Kaelah observait les flammes s’élever face à elle. Les chants des elkas, les messagères des esprits, et le battement des tambours pulsaient dans la plaine. Elle ferma les yeux et focalisa ses sens sur tous les sons qui l’entouraient. Sa cicatrice la démangeait terriblement à cause de la chaleur, mais, pour un soir si important, elle refusait d’y penser. Elle leva les yeux dans le ciel où brillait la lune rouge d’Ostrar. La saison du renouveau allait commencer dans les Plaines Vivantes.
Une bourrasque souleva sa natte et elle se sentit apaisée.
— Je sens que je parle dans le vent, mais tu ne veux vraiment pas devenir elpokaran ? l’interrogea Jamil, son ami le plus proche. C’est pas de tout repos non plus ! Tu dois veiller sur les feux du camp, nourrir le clan...
Kaelah secoua la tête, ses lèvres s’étirèrent d’un air désolé envers ce garçon qui avait encore les joues potelées comme les enfants. Son ami soupira et un sourire crispé déforma ses traits.
Soudain des cris retentirent aux abords du feu. Ils étaient accompagnés par des feulements de bêtes, et déjà une expression ravie se peignit sur le visage de Kaelah. Sortis des ombres, les elrans poussaient des hurlements sauvages, mais ce n’était pas eux qui fascinaient Kaelah. Du moins pas vraiment. Les elrans chevauchaient de hautes créatures, les keerons.
À leur arrivée, Jamil se rapprocha de Kaelah. Celle-ci observait les pattes puissantes des bêtes, les yeux brillants. Des épines osseuses dépassaient de leurs coudes et, pour les femelles, ils pouvaient même y en avoir au bout de leurs queues. Leurs regards de braise observaient l’assemblée d’un air vigilant, la gueule entrouverte, dont dépassaient les canines supérieures. Kaelah mourait d’envie d’en caresser un, mais seul son cavalier pouvait toucher un keeron.
La jeune kaarane murmura :
— Ils sont incroyables, tu ne trouves pas Jamil ?
Son ami haussa les épaules d’un air méfiant et marmonna :
— Ils le sont, à bonne distance.
Une femme apparut au centre de la foule, près du feu. Sa robe indiquait qu’il s’agissait d’une elka. Les plumes d’un bleu sombre, ayant appartenu à un dileren, qui composaient sa tenue indiquaient, elles, qu’il s’agissait de la Kamelan, celle qui guidait les elkas. Les chants baissèrent en intensité alors que celle qui interprétait la volonté des esprits prenait la parole :
— Pendant quinze ans, vous avez appris le passé de votre peuple. Vous avez appris comment vos ancêtres avaient survécu. Vous avez appris qui sont nos ennemis sur ces terres, et que nous devions défendre notre clan contre eux. C’est pourquoi ce soir, vous allez choisir comment vous ferez survivre votre clan à votre tour.
Elle ouvrit ensuite un parchemin en cuir de meorine et appela une première personne.
— Kael s’il te plaît, je tiens autant à ta vie qu’à la mienne, choisis de devenir elpokaran ! supplia une dernière fois Jamil.
La jeune kaarane ne savait pas quoi lui répondre quand un appel résonna autour du feu :
— Kaelah, fille de Meilo !
Le regard de Kaelah se fit alors plus sûr. Elle se détourna de son ami et vint vers la Kamelan. Les yeux de celle-ci l’observaient d’un air inquisiteur. Elle scrutait la jeune kaarane comme si elle essayait de lire en elle. Les cheveux blonds des deux kaaranes voletaient entre eux.
Au fond d’elle, la voix de son père résonna : « Petite Kaelah, fais attention au keeron, il mord, griffe et bondit, il n’y a que la férocité qui sait le contrôler. »
Enfin Kaelah affirma d’une voix claire :
— Je choisis de devenir elrane et de protéger mon clan.
