— Cher peuple qui se souvient, oui mon père et ma mère se sont déjà retrouvés devant nos juges et dirigeantes, mais souvenez-vous aussi du verdict. Cette kaarane qui, selon sa version, s'était opposée à l'acte de mon père. Cette kaarane qui, à présent, l'accuse de viol. C'est cette kaarane qui me réveille tous les matins au son de la violence. Cette violence que l'on reproche aux hommes de notre peuple, qui peut les conduire à la mort. Dans ma famille, c'est ma mère qui l'utilise comme un poison. Alors aidez-moi à protéger mon père contre elle, je vous en prie.

Un lourd silence s'installa suite à sa longue déclaration. Plus un cri, pas même un murmure. Même les esprits s'étaient tus, comme dans l'attente du verdict. Kaelah se doutait de trouver un regard mauvais si elle se tournait vers sa mère et Leastri. Alors elle chercha celui de la Gaemi. Elle s'y focalisa, et sans comprendre comment, elle jurerait qu'elle la croyait.

La Kamelan s'approcha d'elle et elles échangèrent des propos tumultueux jusqu'à ce que la Gaemi n'écarte la cheffe des elkas pour rendre le verdict. D'après l'air révolté sur le visage de cette dernière, la conclusion n'avait pas suivi la voie qu'elle avait souhaitée.

— Le viol est un acte de barbarie condamné à la mort, cela tous les kaarans l'apprennent dès le plus jeune âge. Cependant l'homme qui nous fait face pour la seconde fois est un membre honnête de notre clan, nous avons choisi d'accorder le bénéfice du doute.

La respiration de Kaelah se relâcha, un sourire éclaira même ses traits jusqu'à ce que la Gaemi reprenne la parole :

— Cependant, pour ne pas avoir réussi à rendre sa femme heureuse depuis le dernier procès, il sera enfermé pendant trois jours et trois nuits avec l'interdiction de voir aucun ami ni famille.

Le cœur de Kaelah sombra dans sa poitrine, il avait échappé au pire, mais elle aurait tant souhaité lui parler. Qu'il sache qu'elle le croyait. Mais les elrans avaient déjà commencé à l'emmener. Jamil la rejoignit au moment où Leastri s'éloignait auprès de Meilo. La goelpokarane se promit de garder ce duo à l'œil quand son ami soupira :

— Heureusement que tu n'es pas comme ta mère, on formera un couple heureux plus tard.

Le corps de Kaelah se tendit à nouveau, mais elle n'avait pas la force pour cette bataille. Il fallait qu'elle se repose avant sa veillée.

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