Chapitre 10 : Oalane

— Jario, arrête de me retirer ma couverture, gémit Oalane qui se recroquevilla un peu plus sur elle-même, j'ai si froid...

La kaarane avait l'impression d'avoir passé sa nuit à grelotter. Dans ses rêves, elle s'imaginait déjà perdre ses orteils quand elle se réveillerait. C'était la première fois qu'elle avait si froid, pourtant à Kahomi il faisait toujours doux. À peine eut-elle cette pensée que quelqu'un la secoua vivement. Elle s'apprêtait à dire à son frère de la laisser tranquille, mais l'œil d'un bleu plus glacial que la pièce lui rappela où elle se trouvait.

— Quand tu iras te coucher ce soir, retire un maximum de vêtements, lui conseilla-t-il.

Oalane était dubitative, c'était les vêtements qui l'empêchaient de mourir de froid la journée, pourquoi la nuit ça changerait ? Mais Tiolman ne s'expliqua pas plus et quitta la petite maison dans laquelle tous les nouveaux arrivants s'étaient entassés. La kaarane soupira, elle supposait qu'elle devait le suivre. À peine sa peau entra en contact avec l'air en dehors de la couverture qu'elle retint une plainte : c'était comme si elle se faisait piquer par des centaines d'aiguilles. Elle eut des difficultés à se lever, après tout elle venait de passer la nuit tellement crispée sur elle-même qu'il était étonnant qu'elle puisse dérouler ses membres.

Elle craignit que Tiolman soit parti depuis longtemps quand elle parvint à mettre le nez dehors. Ou bien elle l'espéra, elle ne sut pas exactement. Mais le chef des elrans était bien devant l'habitation, immobile. Comme pris dans la glace, ce qui ne serait pas étonnant d'après le ressenti d'Oalane. Il se tenait à côté d'une kaarane qui tenait un bol fumant entre ses mains. Elle le tendit à Oalane avant de repartir dans le village avec un sourire timide envers Tiolman. La sensation du plat contre ses paumes aurait sûrement dû la brûler. Mais elle accueillit la chaleur presque avec un ronronnement de joie. Dans le bouillon flottaient des morceaux de viande d'eleapren ainsi que des chapeaux de lipelio. Le contact du récipient n'était rien en comparaison du moment où Oalane en avala le contenu. Ce fut comme une traînée de feu qui glissait jusqu'à son estomac.

Une fois qu'elle l'eut vidé jusqu'à la dernière goutte, Tiolman lui reprit le bol et la dirigea vers le centre du village. La kaarane se réjouissait simplement de voir de la buée s'élever à chaque respiration. La douce chaleur avait pris possession de son corps, et elle espéra que la sensation allait durer le plus longtemps possible.

Après avoir déposé le récipient auprès de la vaisselle sale, le chef des elrans prit la direction de l'extérieur du camp. Oalane le savait car au bout de la rue il n'y avait plus de maison. Et cette vision lui fit oublier le moment de bonheur qu'elle avait eu quelques instants plus tôt. Elle voulait se jeter à genoux devant Tiolman, le supplier de changer d'avis, mais elle savait que ça lui serait refusé. Elle l'avait lu dans l'œil bleu unique, il était inflexible. Et il avait le pouvoir sur le village et ses habitants. À l'inverse d'elle qui n'était qu'une traître aux yeux de son peuple. Elle pouvait mourir, ce serait presque un bon châtiment, là où la peine de mort était interdite depuis le Poemi Game. Le premier jour de la montée au pouvoir d'une Gaemi. Le jour où son peuple s'était divisé pour ne plus jamais s'unifier.

