Chapitre 12 : Kaelah
— Ce sera tout pour aujourd'hui goelrans, annonça Meidra en tapant dans ses mains. Demain je commencerai à vous guider, maintenant que je vous connais mieux.
— Comment peut-elle mieux nous connaître ? souffla Jamil à Kaelah, elle n'a adressé la parole à aucun d'entre nous.
Comme une flèche qui trouve sa proie, le regard de l'elrane se planta sur l'ami de la kaarane.
— Sachez que j'en apprends bien plus à travers vos instincts qu'à travers vos mots. Les paroles se perdent dans la bataille, goelrans, seules vos actions peuvent décider du sort de ceux qui vous entourent.
Jamil ne dit plus un mot, comme si un keeron lui avait demandé quel goût il avait. Elle s'éloigna ensuite et Kaelah bouscula son ami d'un coup de coude avec un sourire moqueur.
— De quoi tu te plains ? Tu as eu ta réponse.
Kaelah observa la patte griffue à sa ceinture. Qu'est-ce qu'elle allait bien pouvoir faire de ce totem ? Chaque kaaran devait travailler sur cet élément qui les représentait : un bijou, une arme, un vêtement. Mais peu de son peuple héritaient de cet animal. Le dileren était une créature de l'ombre, elle attaquait en meute, dans le dos de sa proie, sans prévenir. Kaelah frissonna de dégoût, elle ne sentait pas cet instinct en elle. La seule bonne manière de battre un ennemi était de lui faire face.
— Tu as faim ? l'interrogea Jamil qui n'avait aucune idée de ce à quoi elle songeait.
— Qu'est-ce que les esprits veulent que je fasse de ça ? lui désigna-t-elle, dépitée, la patte accrochée à sa ceinture.
— Une chose est sûre : tu ne peux pas t'en débarrasser, tu le sais ça, n'est-ce pas ?
La moue de Kaelah disparut entièrement alors qu'elle se détournait de son ami. Il lui attrapa le bras, elle se dégagea une première fois, mais ne fit rien la seconde.
— Détends-toi Kael ! Ton totem doit te ressembler, moi-même je ne sais pas encore ce que je vais faire du mien tu sais ?
La kaarane marmonna que les exemples ne manquaient pas. N'importe quel homme se réjouissait de l'arête de meorine. C'est comme si les esprits l'innocentaient à vie de tout soupçon de violence.
— Viens, l'enjoignit son ami, allons voir les elpokarans qui se chargent de nous habiller, l'un d'eux aura peut-être une idée à te proposer.
Les deux goelrans prirent alors la direction des tentes elpokarans. Ces kaarans se chargeaient de tout à l'exception des esprits, de la chasse et de la défense. Ils récoltaient l'olpokir, une plante qui recouvrait les plaines de tâches bleues dissoutes dans l'océan vert. C'étaient eux aussi qui veillaient sur les meorines et les feux la nuit. Une vie sans vagues, songeait Kaelah, la vie rêvée de Jamil. Mais c'était loin d'être ce qu'elle souhaitait.
Le regard de la kaarane survola les étalages des elpokarans. Certains tissaient les olpokirs pour en faire de larges morceaux de tissus. D'autres tressaient de longs brins d'herbes pour en faire des liens. Enfin Kaelah trouva ceux qu'elle cherchait : ses narines étaient emplies d'une odeur animale qui se mélangeait à celle du sang. Elle se pencha au-dessus des longs morceaux de cuir de meorine. Ses doigts frôlèrent la matière qui avait protégé un être vivant il y a peu.
— Que puis-je faire pour vous goelrans ? les interrogea un kaaran qui n'avait pas quitté son ouvrage des yeux.
— Comment sais-tu que nous sommes goelrans ? s'étonna Jamil, les yeux écarquillés.
— C'est pourtant simple, je ne vous ai pas vus parmi les goelpokarans qui nous ont rejoint ce matin. Et ton amie n'est pas vraiment en tenue de goelka.
Kaelah fronça les sourcils. Elle ne savait pas si elle aimait la façon qu'il avait de leur répondre. Elle n'aimait définitivement pas la facilité avec laquelle il avait réalisé cette déduction sans que ses doigts n'aient même ralenti leur course.
Cependant ce n'est pas lui qui avait attiré son attention. C'était ce qu'il avait entre les mains. En l'occurrence, la chose avait la forme d'une main. D'après la texture, il s'agissait de cuir de meorine, mais à quoi cela pouvait servir ? Ses lèvres ne retinrent pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres :
— Qu'est-ce que c'est ?
