BONUS 7 : « Je te laisserai pas croire que tu vaux rien »

Un petit bonus qui a lieu après le chapitre 11 de Toujours Là. Pour ceux qui ne l'ont pas lu, je vous déconseille donc de le lire sous risque de spoiler !

Bonne lecture ! ❤

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D'aussi loin qu'il se souvienne, Jude et moi on ne s'est jamais entendu.

Enfin ça, c'est ce que mon frère dit.

Je ne sais pas si sa mémoire a été complètement consumée par les joints qu'il s'enfile quasiment tous les jours depuis près d'un an, ou s'il fait exprès d'avoir oublié.

Je pense qu'au contraire, il se souvient très bien qu'au tout début, ça n'était pas comme ça entre nous. Il y a même des photos et des vidéos à l'appui.

Moi je n'ai pas besoin de ça pour me souvenir qu'il me protégeait à l'école primaire quand les autres élèves se moquaient de mon handicap. Pourtant je n'avais jamais trop eu besoin de son aide, parce que même si j'étais moins bagarreur que mon frère, j'étais plutôt hargneux et ma mère m'avait appris à ne jamais me laisser faire. Mais Jude essayait quand même par tous les moyens de me protéger, comme un grand frère.

Il nous arrivait aussi de jouer ensemble, de nous disputer comme des frère évidemment, mais nous nous réconcilions aussi tôt qu'il fallait faire une bêtise ensemble.

Et puis je crois que je suis devenu jaloux de lui... Et qu'il est devenu jaloux de moi. Sa jalousie s'est ensuite transformée en haine, mais pas la mienne.

C'est pour ça que je n'étais pas d'accord avec lui quand il disait « Oscar et moi on se déteste depuis aussi longtemps que je me souvienne ». Peut-être qu'il me déteste, mais ce n'est pas mon cas. Loin de là.

Aussi loin que moi je me souvienne, j'ai toujours admiré mon frère ; son charisme, son humour, son talent pour faire rire les gens autour de lui, son intelligence naturelle. Car même si cet abruti prétend qu'il est débile et qu'il n'est capable de rien en terme d'étude, je sais qu'il est bien plus intelligent que toutes les personnes de sa classe réunie. Contrairement à moi qui doit travailler très dur et réviser sans arrêt pour obtenir les meilleures notes possibles. Jude se contente de ne rien faire, de rigoler avec Elyas, voire même de sécher, et il parvient quand même à obtenir la moyenne presque chaque année.

Alors oui, je suis jaloux de son intelligence et de sa capacité à se foutre de tout. Je suis aussi jaloux de sa popularité auprès des filles et auprès des gens en général. Je suis jaloux de son talent au handball - je me demande d'ailleurs comment aucun recruteur ne l'a encore repéré. Je suis jaloux de sa relation avec notre mère, si privilégiée. Je suis jaloux de sa ressemblance avec notre oncle Ken, notre oncle Tarek et mon père réunis. Je suis jaloux de son habileté à toujours sortir la tête haute de ses problèmes.

En fait, je crois que j'aimerais être lui. J'aimerais être plus grand, plus costaud, plus intelligent, plus drôle, plus détendu, plus admiré. J'aimerais entendre comme il entend. J'aimerais être autre chose que le deuxième fils malentendant de Maëlle et Deen, celui qu'on trouve attendrissant. Personne ne trouve Jude attendrissant. Mais moi...

Moi je suis souriant, je suis gentil, je suis serviable, je suis calme, je n'apporte pas de problème. Ce qui me rend invisible aux yeux de tous, surtout en ce moment.

Parce que pour tous les membres de ma famille, c'est une évidence : Oscar sourit, Oscar plaisante, donc il n'y a pas de soucis à se faire pour Oscar. Mais Oscar se sent de plus en plus effacé par l'omniprésence de son frère et de ses problèmes, et pourtant au lieu d'appeler à l'aide il continue à sourire. Parce qu'Oscar est conscient qu'il n'a pas le droit d'être égoïste tandis que son frère va mal. Sauf que ce que son grand frère n'a pas compris, c'est qu'en allant mal mais en ne disant rien, c'est toute sa famille qui va mal.