Pendant que ses pensées se mélangeaient, ils avaient déjà dépassé les dernières habitations depuis un moment. Oalane se demandait jusqu'où Tiolman l'emmenait. Et pourquoi n'étaient-ils que tous les deux ? Almoah aussi avait rejoint les elrans la veille, pourtant elle n'était pas avec eux. Le chef des elrans commença à ralentir alors qu'ils approchaient d'un arbre. Il y en avait quelques-uns éparpillés aux alentours, comme Oalane l'avait deviné la veille, mais la kaarane avait compris que la majorité était rassemblée dans la tâche verte mystérieuse qu'elle avait observée à son arrivée. Elle avait été surprise de la taille du premier qu'elle avait vu de près : ils étaient bien plus grands que ce à quoi elle s'était attendue. À Kahomi, elle en avait entendu parler par ceux qui venaient de Kahosi, mais ce qu'elle avait imaginé ne ressemblait pas à la réalité. Le bas du tronc n'avait aucune branche. Il faudrait que deux kaarans montent l'un sur les épaules de l'autre pour atteindre la plus basse. Ensuite, elles se croisaient dans un fouillis si touffu qu'Oalane n'apercevait plus l'écorce de l'arbre.

— Grimpe, ordonna Tiolman qui l'interrompit dans ses pensées.

Maintenant que le bruit de leurs pas s'était tu, Oalane remarqua le calme qui les entourait. Il n'y avait plus les bruits de vie qu'elle connaissait, les voix, rires et activités kaaranes. Soudain, un son étouffé retentit près de la kaarane, qui sursauta violemment, avant de s'apercevoir qu'un tas de neige venait de tomber au sol. Elle avait déjà oublié l'ordre que venait de lui donner son chef. Tous ses sens venaient seulement d'entrer en alerte, les craquements, grattements et hurlements au loin lui semblaient plus menaçants qu'une injonction.

— Grimpe, répéta-t-il en la secouant, le village a besoin d'yeux au-delà de ses limites. Tu observeras de là-haut et, si tu vois un danger, tu cours jusqu'à moi pour me prévenir.

Oalane ne put que secouer la tête, il y avait trop de failles dans ce plan.

— Et si, en courant, le danger me rattrape ? Et s'il grimpait dans l'arbre ? De toute façon, je ne sais même pas comment crapahuter là-haut, acheva-t-elle en espérant mettre fin à la conversation.

Un sourire froid se dessina sur les lèvres de Tiolman quand il se pencha pour être à son niveau.

— Pourquoi crois-tu que je t'ai accompagné ? Je veillerai sur toi le temps que tu apprennes, maintenant Oalane, grimpe !

Mais la kaarane était toujours ailleurs, son regard fuyait l'œil unique pour observer les alentours. Plus elle passait de temps dans ces étendues sauvages et plus sa crainte augmentait. Tiolman se recula avant de soupirer :

— Tu sais ce qui est le plus dangereux à Kahosi ? l'interrogea Tiolman, les bras croisés sur son torse.

Oalane secoua négativement la tête, il avait énoncé le mot qu'elle craignait. Le chef des elrans pointa du doigt les pics enneigés derrière eux.

— La montagne, c'est là-bas que les maelgons chassent. Ici, précisa-t-il en désignant l'arbre où il voulait la faire grimper, il n'y a que les elaepren dont tu dois te méfier.

Oalane le dévisagea avec suspicion. Si le danger était au loin, pourquoi avait-elle besoin de veiller d'ici sur le village ? Elle se tourna vers les montagnes et réprima un frisson bien pire que ceux qu'elle avait eus jusqu'à présent. Les nuages dissimulaient les pointes acérées, comme si une entité refusait que qui que ce soit en bas puisse voir ce qu'il se passait sur son territoire. C'était peut-être le cas d'ailleurs, son peuple ignorait bien des choses sur les maelgons, les dragons maîtres des airs, mais ils étaient réputés pour leur ruse et leur puissance. Elle ne doutait pas une seconde que leur terrain de chasse était bien plus dangereux qu'en bas des montagnes.

