Chapitre 20 : Kaelah


Encore une fois, le sol coupa le souffle de la kaarane. Depuis le début du combat, les encouragements avaient faibli, et à présent le cercle d'observateurs était silencieux. Juste au-dessus d'elle, Meidra semblait dorénavant se lasser de la scène.

Le kaaran qu'elle affrontait lui tendit la main, mais elle se releva sans lui accorder d'attention. Kaelah se mit en position pour reprendre la lutte, son adversaire resta stoïque, son regard posé sur la formatrice derrière la kaarane. Il attendait un signe de celle-ci pour mettre fin au combat. Kaelah refusait d'accepter cette défaite, elle avait encore des choses à montrer. Tous les soirs, elle s'entraînait seule, elle refaisait les gestes appris dans la journée. Elle ne pouvait pas perdre ce combat.

Elle projeta sa jambe de toutes ses forces vers son adversaire. Son tibias toucha l'épaule du kaaran qui tressaillit à peine. À peine son pied revenu au sol qu'elle réessaya, cette fois-ci sa cuisse atteignit le torse ennemi. Son adversaire sembla chercher à reprendre son souffle, alors elle tenta de garder l'avantage en réitérant son mouvement. Cette fois-ci, le kaaran attrapa sa jambe avant qu'elle ne le touche et il la renvoya au sol.

Le groupe s'éloignait déjà vers le nouveau combat. Kaelah resta couchée, son poing s'écrasa devant elle alors qu'elle se retenait d'hurler de rage. Elle s'entraînait dur pour réussir, qu'est-ce qu'elle pouvait faire de plus ? Chaque lune qui se levait la rapprochait un peu plus de la fin du cycle. Si elle n'avait pas fait ses preuves d'ici là, si ses formatrices ne la jugeaient pas digne de faire partie des elrans, elle devrait choisir entre les elkas et les elpokarans. Faire ce choix serait mettre fin à son rêve de chevaucher par delà la mer verte des plaines.

Alors qu'elle restait étendue là, elle s'étonnait que Jamil ne soit pas déjà venu l'aider à se calmer. Depuis leur dispute, ils ne s'étaient plus adressés la parole. Parfois leurs regards se croisaient, elle jurerait qu'il allait venir vers elle, puis il se détournait. Mais, cette fois-ci, il aurait dû la rejoindre pour la réconforter, elle en était sûre. Pourtant, lorsqu'elle releva la tête, plus personne ne l'entourait. Ils formaient un nouveau cercle juste à côté et un mauvais pressentiment lui tirailla les entrailles quand elle se remit sur ses jambes.

Elle écarta sans ménagement les goelrans pour observer qui se battaient au centre. Cependant, ce qu'elle vit n'était pas vraiment un combat. Jamil se trouvait au milieu, face à celle qui avait tenté d'écraser Kaelah dès le premier jour. Et alors que celle-ci balançait des coups à ébranler un meorine, Jamil ne cessait de reculer sous les hués du cercle. Alors que son dos atteignait les goelrans agacés, ils l'envoyèrent droit sur son adversaire. Il tenta de rouler sous le coup, mais la kaarane qui lui faisait face l'en empêcha en bloquant sa gorge dans son avant-bras.

Il recula, la main sur son cou. Kaelah pouvait voir qu'il peinait à reprendre son souffle. Un sourire satisfait se dessina sur les traits de celle qui lui faisait face. Elle empoigna Jamil par la nuque, le poing serré. L'ami de Kaelah avait encore les larmes aux yeux, ne sachant où mettre ses mains pour se protéger.

— Jamil attention ! hurla Kaelah qui se précipita vers lui.

Les goelrans la retinrent cependant et elle assista, impuissante, au coup qui atteignit son ami au ventre. Il tomba au sol, les bras repliés sur lui-même. Son adversaire arma sa jambe et, d'un mouvement sec, elle frappa l'épaule du kaaran qui roula sur le dos.

Kaelah se tourna vers Meidra, les bras croisés, son regard analysant les gestes des combattants. la kaarane la conjura :

— Ça suffit s'il vous plaît ! Il a perdu, pas la peine de s'acharner !

La formatrice se tourna vers elle, un sourcil haussé comme si elle s'étonnait qu'une femme puisse défendre un homme. Cependant, d'un hochement de tête, elle désigna deux nouveaux opposants et le groupe se rassembla autour de ce combat.

Kaelah savait qu'elle devrait aller voir cette lutte. Observer de nouveaux coups, chercher des faiblesses dans les gardes, mais elle ne pouvait abandonner son ami.

Elle s'approcha alors de lui, sa main se posa sur son dos et il sursauta.

— C'est moi, Jam.

