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Septembre 2015
– Putain Princesse t'as une sale gueule, lâchai-je en lançant un regard plein de jugement à ma meilleure amie.
Maëlle était rentrée depuis un mois et demi en France, et depuis on passait de nouveau du temps ensemble dès qu'on en avait l'occasion. Ça me faisait chier de l'admettre, mais même si j'avais eu l'esprit occupé de ouf, cette casse-burne m'avait salement manqué. J'avais pas vraiment mesuré à quel point j'avais besoin de ses conseils pour avancer, et j'avais pas non plus trop capté à quel point elle prenait de la place – pas juste dans ma vie, mais aussi au sens littéral du terme : à tout le temps parler, chambrer, tailler, insulter, rigoler et blaguer, Maëlle prenait littéralement de la place.
Aujourd'hui, on était affalés sur mon canapé sous un plaid parce qu'on avait tous les deux choppé une méga crève on savait pas où. J'avais aucune énergie putain, je savais même pas ce qui se passait à la télé ni quel film on était en train de regarder. J'avais juste ma tête mollement posée sur l'épaule d'Elma, et je traçais machinalement des petits cercles sur les jambes qu'elle avait étendu sur les miennes. Mes cheveux partant dans tous les sens et ceux de ma meilleure pote plus ou moins attachés dans ce qui semblait être un chignon, on était en survêt et on avait aucune dégaine.
– On en parle de la tienne ? répliqua Elma avec toute l'agressivité qui la caractérisait.
Un faible sourire étira mes lèvres, juste parce que même si ça faisait un moment qu'elle était revenue, j'étais toujours aussi content d'avoir retrouvé son caractère de merde.
– Je suis sûr que c'est le tipeu de la librairie qui nous a refilé sa merde, râlai-je faiblement.
Un des mauvais côtés de la notoriété je supposais : j'avais serré la main d'un p'tit gosse pendant une expédition avec ma meilleure pote dans une librairie quelques jours en arrière, et depuis elle et moi on était en PLS.
– Ouais bah t'étais pas obligé de me le refiler aussi, grogna-t-elle.
– C'était pour passer du temps avec ma reus avant la tournée, répliquai-je pour l'amadouer.
– Tu parles ! Tu penseras même pas à moi.
– Ouais c'est possible.
Je souris de fierté avant même que le coude de la handballeuse me cogne les côtes. Il était vraiment faible par contre. Ça avait du bon qu'elle soit malade cette brute.
Il se passa ensuite rien pendant plusieurs minutes. Maëlle regardait vraiment ce qui se passait à l'écran, moi j'étais totalement en train de juger ses goûts en terme de série et de remettre notre amitié en question.
– On peut pas changer là ? me plaignis-je finalement, saoulé par ce que j'étais en train de regarder. Miskine Les Frères Scott, s'il te plait quoi !
– Ta gueule, c'est trop bien, c'est mon adolescence.
– J'arrive pas à croire que Raph t'ai laissé regarder ça.
Là, je m'attendais à une tirade anti-patriarcat quant au fait que ni son frère ni son père ni aucun autre homme n'avait à décider ce qu'elle regardait, le tout agrémenté d'insultes à mon encontre, mais pourtant tout ce que son cerveau grippé parvint à sortir fut :
– Gneu gneu gneu, je m'appelle Nekfeu et je suis un gros con.
– C'est déjà mieux que d'être une petite meuf.
On se battit ensuite verbalement pendant une dizaine de minutes – trop faibles pour tenter un des nos affrontements physiques habituels – puis je tentai de me reconcentrer sur la merde qu'elle insistait qu'on regarde. Je captais vraiment rien, y'avait trop de persos et putain c'était tellement teenage...
– Attends mais c'est le daron de qui lui ? finis-je par demander avec agacement. Du blond ou du brun ?
Ma meilleure pote soupira pour manifester sa patience légendaire avant de me répondre :
– Les deux. Il a mis la daronne de Lucas en cloque et après il s'est mis avec celle de Nathan. Franchement y'a rien de compliqué, il faut te servir de tes neurones de temps en temps, ça te ferait pas de mal.
Parfois je comprenais que des gens apprécient pas Maëlle, j'avais même l'impression que le monde pouvait être divisé entre deux catégories de personnes : celles qui la détestaient, et celles qui l'adoraient.