Mais Tiolman éludait d'autres prédateurs, cela aussi elle le savait. Les bolerens et les kikerens représentaient également une menace. Surtout les seconds, qui pourraient aisément la débusquer dans son arbre grâce à leur agilité. Mais elle pressentait qu'aujourd'hui le chef des elrans n'accepterait pas un non comme réponse. Son regard longea le tronc, elle allait devoir se hisser haut avant d'attraper une branche. Comment le kaaran espérait qu'elle réussisse sans avoir de conseils ? Peut-être que la voir se ridiculiser était la punition ?

L'œil unique la fixait toujours, mais son sourire avait quitté ses lèvres. Non, ça ne devait pas être pour se moquer, sinon les autres elrans seraient venus eux aussi. Un pas la rapprocha de l'arbre qui paraissait gigantesque d'aussi près. D'autant plus avec l'objectif qu'elle avait. Sa main se posa sur l'écorce rugueuse quand elle articula :

— Et si je n'ai pas la force de monter ?

— Alors tu tomberas, déduisit-il sans une once d'inquiétude.

À nouveau, Oalane se tourna vers son chef. Elle chercha la moindre étincelle d'humour dans son expression, mais sans succès. Il avait juste énoncé une vérité. Mais ça ne changea en rien l'ordre qu'il lui avait donné.

Avec un soupir, elle éleva alors sa main pour crocheter une première prise dans le bois. Elle se tira vers le haut au moment où ses cuisses enserrèrent le tronc. Sa deuxième main trouva une aspérité à laquelle elle s'accrocha désespérément. À la troisième, un sourire soulagé lui étira les lèvres : ce n'était peut-être pas si compliqué. Les branches les plus basses se rapprochaient lentement d'elle à chaque effort pour tirer son poids. Elle allait s'en féliciter auprès de Tiolman, elle n'était finalement pas inutile ! Mais quand elle chercha le kaaran par-dessus son épaule, son cœur sombra dans son estomac. Elle déglutit en se collant le plus possible contre le tronc : le sol était déjà si loin. Elle avait oublié cette information.

Ses bras et ses cuisses se tétanisaient déjà, les tremblements devenaient incontrôlables. Elle se ravisa sur ce qu'elle voulait dire à Tiolman :

— Je vais tomber, qu'est-ce que je fais ?

— Si tu tombes, tu vas te faire mal, soupira-t-il, presque agacé.

— Ça, je sais, cria-t-elle de manière presque hystérique, ses muscles la faisaient souffrir, s'il te plaît aide-moi !

Elle n'obtint pas de réponse de sa part alors que ses membres ne répondaient plus. Elle sentit plus qu'elle ne vit la chute. La terre l'attira à elle alors que le vent s'engouffrait entre les mèches de ses cheveux. Pendant un instant, ses jambes cherchèrent un point d'appui, ses mains quelque chose à quoi s'accrocher. Mais elle était déjà au sol. Son corps s'enfonça dans la neige de plusieurs centimètres avant que sa chute ne s'arrête. Son cœur battait toujours comme si elle venait de s'échapper des griffes d'un kikeren. Le froid envahissait son corps, mais elle ne voyait que le tronc, et la hauteur approximative de laquelle elle était tombée.

Soudain, la tête de Tiolman apparut dans son champ de vision, était-ce un air moqueur que la kaarane apercevait dans son expression ? Elle n'en était pas sûre, et, malgré sa peur qui se changeait progressivement en colère, elle ne se voyait pas crier sur le chef des elrans.

— Très beau plongeon, tu as survécu ?

Oalane dut se mordre l'intérieur des joues pour ne pas répliquer quelque chose qu'elle pourrait regretter. Après avoir ravaler le flot d'injures dans lequel elle souhaitait noyer son chef, la kaarane se jugea prête à répondre à sa question :

— J'ai froid et j'ai mal au dos, mais j'imagine que je survivrai.

Tiolman hocha la tête et recula sans l'aider à se relever. Son regard se tourna vers l'arbre et il réitéra son ordre sous les gémissements d'Oalane :

— Grimpe.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top