Le ton qu'elle avait employé fit sursauter Jamil, mais elle s'en fichait. Elle voulait cette chose. Était-ce parce que la patte contre sa hanche s'était allégée à sa vue ? Serait-ce un signe des esprits ?
— Une commande d'un client, c'est un vêtement qui s'appelle un gant, il en a besoin lorsque lui et son clan voyage au nord.
— Au nord ? Tu parles d'un clan elayrien ? déduisit Jamil.
Un sourire satisfait se dessina sur le visage de son amie.
— Je le veux, annonça-t-elle simplement.
Pour la première fois depuis le début de la discussion, les doigts de l'elpokaran se figèrent. À la plus grande satisfaction de Kaelah, son regard se tourna même vers eux lorsqu'il s'agaça :
— Je viens de dire qu'il s'agit d'une commande de client. Je pourrais t'en refaire deux ensuite. Au prochain cycle peut-être.
— Je n'en veux pas deux, corrigea la kaarane qui avait levé le ton sous le regard surpris de son ami, je ne veux que celui-là.
— Écoute petite, fulmina l'elpokaran, mais il fut vite interrompu.
— Petite ? Je suis une femme du clan, ton clan, alors quand je dis que je veux ça, tu me le donnes. À moins que tu ne veuilles que je demande à une elka qui est prioritaire entre un barbare elayrien et une goelrane guidée par son totem ?
Aucun des deux hommes ne bougea, la tête légèrement baissée en signe de soumission, l'elpokaran tendit l'objet. Entre ses dents serrés, il marmonna :
— C'est toujours un plaisir de servir le peuple et les esprits.
Le visage de la kaarane s'éclaira après cette victoire alors qu'elle s'éloignait d'un pas presque sautillant.
— Kael c'était quoi ça ? l'arrêta Jamil avec un sourire crispé, une main sur chacune de ses épaules.
— La vérité, cette chose m'a appelée.
— Mais tu ne sais même pas ce que c'est ! Tu avais vraiment besoin de le menacer de cette façon ?
— Oh Jam tu as vu comment il me parlait ? Il ne doit pas oublier sa place ou il subira bien plus que des menaces la prochaine fois, énonça la kaarane comme un fait évident.
L'étincelle que Kaelah voyait toujours dans le regard de son ami s'éteignit. En un froncement de sourcil, ses mains avaient quitté les épaules de Kaelah. Ses yeux n'osèrent pas croiser les siens lorsqu'il chuchota :
— Voilà que ses mots sortent de ta bouche à présent...
— Jam ? De quoi tu parles, j'ai ce que je voulais, tout va bien, non ?
— Oui Kaelah, tout va bien, soupira-t-il avec un sourire qui n'atteignit pas ses yeux.
Son ami se détourna alors d'elle. Elle se retrouva soudain seule, au milieu du camp, avec un bout de cuir dont elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait en faire. Sa main se resserra sur ce qui allait devenir le réceptacle de son totem. Elle n'avait pas besoin de Jamil. Si les esprits la guidaient alors elle devait être sur la bonne voie. Son regard se décrocha du morceau de cuir qu'elle suspendit à côté de la patte de dileren. Lorsqu'elle releva la tête, elle se dirigea d'un pas sûr vers les étendues au-delà des tentes.
Même lorsque plus aucune parole ne pouvait l'atteindre, elle poursuivit sa route. Les herbes alentour la dépassaient de bien plus d'une tête, mais ce n'est pas ce qui l'arrêta. Non, ce fut le silence. Il était imparfait, les longs brins verts sifflaient, chahutés par la respiration continue des plaines. Kaelah savait que, juste derrière cette paroi végétale, pouvait se cacher un danger, qu'il ait des pattes ou des jambes.
Les yeux fermés, elle se mit en position défensive. Un adversaire qui n'existait que dans sa tête manqua de lui planter sa lance dans l'abdomen. Du plat de la main, elle repoussa l'arme. Dans le même mouvement, elle en attrapa le manche et la retourna contre son propriétaire. Elle n'avait cependant pas le temps de se réjouir : quelqu'un se tenait dans son dos. Elle projeta son coude en arrière, mais, un instant avant de mettre à terre cet adversaire, elle retint son mouvement. La personne derrière elle n'était pas seulement dans sa tête. Ses yeux grands ouverts se perdirent dans ceux d'un vert lumineux qu'elle connaissait tant. La kaarane qui lui faisait face n'avait pas esquissé le moindre geste de recul.
— Astri ? s'écria Kaelah qui peina à retrouver son souffle.