Son ami se redressa pour la regarder dans les yeux, il semblait y chercher quelque chose quand il grommela :

— Laquelle, toi ? Celle qui est mon amie ou celle qui devient comme n'importe quelle kaarane ?

La main de Kaelah recula comme si un meorine avait tenté de l'embrocher avec ses arêtes. Elle se renfrogna lorsqu'elle répliqua :

— Et pourtant je viens de te défendre, est-ce que n'importe laquelle des kaaranes en aurait fait autant ?

Un sourire timide se dessina sur les traits de Jamil. Il se leva et tendit sa main à son amie. Sans hésiter, elle accepta et il reprit :

— Si tu n'es pas comme toutes les autres kaaranes, il faut que tu apprennes à te battre à ta manière... et te rappeler que dans les plaines, l'ennemi ne te mettra pas juste à terre. Avant de foncer tête baissée, essaie de te défendre s'il te plaît Kael.

— Tu peux parler ! se moqua-t-elle en bousculant son épaule, de ton côté tu devrais peut-être apprendre à faire autre chose que reculer. Même si c'est une femme que tu affrontes, tu es là pour t'entraîner, tu dois devenir fort pour protéger le clan !

Pendant quelques instants, son regard n'osa croiser celui de la kaarane. Elle connaissait son ami, et le totem n'avait fait que confirmer ce fait : Jamil semblait incapable de faire du mal. Même au péril de sa vie. Le poing de Kaelah se referma, ça allait devoir changer.

— Puisque l'entraînement ici ne donne rien, on s'entraînera tous les deux, lui proposa-t-elle.

Les étincelles revinrent dans les yeux de son ami quand il leva la tête vers elle. Il accepta d'un hochement et ils rejoignirent le groupe de goelrans.

Les combats avaient cessé à présent et ils écoutaient les conseils de Meidra :

— Aucun de vous ne serait capable de protéger le clan. Vous ne misez que sur ce que vous connaissez. Mais je sais déjà qui apprendra à chevaucher le keeron et qui en sera incapable.

Le cœur de Kaelah se crispa lorsqu'à ces mots les yeux de la formatrice s'arrêtèrent sur elle.

Les goelrans échangèrent des regards suspicieux alors que des chuchotements s'élevaient. Ils cherchaient qui parmi eux verraient la prochaine lune se lever sur leur échec. À quelques pas, Kaelah vit le sourire carnassier de la kaarane à la force de meorine. Mais, plus que son expression, c'est l'accessoire sur son bras qui inquiéta Kaelah. Dans le prolongement de son coude, exactement au même endroit qu'un keeron, se trouvait l'épine osseuse de la férocité. Le totem était visible aux yeux de tous, une menace qui s'adressait à tous ceux qui lui feraient face.

Les goelrans se dispersèrent et Kaelah indiqua à Jamil où l'attendre pour leur premier entraînement. Elle se dirigea ensuite vers la tente qu'elle partageait toujours avec ses parents.

À l'intérieur, elle récupéra le gant qu'elle avait subtilisé à l'elpokaran et les fragments de son totem. Les jours s'étaient écoulés et ils avaient emmené avec eux les ultimes résistances de la serre entre les mains de la kaarane. Elle avait jeté dans les flammes du camp les morceaux de chair jusqu'à atteindre les os. Kaelah avait ensuite coupé les tissus autour des griffes de la taille de son petit doigt. Elle glissa la première griffe dans le vêtement jusqu'à atteindre l'endroit où se situerait ses phalanges. Elle craignit pendant un instant de devoir forcer jusqu'au soir pour faire traverser le cuir, voire même de casser la griffe. Mais, bien au contraire, la pointe perfora le cuir comme s'il s'agissait de la surface de l'eau. Une fois tous les os en place, elle glissa sa main à l'intérieur.

Le tissu du gant épousait à la perfection ses gestes, il devait être prévu pour un jeune elayriens, sinon il aurait été trop large pour la kaarane. Encore un signe des esprits, Kaelah en était persuadée. Avec ses dernières modifications, et maintenant qu'elle avait vu de ses yeux les dégâts que pouvaient causer les griffes acérées, la goelrane ne doutait pas d'avoir une arme inconnue entre les mains.

Elle ôta alors le gant qu'elle glissa à sa ceinture avant de passer son haut par-dessus. Une fois certaine que personne ne pouvait voir l'objet, elle quitta la tente pour se mettre en route vers le lieu du rendez-vous.