Moi y compris.

- À quoi tu penses ?

Je sursaute presque en sentant la main de Lola se poser sur mon épaule, et lui adresse un sourire lorsque je croise le sien.

Cette fille est magnifique.

Métisse aux cheveux noirs très bouclés et aux yeux noisette, elle est la prunelle des yeux de son père, et je ne comprends que trop bien pourquoi il la protège à ce point : elle est précieuse. Pas dans le sens où elle fait attention à tous ses faits et gestes pour briller un maximum en société, mais dans le sens littéral du mot : elle est tellement précieuse qu'on a envie de la protéger de tous les maux du monde et de la garder près de sois le plus longtemps possible.

Et puis elle est tellement mature ; parfois je peine à croire qu'elle n'a en réalité que quatorze ans. Mais il faut dire qu'elle tient presque tout de sa mère ; une intelligence exceptionnelle, un regard sur le monde stupéfiant, et une telle empathie pour les autres... Je me demande parfois comment elle arrive à emmagasiner les problèmes des autres constamment.

Son père est terriblement fier d'elle, et qu'est-ce que je le comprends !

Je ne sais même plus depuis combien de temps je suis amoureux de ma meilleure amie. Quatre ans peut-être... Cinq... En tout cas j'étais déjà amoureux d'elle au collège, et je le suis toujours au lycée.

Mais pas elle. Ça j'en suis persuadé.

- À Jude, je lui réponds.

Allongés sur son lit depuis près d'une heure en écoutant de la musique, Lola appuie sur l'écran de son téléphone pour arrêter la mélodie puis, s'accoudant en me regardant, elle redresse mes cheveux avec sa main libre.

- Il veut toujours pas parler ? soupire-t-elle.

Lola et moi on se dit tout depuis notre plus jeune âge. Et bien que nos parents aient toujours plus ou moins essayé de créer une sorte de lien familial entre nous, elle et moi on s'est jamais considéré comme cousins, et encore moins comme frère et sœur. C'est bizarre, parce que je considère les enfants de tous les amis de mes parents comme mes cousins, je considère même Maëlys - la petite sœur de Lola - comme ma propre petite sœur. Mais pas Lola.

C'est parce qu'on se dit tout que je sais qu'elle ne tombera jamais amoureuse de moi.

Malgré le tempérament très timide qu'elle a hérité de sa mère, Lola a toujours eu tous les garçons à ses pieds, sans pour autant jamais jeter son dévolu sur aucun d'eux. Parce que les garçons ne l'intéressaient pas, disait-elle. Puis lorsqu'on lui demandait si les filles l'intéressaient plus, elle répondait de nouveau par la négative, précisant qu'elle n'était intéressée par aucune relation amoureuse.

Ce que j'avais deviné tout seul par contre, c'est qu'elle avait été amoureuse de Jude pendant très longtemps.

J'en avais longtemps voulu à mon frère pour ça, lui qui se moquait éperdument d'elle et ne passait en tout et pour tout que quelques jours par ans en sa compagnie, alors que j'étais constamment à ses côtés. Je voyais Lola souffrir de loin, et je ne pouvais rien faire pour elle puisque c'était la seule chose dont elle ne m'avait jamais parlé.

Enfin, aujourd'hui cette histoire est terminée : maintenant il y a Sam. Lola sort avec lui depuis quelques semaines, et j'en suis mort de jalousie. Mais je ne dis rien ; le principal, c'est qu'elle soit heureuse. Par contre s'il lui fait du mal, je ne mettrai pas beaucoup de temps à me précipiter à Paris Sud pour lui casser les genoux. Et je serai sûrement aidé par Ken. D'ailleurs, je songe, il va faire une attaque quand il saura que sa fille est en couple.