— Tu te bats bien, la complimenta la goelka, un sourire mystérieux sur ses lèvres fines.
Kaelah attrapa sa natte, dont quelques cheveux blonds s'échappaient, et avec laquelle elle joua pour ne pas avoir à retomber dans le regard qui lui faisait face. Elle marmonna qu'elle ne méritait pas ce compliment, elle n'avait pas été à la hauteur aujourd'hui.
Le sourire disparut immédiatement.
— Tu veux dire que tu ne peux pas me protéger ?
Le visage de Leastri se tournait de tous côtés, le regard brillant de larmes. Immédiatement Kaelah lia ses doigts aux siens.
— Je te protègerai toujours, je te l'ai promis Astri.
Les sourcils fins de la kaarane tressautèrent à la vue de leurs mains entrelacées. La goelrane n'eut pas le temps de s'y préparer que déjà les lèvres de Leastri s'écrasèrent contre les siennes. Sans y réfléchir plus longtemps, la seconde main de Kaelah se perdit dans le carré d'un blond presque blanc de son amie. Mais, trop vite à son goût, Leastri rompit leur étreinte.
La goelrane ne s'était même pas rendue compte que ses doigts ne tenaient déjà plus les siens.
— Qu'est-ce qui a changé Astri ?
— Je t'ai entendu parler à ses hommes, je ne savais pas si je pouvais te faire confiance. Maintenant je sais que je le peux, affirma-t-elle, son sourire mystérieux de retour sur ses lèvres rosées.
La main de Kaelah remonta le long du bras de Leastri. Celle-ci réprima un frisson qui délogea une longue plume rouge de sa tunique. À sa vue, Kaelah eut un moment d'hésitation.
— Ton totem est une plume de veoldren ? l'interrogea-t-elle d'une voix blanche.
« Mais plus que tout, petite Kaelah, n'écoute pas le chant du veoldren, il est le chant de la séduction, et tu céderas à sa persuasion. » Résonna la voix de son père dans sa tête.
Devait-elle se méfier du comportement de Leastri ? L'expression figée de celle-ci se fissura en un sourire lorsqu'elle se moqua :
— Tu me connais depuis des années Kaelah, tu vas remettre en question tout ce que l'on partage pour un totem ?
La goelrane fut surprise de ces paroles dans la bouche d'une goelka. Ne devaient-elles pas être les porte-paroles des esprits ? Mais les doigts de Leastri étaient chauds entre les siens : que valait l'avis d'êtres qui s'exprimaient à travers des restes d'animaux ? Elle connaissait Leastri, et ses paroles étaient bien vivantes, et claires. C'est tout ce qui comptait pour elle. Elle n'allait pas la décevoir maintenant.
Leurs visages étaient si proches l'une de l'autre que Kaelah sentait le souffle de Leastri lui chatouiller les lèvres. Elle mourait d'envie de l'embrasser à nouveau. Mais le regard de la goelka était fixé sur autre chose. Soudain sa main s'éleva vers le visage de la goelrane. Elle tressaillit lorsque les doigts frais de son amie effleurèrent la cicatrice qui courait du bord de son œil jusqu'à la commissure de sa bouche. En un arc de cercle parfait. Kaelah ferma les yeux, elle ne voulait pas voir la grimace de dégoût qui n'allait pas tarder à envahir les traits de Leastri.
— C'est ton père qui a fait ça, n'est-ce pas ? supposa la goelka sans intonation particulière.
Les yeux de la goelrane s'ouvrirent à ses paroles. Il n'y avait aucune trace de répulsion dans les traits parfaits qui lui faisaient face. L'expression était d'ailleurs indéchiffrable.
— Je ne sais pas, il n'a jamais été jugé coupable, chuchota Kaelah.
La main de la kaarane s'abaissa alors que la goelrane s'étonnait de retenir un soupir de dépit. La caresse était plus agréable qu'elle ne l'avait pensé. Les lèvres de Leastri dessinaient un sourire froid à présent. La voix cassante, cette dernière lâcha :
— Ne sois pas bête Kaelah, qui à part un homme aurait pu faire de tel dégât ? Devant le silence obstiné de son amie elle continua :
— Les hommes ne sont que des monstres, tu devrais être la première à le savoir.
— Viens, on devrait rentrer au camp Astri, toussota la goelrane en lui prenant la main.
La goelka évita ce contact d'un geste vif, son expression refermée, elle se retourna avant de lâcher :
— Pour une future elrane, tu défends encore beaucoup les hommes.
Elle s'éloigna ensuite sans un mot de plus envers Kaelah, ses cheveux courts chahutés par le vent.
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