Le soleil commençait à se coucher au-delà des vagues vertes de la plaine. Les feux commençaient à brûler partout dans le camp. Les groupes se formaient autour, racontaient leur journée ou bien reniflaient les premiers arômes de nourriture. Les jeunes kaarans couraient partout, laissant aux adultes la charge de les esquiver. Kaelah passa devant la plus grande tente du camp, celle de la Gaemi et de la Kamelan, les deux dirigeantes du camp. Des enfants en sortaient, encore accompagnés par des elkas. La kaarane ralentit dans l'espoir de voir Leastri, mais se résolut au fait qu'elle devait toujours assister ses formatrices.

Kaelah parvint au lieu qu'elle avait indiqué à Jamil et le repéra assis sur un rocher. Avec un sourire espiègle, elle glissa sa main dans le gant avant de se déplacer pour arriver dans le dos de son ami. Elle était vigilante à la moindre branche quand elle posait son pied. Son souffle était maîtrisé. Elle ne faisait qu'un avec les plaines. Enfin elle atteignit le rocher, Jamil n'avait aucune idée d'être à sa merci. D'un geste vif, elle tira sur l'épaule de son ami pour plaquer son dos contre la pierre. Dans le même mouvement elle était au-dessus de lui, son poing griffu prêt à frapper la gorge sans protection.

Le kaaran poussa un couinement très semblable à celui des kaordens, de petits chasseurs d'insectes . Kaelah éclata de rire à se rouler par terre. Elle peinait à reprendre son souffle alors que Jamil était toujours immobile, les bras devant son visage. Après un certain temps, la kaarane commença à s'inquiéter.

— Jam ? Les esprits ont-ils volé tes forces ?

— C'est toi Kael ? s'écria son ami en baissant lentement les bras, comme pour s'assurer que la menace avait disparu.

— Qui veux-tu que ce soit ? se moqua encore la kaarane en lui tendant la main pour le relever.

— Mais je ne t'ai pas entendu arriver ! J'ai cru que les esprits m'avaient rappelé à eux entre les griffes d'un dileren, comme ton père nous le racontait.

Kaelah songeait à ses paroles. Le silence alors qu'elle s'approchait de sa cible, l'impression de plénitude au couvert de la prairie. C'était un nouveau monde qu'elle avait découvert. Depuis le temps qu'elle rêvait de percer la surface de la mer verte... et si elle appartenait à ses profondeurs ?

Une fois Jamil remis de sa frayeur, ils se mirent en position tel que Meidra le leur avait appris. Après un moment d'hésitation, c'est le kaaran qui porta le premier coup. La surprise de Kaelah l'empêcha de réussir à contrer et elle étouffa un gémissement quand la jambe de son ami s'écrasa sur sa cuisse. Jamil envoya ensuite son poing pour atteindre le visage de la kaarane. Malgré la douleur, Kaelah parvint à éviter l'attaque cette fois-ci. La puissance qu'il avait mis emporta cependant Jamil et elle en profita pour se glisser dans son dos et frapper le creux de son genou. Son ami tomba immédiatement au sol et les griffes vinrent lui chatouiller la gorge.

— Tu as perdu ! se réjouit Kaelah qui peinait à rester droite avec la douleur à sa cuisse.

Une main se glissa alors contre ses hanches et une voix qu'elle ne connaissait que trop bien lui susurra :

— Vas-y Kaelah, achève-le, il t'a blessé, tu es dans ton droit.

Un frisson parcourut le dos de la kaarane, elle mourait d'envie de faire plaisir à cette voix. Mais c'était la vie de son ami qu'elle tenait entre ses griffes. Elle écarta alors le gant et Jamil s'éloigna aussi vite qu'il put.

Leastri se décolla de Kaelah qui se tourna pour lui faire face.

— C'est mon ami Astri.

— Ça reste un homme Kaelah, aucun d'eux n'est notre ami.

— C'est mon ami qui m'aide à devenir forte pour le clan, laisse-nous nous entraîner s'il te plaît, soupira Kaelah.

Leastri ne répondit rien, le visage fermé, elle repartit vers le camp.

Kaelah aida ensuite Jamil à se remettre debout, il avait l'air encore plus terrifié qu'après l'attaque de son amie.

— Tu as hésité quand elle t'a demandé de me tuer ?

— Ne dis pas de bêtises Jam, tu es mon ami.

— Elle va devenir elka, elle me déteste. Kael, elle me fait vraiment peur tu sais ?

Son amie ne savait pas quoi lui répondre. Après ce qu'avait vécu Leastri, elle comprenait sa réaction envers les hommes. Mais elle ne voulait pas croire qu'elle mettrait à mort quelqu'un, surtout Jamil, qu'elle connaissait depuis qu'elle était arrivée. Il ne lui avait jamais fait de mal...

— Tu devrais afficher ton totem Jam, ça la rassurera peut-être ?

Son ami hocha la tête vaguement. Il en doutait : la peur n'avait pas quitté ses yeux.

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