Un sourire discret étira les lèvres de la Kamelan, qui désigna les elrans sans un mot.
Kaelah rejoignit les guerrières plus nombreuses que les guerriers. Quand elle passa près d’une elka, celle-ci lui présenta l’objet qui guiderait sa vie. Elle réfrena une expression déçue quand elle reconnut la serre d’un dileren.
— Que ton totem te guide, de goelrane tu deviendras elrane.
La kaarane hocha la tête pour la remercier et ferma sa main sur la serre. Une fois auprès des elrans, ils la félicitèrent de son choix.
« Petite Kaelah, méfie-toi de la nuit car elle camoufle le dileren, et sache que tu ne l’entendras pas, quand il sera derrière toi. »
Qu’est-ce que les esprits voulaient qu’elle fasse de ce totem ? Elle aurait préféré une épine de keeron.
— Jamil, fils de Yeolan.
Kaelah sursauta quand elle reconnut le nom de son ami. Elle se faufila entre les elrans pour voir le choix de Jamil.
Le jeune kaaran se présenta à la Kamelan, les yeux baissés au sol. Il n’osait toujours pas la regarder quand elle l’interrogea sur son choix. Kaelah pouvait presque voir la lutte dans l’esprit de son ami. Celui-ci jeta un coup d’œil vers les elpokarans avant de souffler :
— Je choisis les elrans, il posa un genou au sol et jura, je sais qu’en tant qu’homme je devrais lutter contre la violence en moi, mais sur ma vie, je jure de ne jamais blesser ou de menacer une femme kaarane.
Le silence était pesant autour du feu. Tout le monde attendait la décision de la Kamelan. Celle-ci se tourna vers une autre kaarane derrière elle, une femme en tenue de cuir de meorine, dont la cape en plume de dileren battait dans son dos. Des peintures noires et rouges recouvraient son visage. L'ensemble faisait briller ses yeux intensément. La Gaemi, celle qui dirigeait le clan. Celle-ci hocha la tête, et la Kamelan fit de même face à Jamil.
Le jeune kaaran se releva alors sous les acclamations du clan. Il s’approcha des elrans et une elka lui remit son totem. Quand il eut rejoint Kaelah, il tremblait encore un peu, mais il regardait fièrement son totem.
— Kaelah, c’est une arête de meorine ! s’exclama-t-il surexcité.
« Petite Kaelah, observe le meorine et ses petits, un keeron devra abattre un troupeau avant d’atteindre son cœur protecteur. »
— Mais, Jam, tu n’es pas un guerrier ! le sermonna son amie. Tu aurais dû choisir les elpokarans.
— Et être loin de toi ? Hors de question, je préfère veiller sur toi plutôt que sur un troupeau de meorine.
Kaelah tenta encore de rester énervée, mais finit par rire et lui frappa l’épaule.
— Leastri, fille de Nolia, appela la Kamelan.
Le rire de Kaelah se coinça dans sa gorge et, à nouveau, elle chercha à observer la cérémonie. Une kaarane s’avança vers la Kamelan, ses cheveux blonds encadrant son visage.
Kaelah se souvenait de la première fois qu’elle l’avait vue. Une patrouille d’elrans l’avait trouvé cachée. Les siens avaient été décimés par des elemirans, un clan d’hommes brutaux. La plus grande menace dans les Plaines, leurs ennemis de toujours. Pendant tout un cycle lunaire, Leastri était restée muette. Mais Kaelah était celle qui prenait le plus soin d’elle, ses grands yeux verts clairs l'avaient attirée comme une flamme appelle un insecte. Sans la forcer à quoi que ce soit, elle avait attendu et avait veillé sur sa protégée. Et, un beau jour, celle-ci avait parlé.
L’attention de Kaelah revint sur le temps présent, dans l’attente du choix qu’allait faire Leastri. Tous les sons avaient disparu autour d’elle.
