Chapitre 28 : Kaelah
Une lune dorée brillait dans le ciel. Kaelah ne se retenait plus d'effleurer sa cicatrice. Les flammes montaient haut dans le ciel, emportant avec elles les espoirs de la kaarane. Le matin même, Meidra avait annoncé la fin de l'entraînement des goelrans. C'est Jamil qui le lui avait dit, elle n'y était pas allée. Lors du changement de saison, et donc de la fin du cycle, la nouvelle lune ornait le ciel dès le matin. À sa vue, Kaelah avait su son échec.
Ses doigts frottaient la balafre, l'intérieur du long sillon la démangeait. Tout son corps voulait disparaître de cette cérémonie. Mais elle devait y assister, elle devait faire face à la Kamelan et la Gaemi, que tout son clan sache qu'elle avait échoué. Jamais elle ne saurait les protéger.
Autour des flammes, les elkas dansaient et chantaient. Elles rendaient hommage aux esprits qui guidaient le peuple. Les robes virevoltaient autour du feu. Les voix s'élevaient et redescendaient au rythme du brasier, portées par le vent. La kaarane soupçonnait Leastri d'être parmi elle. Mais elle ne la cherchait pas : sa honte était déjà insupportable, elle n'osait pas faire face à l'elka.
Son peuple était divisé autour de la scène des elkas. Les elpokarans d'un côté, les elrans de l'autre, et les jeunes à placer au milieu. Kaelah était près des elrans, à l'avant du groupe, parmi ceux qui allaient être réassignés. Jamil aussi allait devoir changer de corps de métier, mais il n'osait pas s'approcher de son amie. Pire que les jours où elle était énervée, face aux flammes son visage était parfaitement neutre. Comme si son esprit était bien loin de son corps et que seule sa main avait la force de s'élever jusqu'à sa cicatrice.
Soudain Kaelah vit la plus grande tente du clan s'ouvrir à travers les flammes. Les deux dirigeantes du clan en sortirent. La kaarane se souvenait de la fierté qu'elle avait vu dans les yeux de la Kamelan. Qu'allait-elle y voir ce soir ? De la déception ? Du dégoût si les rumeurs de son amitié avec Jamil étaient parvenues à ses oreilles ? La Gaemi restait en retrait, son rôle était d'approuver, seuls les esprits pouvaient guider les choix.
Les chants se calmèrent et le rouleau fut déroulé.
— Avant de répartir nos jeunes, les esprits vont guider à nouveau ce qui se sont égarés dans leur volonté.
Les noms s'enchaînèrent ensuite. Bon nombre d'entre eux avaient fait partie des adversaires goelrans que Kaelah avait combattus. La plupart se dirigèrent sans surprise vers les elpokarans, mais certaines kaaranes choisirent les elkas. Dans leurs regards brillaient souvent le doute ou la peur.
Le tour de Kaelah arriva et elle fit face à la Kamelan. Alors que jusque-là celle qui annonçait la volonté des esprits se tenait droite et presque agacée, un frisson la parcourut quand elle croisa le regard de la jeune kaarane. Ses yeux descendirent le long du corps de Kaelah avant de s'arrêter sur le gant. Celui-ci avait beau être caché sous son habit en cuir, elle était persuadée que c'était ce que la Kamelan fixait. Elle ferma ensuite les yeux et Kaelah jura qu'une brise s'élevait au même moment. La kaarane observa parmi son peuple, était-ce normal ? La Gaemi semblait soucieuse, mais n'avait pas esquissé un geste. Soudain, après avoir inspiré, la Kamelan rouvrit les yeux, un air serein parcourait ses traits.
— Cette goelpokarane veillera sur les feux dans la nuit, ordonna-t-elle d'un ton qui ne souffrait d'aucune réplique.
Kaelah ouvrit la bouche pour l'interroger, mais le rouleau était de nouveau ouvert et elle appelait quelqu'un d'autre. Elle rejoignit alors les elpokarans qui s'écartèrent. Tous, sauf un.
— De toute évidence, tu as mal suivi ton totem, rends-moi mon travail maintenant, se moqua l'elpokaran qui avait fabriqué le gant.