- Non ! je m'exclame finalement en lui offrant un sourire crispé avant de m'installer en tailleur en face d'elle pour mieux signer : il est encore revenu à la maison avec le visage abîmé l'autre soir, mon père est allé le chercher au commissariat.

-C'est pas vrai, s'indigne ma meilleure amie, signant à son tour. Il abuse, vraiment. Je pensais que sa discussion avec Papa l'avait calmé...

- C'est ce que je pensais aussi.

Lola et moi laissons planer un léger silence autour de nous - façon de parler - tandis que je contemple les figurines dont je connais chaque défaut par cœur sur le bureau derrière elle.

La main de mon amie s'agite soudain devant mes yeux, et je reporte mon regard sur ses lèvres et ses gestes :

- Peut-être qu'il fait juste sa crise d'adolescence, dit-elle. Ça fait des années que Jude est problématique, c'est peut-être juste la continuité de ses conneries. Il n'a jamais été un ange.

- Nan, je le connais, il y a eu un déclencheur, c'est obligé.

Lola a une grimace hésitante et regarde ses mains avant de signer de nouveau :

- Le prends pas mal Oscar mais... Est-ce que tu le connais vraiment aussi bien que tu le crois ? Il te met la misère depuis des années et il te parle pas donc...

Je hoche la tête de façon catégorique :

- Je le connais parce que contrairement à lui, moi j'en ai quelque chose à foutre de son bien être et je l'observe.

En gros, j'aime mon frère, mais de loin.

Elle esquisse une moue triste, reste songeuse pendant quelques secondes, puis ses mains se mettent de nouveau à bouger :

- Je pense que tu devrais arrêter de te rendre malade pour lui. Ça fait trop longtemps qu'il t'estime pas à ta vraie valeur, il mérite pas que tu t'inquiètes autant pour lui. Je sais que c'est horrible ce je dis... Mais j'en ai marre de te voir triste à cause de ton frère qui lui n'en n'a rien à foutre de ta gueule. Tu mérites qu'on prenne soin de toi autant que t'essayes de prendre soin de lui. Combien de crises de panique t'as fait ces temps-ci ? Hein ? Même si tu m'en parles pas je sais que ça va pas...

- Lola...

- Nan attends ! J'apprécie beaucoup ton frère, enfin... Autant qu'on peut apprécier un casse-burne comme lui.

- Lola, je tente de l'interpeller un seconde fois.

Mais cette dernière ne se laisse pas interrompre tandis que ma gorge se serre de plus en plus :

- C'est mon cousin, donc ça m'embête aussi de pas savoir ce qu'il a et de voir Maman et Papa s'inquiéter autant pour lui. Mais ça m'embête encore plus de te voir malheureux à cause de lui. Mince Oscar ! Je te connais depuis toute petite, et d'aussi loin que je me souvienne, t'as toujours couru après lui sans qu'il daigne t'accorder une seule minute de son temps. T'essayes toujours de faire en sorte qu'il se sente bien, que tes parents ne te complimentent pas trop quand il est à côté pour ne pas qu'il se sente rabaissé, t'as toujours tout fait pour t'effacer et le laisser briller alors qu'il gâchait tout à chaque fois. Alors maintenant, s'il te plaît, laisse-le dans sa merde et sois heureux. Parce que...

- Lola putain tais-toi !

Cette fois-ci, j'ai crié.

Ça m'arrive tellement peu souvent que Lola en a sursauté, et je m'en veux aussitôt en voyant ses yeux écarquillés de stupeur.

Mais c'est sans compter la confiance légendaire dont elle ne fait preuve qu'avec moi :

- Nan, je me tairai pas, reprend-elle d'un air dur. T'es mon meilleur ami, et je supporte pas que tu te rabaisses autant vis-à-vis de ce trou-du-cul qui te sert de frère. T'es un garçon formidable, et à cause de lui tu le vois même pas. Alors je m'en fiche si on doit s'engueuler pour que tu le comprennes, mais je te laisserai pas croire que tu vaux rien.

