Chapitre 30 : Kaelah
Kaelah était assise au milieu des vagues vertes, immobile. Les yeux fermés, elle écoutait tout ce qui l'entourait. Dans son dos, aux abords du camp, crépitait son feu, celui qu'elle devait défendre à la nuit tombée. La plupart des elpokarans, ceux qui avaient la même mission qu'elle, y restaient souvent collés. Il faut dire qu'au milieu des plaines, lorsque l'astre du jour disparaissait à l'horizon, un manteau d'ombre recouvrait les hautes herbes.
Mais le souffle de Kaelah était calme, posé. Elle se sentait chez elle dans la nuit. Elle pouvait entendre des kaordens taper le sol de leur queue à seulement quelques pas d'elle. Un sourire étirait ses lèvres lorsque, après le silence, un grattement prenait le dessus, la chasse était fructueuse sous terre.
Un frémissement entrecoupait parfois le vide au-dessus de sa tête. L'air bruissait comme un chuchotement. Là où au début Kaelah observait le ciel, inquiète, à présent elle savait que les prédateurs du ciel aussi s'approchaient du sol, le vent frottant sur leurs plumes.
Enfin elle entendit ce qu'elle attendait. Ça commençait par un silence, les kaordens abandonnaient leur territoire. Ils fuyaient probablement droit vers leurs terriers. Ensuite c'était l'herbe qui se mettait à chuchoter, et Kaelah savait que ce n'était pas le vent : le vent ne foulait pas le sol. Les pas feutrés se posaient avec tant de douceur que Kaelah aurait dû, à l'instar de son peuple, ne pas les percevoir. Mais, toutes les nuits, elle s'éloignait du feu, elle analysait tous les bruits qui l'entouraient. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, des billes de flammes lui rendirent son regard.
Elle baissa les yeux sur ce qui avait été son repas. Tous les soirs, Jamil lui apportait un morceau conséquent de viande. Il l'avait d'abord interrogé : comment son amie pouvait-elle autant manger ? Mais, devant l'air agacé de la kaarane, il avait vite abandonné l'idée d'obtenir une réponse.
Kaelah jeta la viande face à elle. Moins loin que le soir de sa première rencontre avec Jamil. Et tous les soirs moins loin que le précédent.
Cette fois-ci, les yeux la fixèrent un peu plus longtemps. D'habitude, la créature se jetait sur la nourriture et ignorait Kaelah. Au moment où la kaarane commençait à s'inquiéter, un grondement puissant retentit. L'échange visuel fut rompu et des bruits de mastication remplacèrent la tonalité grave. Un sourire revint sur les lèvres de Kaelah, elle était sûre qu'elle était en train de se faire un ami.
Elle retourna vers son feu de camp, les premiers rayons du soleil se décollaient doucement de la surface verte. Mais, au moment où son pied allait quitter sa cachette, elle entendit des chuchotements. Elle en chercha la provenance et était persuadée qu'il venait de l'intérieur du camp. Normalement, seuls ceux qui veillaient la nuit étaient réveillés aussi tôt, et les feux étaient trop loin les uns des autres pour que Kaelah puisse entendre des murmures.
Deux hommes apparurent entre deux tentes, et elle en reconnut au moins un. Il s'agissait du créateur du gant ; elle ne connaissait pas l'autre kaaran.
— Personne ne veille sur ce feu ? s'étonna ce dernier.
L'elpokaran plissa les yeux pour observer tout autour du feu, mais aucun des deux ne remarqua Kaelah accroupie à quelques pas d'eux.
— C'est impossible, je suis sûr que les abords du camp sont surveillés toutes les nuits.
— Ne t'en fais pas mon frère, dis-toi que c'est une bonne nouvelle. Je vais repartir, surveille ce côté, ça pourrait être l'entrée idéale.
Les deux hommes repartirent vers l'intérieur du camp. De quoi pouvaient-ils bien parler ? Kaelah attendit d'être certaine de ne plus les entendre avant de revenir à son feu. La lueur des flammes étaient déjà moins brillantes, le soleil s'était décollé de la ligne d'horizon. C'était le signal de la fin de sa garde et, en effet, peu de temps après un elpokaran la rejoignit.
Pendant un instant, Kaelah hésita à lui parler des deux kaarans, mais elle se rappela de la conversation avec son père. Un mot de sa part et le créateur du gant pouvait avoir de gros problèmes, alors qu'elle n'était même pas sûre de ce qu'elle avait entendu. Elle ignora alors ce détail lors de son rapport de la nuit. Elle réprima un bâillement lorsqu'elle se dirigea vers sa tente. En chemin, elle croisa sa mère qui semblait l'attendre.
La kaarane marqua un temps d'arrêt. Les mots qu'elle avait entendus entre ses parents le soir de la répartition lui revinrent en mémoire. Son regard glissa sur la plume de veoldren qui serpentait sur le bras de sa mère. Le rouge vif avait laissé place à un rose délavé, mais le totem était toujours là. Lorsque leurs regards se croisèrent, Kaelah réalisa qu'elle ne lui avait pas adressé la parole depuis.
— Kaelah ! Ta veille s'est bien passée ?
— Que veux-tu maman ? grogna sa fille sans lui retourner son sourire.
Sa cicatrice la brûlait, mais elle ne voulait montrer aucun signe de faiblesse. Le visage de Meilo se crispa pendant un instant avant de se ressaisir en composant une expression contrite.