La kaarane n'aimait pas son ton. Elle songea à la réaction de la Kamelan, elle était sûre qu'elle l'avait senti. Elle n'allait plus cacher son totem. Elle souleva la veste et cru voir l'elpokaran esquisser un geste de recul. Elle glissa sa main dans le gant jusqu'à sentir la base des griffres se poser contre ses phalanges. Elle accueillait cette sensation avec plaisir, comme si elle se retrouvait enfin entière.
— Si tu le veux, viens le chercher, proposa-t-elle, sans prendre la peine de se mettre en garde.
Tous les elpokarans observaient l'échange, le créateur du gant s'en rendait bien compte. Mais la peur brillait dans son regard à la vue des serres sur lesquelles les flammes dansaient. Il répliqua enfin, comme si il crachait un venin :
— À qui veux-tu que je le vende à présent ? Tu l'as trop abîmé.
Il bouscula ensuite ceux de son groupe pour s'éloigner à l'opposé de Kaelah. Les elpokarans se détournèrent alors pour observer la suite de la cérémonie. Kaelah allait faire de même, mais Leastri lui bloquait le passage. La kaarane ne savait pas comment réagir, venait-elle de voir l'altercation avec le créateur du gant ? Dans ce cas elle devrait sourire, elle ne s'était pas laissée faire, c'était ce qu'elle souhaitait, non ?
— Tu devrais arrêter de parler comme ça aux hommes, les elrans ne pourront pas te protéger s'il t'attaque par surprise.
Kaelah fronça les sourcils, qu'est-ce qu'elle venait de sous-entendre ? Elle lui conseillait de se faire petite ?
— Je sais parfaitement me défendre, répliqua la kaarane en désignant le gant.
— Ton totem n'est pas une véritable arme, et tu ne peux ni te protéger... ni me protéger. Je me suis trompée, acheva Leastri qui tourna le dos à Kaelah sans un mot de plus.
Le cœur de la goelpokarane fit une chute vertigineuse jusqu'au bas de son estomac. Elle secoua la tête avant de rattraper Leastri. Elle crut voir un sourire qui s'effaça bien vite quand elle repoussa la main de Kaelah.
— Tu ferais mieux d'éviter de me toucher, j'appartiens aux esprits à présent, je serais constamment protégée par des elrans, je n'ai plus besoin de toi.
La main de la kaarane tomba contre sa hanche quand l'elka ajouta :
— Pour le bien du clan : évite d'avoir pitié d'un homme qui veut s'infiltrer parmi nous.
Kaelah aurait voulu répliquer. Elle détestait comment, celle qui avait été son amie, celle qu'elle avait aimé, lui parlait. Ce qu'elle insinuait. Mais sa mâchoire semblait incapable de s'ouvrir. Leastri était repartie près des flammes, vers son destin.
La kaarane remarqua que, même si les elpokarans ne la fixaient pas, elle sentait leur attention pressée partout sur elle. Elle fit un premier pas en dehors de leur cercle. La cérémonie n'était pas finie, des noms continuaient de fuser au centre du peuple. Un deuxième pas la rapprocha des tentes. Sa cicatrice la brûlait, elle voulait la gratter jusqu'à la faire disparaître de son visage. L'ombre des tentes finie par la recouvrir. Elle prit une inspiration avant de s'enfuir droit vers la mer verte. Là où elle était persuadée qu'elle pourrait respirer.
Enfin elle arriva à son lieu d'entraînement. Il faisait nuit tout autour d'elle, pourtant elle avait l'esprit bien plus clair que près des flammes. Les chants s'étaient éteints, elle se sentait protégée dans cette mer qui la camouflait. Elle voulait s'enfoncer plus profondément, à quoi rimait une vie dans son clan. Elle n'avait qu'un objectif, et elle avait échoué. Au-delà de ça, elle avait perdu Astri. Une petite voix l'interrogea : l'avait-elle jamais eu à ses côtés ? Mais elle ne voulait pas l'entendre.
Soudain la mer verte s'agita autour d'elle. Les brins ondulaient autour d'elle, et elle savait que ça n'avait rien à voir avec le vent. Elle s'inquiéta d'une attaque d'elemirans, mais oublia vite cette hypothèse : la chose qui bougeait au couvert des vagues était seule... et plus grosse qu'un kaaran. Au moment où Kaelah parvenait à cette conclusion, un grondement s'éleva face à elle. Elle esquissait un premier pas de repli, mais s'immobilisa immédiatement. Son regard s'était planté dans deux billes remplies de flammes. Son souffle s'accélèra. Il suffirait d'un bond de l'animal pour être sur elle, et elle n'avait rien pour s'en défendre. Son gant était à sa ceinture, et il était risible face à la créature.