Ses mots me laissent un goût aigre dans la bouche. Mes yeux commencent à me piquer, ma gorge se serre de plus en plus.

- J'ai jamais dit que je valais rien.

Ma voix est plus éraillée que je le croyais. Je prie intérieurement ma meilleure amie de se taire une bonne fois pour toute sinon je le sais, je vais fondre en larmes.

- T'as pas besoin de me parler pour que je te comprenne, continue doucement Lola. Je te connais par cœur. On se connaît par cœur.

Un souffle plus qu'un rire s'échappe de ma bouche tandis que, installé en tailleur, mes genoux tressautent dans une stupide tentative de retenir mes larmes.

- Alors peut-être que t'arrives à tout cacher à tes parents avec ton sourire charmeur, mais moi je vois tout Oscar. On a passé trop de temps à parler toi et moi, tu peux rien me cacher.

À la seule idée que mes parents n'aient d'yeux que pour les problèmes de Jude et que je doive tous les soirs essayer de leur remonter le moral avec des sourires et des blagues, un sanglot fait tressauter mes épaules. Puis un deuxième. Et un troisième. Et finalement, je laisse tomber mon visage dans mes mains dans un ultime effort de me cacher.

Pathétique Oscar.

Même si mes parents m'ont toujours appris à laisser couler mes émotions, je me trouve pathétique, là, à pleurer sur mon sort alors que je suis persuadé que mon frère va infiniment plus mal que moi.

Fatalement, Lola se jette sur moi et me prend dans ses bras.

- Ça va aller, me murmure-t-elle à plusieurs reprises, caressant doucement mes cheveux. Je suis persuadée que tout va s'arranger. Mais s'il te plaît, laisse d'autres personnes l'aider. Arrête d'essayer de nager à contre-courant, tu t'épuises et tu t'oublies toi-même.

Quatorze ans putain. Elle n'a que quatorze ans.

- Genre Elyas ? je souffle dans un rire jaune en me retirant de son étreinte.

- Oui, genre Elyas, me dit-elle catégoriquement en plongeant ses yeux noisettes dans les miens. S'il est un des seuls à pouvoir l'aider, laisse-le, même si ça te fait du mal.

Ça c'est peu dire. Je suis mort de jalousie de la relation qu'a Elyas avec mon frère. Pourtant je considère Elyas comme mon grand frère aussi... Sauf que je préférerais de loin être seulement son cousin, mais que mon frère de sang me considère comme son petit frère.

- J'aimerais juste... je commence, mais même sourd, je sens que ma voix s'étouffe dans ma gorge.

Je chasse une nouvelle salve de larmes sur mes joues avant de reprendre mon souffle et de réitérer l'expérience ; je pourrais m'exprimer en signant, mais je sais qu'en utilisant ma voix j'aurai l'impression d'avoir vraiment expulsé ce que j'ai sur le cœur.

- Je voudrais juste avoir un frère qui m'aime. Ouais... J'aimerais juste qu'il m'aime, je lâche avant d'être vivement attiré dans les bras de ma meilleure amie.

Cette fois-ci, pas de pleurs, pas de sanglots. Juste cette vérité retentissante : mon frère ne m'aime pas. Et depuis quinze ans, je m'épuise à essayer de le forcer à m'aimer.

Alors peut-être que Lola a raison, peut-être que je devrais abandonner et laisser Elyas être un frère pour Jude. Puisque je sais que Jude l'aime infiniment plus que moi.

Tout ce que je peux faire maintenant, c'est l'aimer de loin : le séparer durant une bagarre... Faire en sorte que nos parents se concentrent uniquement sur lui... Éviter de me plaindre et éviter de me vanter. Continuer ma route en espérant qu'il s'aperçoive qu'il a un petit frère un jour.

Parce que même s'il ne m'aime pas, moi je l'aime, et je continuerai à l'aimer quoi qu'il arrive.

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