— Je m'étonne tous les jours d'à quel point tu ressembles de plus en plus à ton père... soupira-t-elle.
Le sang de Kaelah ne fit qu'un tour lorsqu'elle se tourna vers sa mère.
— Parce que je suis faible ? Tu vas enfin me dire en face ce que tu penses de moi ?
Les yeux de Meilo s'ouvrirent en grand, elle ne s'attendait pas à cette réplique cinglante. Elle se perdit dans ses pensées et reprit :
— Excuse-moi d'avoir dit ça, c'est juste qu'après... ce qu'il s'est passé il y a tant d'années... j'aurais aimé que tu me ressembles plus.
Des larmes brillaient dans ses yeux et elle n'osait plus regarder sa fille. Cette dernière était perdue, elle ne s'attendait pas à ce changement d'émotion. En réalité, cela faisait bien longtemps qu'elle ne s'attendait plus à la moindre émotion de la part de sa mère.
— Comment ça ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Dans quelques années, quand tu devras donner un enfant pour renforcer le clan, j'espère que ton ami aura plus de patience que ton père. Je n'étais pas prête et... enfin qu'importe, elle essuya une larme et un sourire triste se dessina sur ses traits.
Kaelah se retint d'insister, elle doutait de pouvoir en entendre plus. Les deux kaaranes rentrèrent dans la tente sans un mot. La goelpokarane retourna la conversation dans tous les sens pendant son sommeil. Elle devait avoir mal compris, son père n'avait pas pu faire ce que sa mère sous-entendait. Quand elle rouvrit les yeux, elle savait que c'était trop tôt, sa garde allait être longue. Mais elle ne pouvait plus cogiter sur cette révélation plus longtemps.
Quand elle quitta la tente, son regard tomba sur sa mère. Était-ce pour ça qu'elle détestait son père ? Mais pourquoi ne jamais l'avoir dénoncé ? Kaelah songea à la loi qui obligeait les kaaranes à avoir un enfant à leur vingt-cinq ans. Était-ce pour cela ? Y avait-il beaucoup de femmes qui avaient subi ce genre de violence pour faire respecter cette loi ?
Un haut-le-cœur souleva l'estomac de la kaarane. Elle se précipita hors de la tente, mais la nausée ne la quittait pas. Un premier pas la rapprocha de la mer verte et soudain elle s'élança. La périphérie de son champ de vision devint flou. Elle savait qu'elle esquivait des membres de son peuple, seul son instinct la guidait.
Elle atteint finalement l'endroit où Jamil et elle s'entraînaient, et elle s'y effondra. Elle lui en parlerait, lui saurait comment éclaircir la solution. Il trouverait une explication, son père ne pouvait pas être le monstre que Meilo avait dépeint.
Kaelah sursauta quand un bruit de pas perturba le silence. Pendant un instant, elle crut que Jamil arrivait plus tôt, mais la démarche n'était pas la même. Ce fut Leastri qui écarta un dernier rideau d'herbe. La goelpokarane n'osait plus scruter son regard. Le maquillage des elkas complétait à présent la tenue. Le rouge bariolait leur visage de motifs de leur choix. Dans le cas de Leastri, deux larmes semblaient couler de ses yeux... Qui étaient séparés par une lame qui commençait à son front et s'achevait sur son menton.
L'elka s'installa sur le rocher face à Kaelah, qui était prostrée à même le sol. Aucune des deux n'ouvrit la bouche au début. La goelpokarane ne savait pas si elle pouvait se confier à celle qui avait été son amie. C'était une elka à présent. Enfin, après avoir veillé à ce qu'il n'y ait personne aux alentours, Leastri s'approcha de Kaelah. Elle souleva son menton du bout des doigts et, avant que Kaelah ne comprenne, les lèvres de Leastri se posèrent sur les siennes.
La tension de cette dernière fut remplacée par l'excitation. Elle ne savait pas si c'était parce qu'elle faisait quelque chose d'interdit ou parce que c'était Leastri. Elle agrippa sa nuque pour la rapprocher encore, leurs corps l'un contre l'autre. La respiration de l'elka semblait s'accélérer quand elle repoussa Kaelah.
Celle-ci soupira :
— Tu m'as tellement manqué Astri.
L'elka ne répondit pas, son regard était toujours plongé dans celui de la goelpokarane. Elle semblait attendre, et maintenant Kaelah avait de nouveau confiance, elle avait retrouvé celle qu'elle aimait, peu importe les lois.
— Ma mère vient de me confier un secret qu'elle garde depuis longtemps... Je suis perdue, Astri.
Le contact de la main de l'elka sur la sienne redonna de la force à Kaelah. Elle entrelaça ses doigts avant de lâcher comme une plainte :
— Je crois que mon père a forcé ma mère Astri. Je suis née d'un viol.
L'elka lâcha la main de la goelpokarane comme si elle l'avait brûlée. Kaelah attendit que Leastri dise quelque chose, trouve une solution. L'elka finit par se lever sans rien ajouter, et retourna au camp. La goelpokarane fut de nouveau seule, elle avait énoncé à voix haute ce qui la torturait. Elle aurait dû être soulagée, mais elle fixait toujours la direction dans laquelle Leastri était partie. L'inquiétude commençait à la ronger : avait-elle bien fait de confier à une elka que son père avait commis le pire des crimes ?
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