Chapitre 1 : Oalane

Un  silence pesant régnait dans la pièce alors que la famille d’Oalane finissait de dîner. De toute manière, même s'ils avaient tenté de lui parler, Oalane n’entendait que des battements sourds dans ses oreilles. Elle sentait l’angoisse monter. Ses parents n’osaient même pas la regarder, et Jario, lui, fixait la table, les poings serrés. Dehors, les cris et les rires se confondaient. Tous savaient l’évènement qui se préparait à l’extérieur. Mais pour le bien de l'aînée, aucun n’en parlait. La scène était immobile, ils ressemblaient tous à des statues de cire. Mais un soupir finit par provenir de l’une d’entre elles.
— Nous ferions mieux d’y aller non ? interrogea Miona, la sœur jumelle de Jario.

Celle-ci, à l’inverse de l’humeur de la pièce, sautillait d’impatience sur sa chaise. Elle ne cessait de passer ses mains dans ses lourdes boucles châtains foncés pour tenter de les lisser. Son frère lui jeta un regard assassin, mais leurs parents se levèrent de table, ce qui donna le signal du départ. Oalane leur jeta un regard paniqué avant de lâcher d’une traite :
— Je vous rejoindrai, il me reste un détail à régler.
Son frère posa sa main sur la sienne tandis que la famille s’apprêtait à quitter leur petite maison taillée dans la montagne.
— Je peux rester avec toi si tu veux Lala, lui proposa-t-il.

La kaarane songea à son plan, au danger que cela impliquait. Elle avait conscience de son côté bancal. Elle aurait aimé accepter l'aide de son petit frère, le plus futé de la famille. Mais, contrairement à elle, ses cheveux étaient de la même couleur que sa jumelle : un châtain foncé. Il avait toutes ses chances pour vivre en sécurité, alors elle rejeta son offre.

Il se dirigea vers la sortie où Miona ne pouvait s’empêcher de toucher encore ses longs cheveux sombres devant Oalane, un sourire étirant ses lèvres. Jario lui prit alors la main d'un air agacé pour l’attirer à l’extérieur.

À peine la porte fermée derrière eux qu’Oalane se dirigea vers le foyer de la cheminée. Le feu s’était éteint il y a plusieurs heures déjà. La jeune kaarane récolta des petits tas de cendres qu’elle appliqua sur ses cheveux trop blonds pour Kahomi. Ce soir, le jugement que toute la famille redoutait allait tomber. Le monde était divisé en deux dans son peuple : Kahomi, sous la montagne protectrice, et Kahosi, l'extérieur, la sauvagerie incarnée. Ses gestes étaient saccadés, mais, peu à peu, ses cheveux s’assombrirent jusqu’à presque devenir aussi châtains que le reste de sa famille. Elle s’observa une dernière fois dans le miroir, ses joues pâles se détendirent alors, peut-être que son stratagème allait fonctionner ?

Elle quitta sa maison à son tour et suivit les retardataires vers le cratère de Kahomi. La foule se fit rapidement plus compacte alors qu’elle se faufilait entre les parents et les enfants plus jeunes. Ces derniers ne feraient qu’assister à la cérémonie. Mais le cycle des lunes était inlassable, et un jour ils se retrouveraient au même endroit que la kaarane. Pour certains d’entre eux, leur destin était déjà tout tracé, trop blond ce serait Kahosi, trop brun ce serait Kahomi. Mais l’entre deux, c’était la zone d’espoir et de désespoir des parents.

Oalane pénétra dans le halo de lumière du lieu. Le long des murs, les familles attendaient. Des chuchotements résonnaient dans cette salle ronde, rebondissant sur la roche. Oalane ne chercha pas les siens des yeux, leur réaction ne devait pas la distraire. Au centre se tenaient ceux de son âge qui attendaient en rang. Des femmes en robe en laine et aux cheveux sombres passaient entre eux : les elkas.

C’était elles qu’Oalane allait devoir convaincre. Elles étaient les émissaires des esprits et celles qui faisaient respecter la Kahoran. Selon cette loi, tout kaaran à la peau ou aux cheveux trop clairs avait ordre de vivre en Kahosi. Si les elkas l’ordonnaient, Oalane perdrait tout ce qu’elle connaissait. D’un air neutre, la jeune kaarane se glissa parmi les autres. Une elka s’approcha et Oalane retint son souffle tandis que la femme observait ses cheveux sous la lumière rouge de la pleine lune. Celle-ci brillait maintenant juste au-dessus du cratère. L’elka relâcha finalement la mèche de cheveux et lui indiqua de rejoindre le groupe qui resteraient à Kahomi.