— Je choisis les elkas, énonça la voix claire, je suivrai la volonté des esprits.
Le souffle de Kaelah se bloqua, qu’est-ce qu’elle venait de dire ? D’un geste nerveux, la kaarane frotta sa cicatrice, mais Jamil lui prit la main pour l’en empêcher. Leastri ne jeta même pas un regard sur Kaelah.
Suite à la cérémonie du choix, le clan se regroupa pour un festin. Sans hésiter, Kaelah se dirigea vers Leastri et s’assit à côté d’elle suivit par Jamil. À peine servie d’un morceau de cuisse de meorine, Kaelah se tourna vers Leastri :
— Par curiosité Astri, pourquoi avoir choisi les elkas ? Je n’ai pas souvenir d’une ferveur absolue envers les esprits.
La kaarane leva les yeux au ciel avant de jeter un regard plein de colère et de mépris sur Jamil. Celui-ci ne la regardait pas, absorbé par son morceau de viande. Une lueur de compréhension passa dans le regard de Kaelah, qui ne dit plus un mot du reste du repas.
Elle observait attentivement la foule autour du feu. Les plus jeunes avaient déjà été raccompagnés aux tentes par leurs parents. Au loin, Kaelah entendait les ronflements des meorines ainsi que leurs pas lourds quand ils se déplaçaient. Elle mourrait d'envie d'aller voir les elrans et les keerons, mais son instinct la forçait à rester pour veiller sur Leastri.
Soudain, des bruits de voix s'élevèrent, dont une que la jeune kaarane ne connaissait que trop bien. Tout le monde était tourné vers les parents de Kaelah. Meilo, sa mère, toisait de toute sa taille Torhe, le père de la kaarane. Les deux avaient beau faire la même taille, dans ce genre de moment son père rentrait tant la tête dans les épaules qu'il paraissait être un enfant face à sa femme.
Les doigts de Kaelah se dirigeaient vers sa cicatrice, mais, à nouveau, Jamil lui attrapa la main. Il la retint ainsi jusqu'à ce que Torhe finisse par s'éloigner sous l'ordre de Meilo. La kaarane soupira et remercia d'un sourire Jamil. Le regard de celui-ci s'illumina comme si elle lui avait offert le meilleur des cadeaux.
Cependant, lorsqu'elle se tourna vers Leastri, cette dernière observait les doigts entrelacés avec aversion. Devant cette réaction, Kaelah lâcha la main de Jamil, qui reprit sa tâche de ronger un os, seul vestige de son repas.
Les kaarans commencèrent peu à peu à rentrer dans leurs tentes. Les flammes n’étaient plus alimentées depuis longtemps déjà. Leastri finit par se lever, elle n’avait pas ouvert la bouche depuis son choix alors que Jamil n’avait fait que ça. Il n’avait cessé d’essayer d’attirer l’attention de Kaelah, sans succès. Celle-ci souhaita une bonne nuit à son ami et, sans attendre de réponse, suivit Leastri.
Quand elle ne croisa plus personne, elle prit la main de la kaarane et l’amena de force à l’extérieur du camp.
— Kaelah, à quoi tu joues ? se plaignit-elle.
— C’est à moi que tu poses la question ?
Elle lâcha la main de son amie et croisa les bras sur sa poitrine.
— Tu sais qu’une elka n’a pas le droit d’aimer un autre être qu’un esprit ? Interdiction d’être trop proche d’un, ou d’une, kaaran ? l’interrogea Kaelah d’une voix blessée.
— Bien sûr que je sais tout cela, comme je sais que je ne devrais pas me marier, et je sais aussi que j’aurais toujours la meilleure des protections ! affirma son amie, les larmes aux yeux. Tu ne comprends pas que c’est la seule voie pour moi afin d’être protégée ?
— Non ce n’est pas la seule, souffla Kaelah avant d’attirer Leastri à elle pour l’embrasser.
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