Les yeux de Kaelah s'enfonçaient plus profondément entre les flammes et elle comprit. Au même moment, des pas arrivèrent derrière elle. Elle n'osait se détacher du brasier, de plus elle avait déjà reconnu la démarche qui venait vers elle.
— Je savais que je te trouverais ici ! se réjouit Jamil. La cérémonie est finie, je t'ai apporté à manger.
La kaarane tendit sa main vers son ami qui lui donna une assiette qui contenait un morceau de cuisse de meorine. Kaelah était rassurée de voir qu'il avait pris une grosse part de viande. Elle lui souffla ensuite, son attention toujours fixée sur les prunelles qui ne les lâchait pas :
— Jamil, je vais jeter ce morceau de meorine face à moi, ne pose pas de question, au moment où tu l'entendras atterrir tu reculeras avec moi. Surtout tu marches, ne cours pas, et ne te tournes pas.
Son ami ne répondit pas. La kaarane se doutait qu'il était pétrifié de peur. Peut-être avait-il hoché la tête en oubliant qu'elle ne pouvait pas le voir. Kaelah prit alors la viande à pleine main et, avec un arc de cercle, la jeta au milieu des vagues, par-dessus le regard de flammes.
Ils commencèrent immédiatement à reculer et la goelpokaran attrapa la main de Jamil pour le retenir de courir. Un pas après l'autre, ils s'éloignèrent du danger et revinrent près des tentes.
— C'était quoi ? souffla le kaaran encore blême.
Kaelah haussa les épaules, elle avait posé sa main sur son gant, sa présence avait quelque chose de rassurant. Alors pourquoi voulait-elle retourner se plonger dans ce regard de braise ?
Jamil s'éclaircit la voix et choisit de changer de sujet :
— Ton père m'a proposé de rejoindre les éleveurs de meorines.
Kaelah avait totalement oublié les événements qui l'avaient poussée à cette rencontre. La nouvelle répartition, la décision de Leastri, le regard de son peuple... si seulement elle pouvait s'enfoncer définitivement dans la mer verte. À la place, elle soupira avant de se forcer à sourire à son ami.
— J'en suis heureuse pour toi Jamil, tu auras la vie que tu souhaitais depuis tant d'années.
Elle prit ensuite la direction de sa tente, mais il l'arrêta.
— N'imagine pas arrêter nos entraînements, je t'attendrai tous les jours au crépuscule alors tu auras intérêt à ramener tes fesses pour botter les miennes ! s'exclama-t-il en croisant les bras d'un air de défi.
Cette fois-ci un vrai sourire illumina les traits de la kaarane. Elle ne put que hocher la tête face à la détermination de son ami qui continuait de la surprendre malgré les années.
Quand elle retourna à la tente familiale, elle fut accueillie par des éclats de voix. Son air réjoui d'il y a quelques instants s'effaça et elle s'assit derrière le pan de peau qui la séparait de ses parents.
— Tu dois être si fier ! Ça y est, notre fille est devenue aussi faible que toi !
— C'est faux, elle est forte, bien plus que toutes les elranes !
Un aboiement lui répondit et Kaelah comprit que sa mère avait un rire moqueur.
— Tu crois que je ne sais pas que tu fais tout pour la pousser dans les bras de ce kaaran qui la suit depuis qu'ils ont appris à marcher ? Tu essaies de reproduire ton schéma Torhe ?
— Au contraire, je connais ma fille et je sais qu'elle est bien différente de toi, aucune chance qu'elle ne reproduise notre schéma.
— Et c'est bien ce qui la rend faible, cracha enfin Meilo qui quitta la tente de l'autre côté de la cachette de sa fille.
Un unique soupir résonna derrière Kaelah, mais elle n'osa bouger. Elle ne voulait pas faire face à son père. Quant à sa mère, un sentiment brûlant lui torturait les entrailles. Elle voulait passer le gant sur sa main, se sentir de nouveau entière. Mais elle avait aussi peur de ce qu'elle pourrait faire si elle écoutait son totem.
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