Alors que la kaarane s’éloignait, des larmes de joie montèrent aux yeux d’Oalane. Le moment qu’elle redoutait tant était passé. Elle allait rester auprès de sa famille. Elle se retenait de sautiller sur place quand un cri retentit sous le cratère.
— Non ! hurla une voix qu’elle connaissait bien, Oalane vous ment, selon la loi du Kahoran, elle doit être envoyée à Kahosi !
La jeune kaarane se tourna pour voir Miona, sa propre sœur, la dévisager avec colère. L’elka qui l’avait observée revint alors vers elle, Oalane eut beau reculer, une autre elka lui prit alors les épaules.
— Est-ce vrai ? l’interrogea-t-elle, nous as-tu menti ?

Pendant un instant, le regard d’Oalane ne put se décrocher de celui de sa petite sœur. Celle-ci plaqua sa main sur sa bouche, horrifiée, elle semblait réaliser ce qu’elle venait de faire. Jario secoua Miona et les boucles de celle-ci tressautèrent dans tous les sens alors que le jumeau paraissait faire regretter son geste à sa sœur. L’elka réitéra sa question d’un ton dur et Oalane secoua la tête, terrifiée, quand la kaarane s’écarta pour laisser passer la Kamelan, celle qui dirigeait les elkas. Sa robe en soie blanche étincelait sous la lumière de la lune tandis que sa chevelure d’ébène coulait sur ses épaules. Elle attrapa une des mèches d’Oalane et ordonna :
— Nous allons vérifier cela, apportez-moi de l’eau.
Une fois le seau d’eau apporté, les elkas frottèrent les cheveux d’Oalane jusqu’à ce qu’une flaque grise s’étende à ses pieds.

Le corps entier d’Oalane tremblait. Autant de froid que d’effroi. Son plan avait échoué sous les yeux de tous. Des murmures résonnaient sous le cratère. La Kamelan avait le visage sévère, à présent tout le monde pouvait voir la lumière de la lune briller sur les cheveux blonds d’Oalane. Celle-ci n’osait plus lever les yeux, seul le bruit des gouttes qui continuaient de couler de ses cheveux parvenait à ses oreilles. Elle tentait d’immobiliser ses mains malgré son envie monstre de jouer avec ses mèches pour se calmer. Les elkas amenèrent les parents de la jeune kaarane face à la Kamelan. Celle-ci ne se tourna même pas vers les parents d’Oalane. Elle ne détachait pas ses yeux de l’outrage qui lui faisait face.
— Comment avez-vous osé ? les interrogea-t-elle.
Soudain, Oalane comprit ce que la Kamelan sous-entendait. Les yeux écarquillés, elle secoua la tête avant de supplier la dirigeante :
— Kamelan, je le jure devant les esprits, je suis la seule à blâmer pour cette offense. Je vous en prie, ne condamnez pas mes parents pour un acte dont je suis la seule responsable.

Le silence fut rétabli dans le cratère tandis que la lumière de la lune se tamisait au point de ne devenir plus qu’une lueur. Le long des murs, des kaarans allumaient les torches qui éclairaient Kahomi de jour comme de nuit. Oalane croisa à nouveau le regard de sa sœur. Son air coupable avait disparu, à présent elle se lissait les cheveux avec une expression satisfaite. Jario exprimait totalement l’inverse. Les lèvres du kaaran ne formaient qu’une ligne droite crispée. Qu’est-ce qui arriverait à sa famille ? Jamais Oalane n’avait songé à cette issue. Elle savait uniquement que quitte à finir à Kahosi, elle pouvait tenter sa chance, ils ne pouvaient rien lui faire de pire. Mais c’était sans compter ce que subirait ceux qu’elle laissait derrière elle.

Enfin, après un long moment de réflexion, la Kamelan imposa son jugement.
— Pour avoir si mal éduqué votre fille, et pour qu’elle comprenne son erreur, Oalane passera sa dernière nuit à Kahomi loin de sa famille. Demain, elle sera escortée à Kahosi et n’aura l’autorisation de revoir sa famille qu’à la première lune de Mundra.

Le regard d’Oalane croisa celui de Jario juste avant que des kaarans en armure recouverte de poussière blanche ne l'encadrent. La garaho, le bras armé de la Kamelan et de la Gaemi. Elle perdit de vue sa famille. Les soldats écartaient les curieux et amenaient la jeune kaarane hors du cratère. Est-ce que sa famille lui pardonnerait ? Elle leur avait retiré la chance de lui dire au revoir. Elle les avait mis en danger. C’est la tête basse qu’elle traversa la ville de son enfance. Le mot « traîtresse » comme gravé sur son front.

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