– Putain ce que tu me saoules, lâchai-je pour camoufler le fait que ses piques m'avaient manqué. J'ai hâte de me barrer en tournée et de plus voir ta gueule !
– Ouais bah moi aussi. Mais t'inquiètes, il nous reste que quelques jours à attendre.
Quelle mytho. Elle pouvait pas vivre sans moi, je le savais. J'allais lui manquer de ouf, c'était obligé.
J'étais sur le point de répliquer quand la porte d'entrée du moulin qu'était mon appart' s'ouvrit, et qu'une petite renoi débarqua. Comme d'habitude à chaque fois que je la voyais, mon rythme cardiaque s'emballa, et mon bide fut traversé de légers frissons, me rappelant à quel point j'avais merdé en la lâchant plusieurs semaines en arrière pour rester simplement pote avec elle.
Quelques jours après la fin de mon séjour chez les parents d'Alice, cette dernière était rapidement revenue à Paname pour régler quelques trucs administratifs. On s'était brièvement vus, et j'avais encore une fois pu mesurer tout l'attachement que je lui portais. J'étais clairement en train de tomber amoureux d'elle.
Quand elle était repartie, et cette fois-ci pour plusieurs mois de travail en Auvergne, j'avais ressenti un manque de ouf, comme si elle était partie définitivement. C'était la première fois que ça m'arrivait ; d'habitude, j'étais plus ou moins en contrôle de ce que je faisais, j'écrivais des sons, je passais des jours et des nuits en stud' pour les enregistrer sans penser à rien à part à mon art, puis je partais en tournée, je voyageais, je profitais avec mes reufs, tout ça sans avoir maladivement envie de retrouver aucune femme.
Là, j'avais eu envie de prendre toutes mes affaires et d'aller m'installer chez les darons d'Alice. Puis je m'étais raisonné, je m'étais convaincu qu'avec la distance et tout le taff que j'avais ça allait me passer... Puis ça m'était passé.
Au même moment, Agathe m'avait renvoyé des messages, et je m'étais rendu compte de l'ampleur de mon obsession pour elle.
Alors j'avais été honnête avec Alice, et je lui avais avoué être toujours maladivement attiré par Agathe, plaidant que je voulais pas lui faire du mal à cause de cette meuf qui voulait même pas de moi. Il me semble qu'Alice avait compris que j'essayais de la préserver, et que comme d'habitude, plutôt que de m'en vouloir, elle s'était inquiétée pour moi et de l'emprise qu'avait Agathe sur moi. Pourtant je savais que ça la détruisait autant que moi de devoir mettre fin au minuscule bout de relation qu'on avait commencé. J'étais tellement attaché à cette meuf, ça me tuait de pas pouvoir vivre quelque chose avec elle librement. Alors qu'au final, ça tenait qu'à moi d'envoyer chier Agathe pour de bon.
Et puis quelques semaines en arrière j'avais parlé à Maëlle un après-midi sur un quai Parisien... La handballeuse m'avait plus ou moins mis un ultimatum en me disant de choisir entre Alice et Agathe... J'avais choisi Alice, parce qu'après ma discussion avec ma p'tite reus de cœur, je m'étais rendu compte que je me voilais peut-être un peu trop la face en me disant que ce que je ressentais pour Lissa allait me passer. Mais ça, l'Auvergnate le savait pas encore. Tout comme elle savait pas que j'avais complètement coupé les ponts avec Agathe parce que cette dernière allait se marier avec son mec malgré toutes ses promesses.
– Je n'fais que passer, je range ça et je me casse avant d'attraper le choléra ! s'exclama Alice en allant déposer des trucs dans la cuisine, un masque de chirurgie sur le visage.
J'éclatai de rire en même temps que Maëlle. Ouf à quel point Alice avait changé depuis le jour où je l'avais rencontrée et où j'avais dû lui sortir les vers du nez pour qu'elle me parle. Maintenant elle sortait souvent des vannes et il était rare qu'elle soit gênée par des situations sociales lorsqu'elle était avec des proches. Elle angoissait aussi moins quand elle savait qu'elle devait aller à une soirée, même si elle était toujours anxieuse pendant une dizaine de minutes avant d'être totalement à l'aise avec le groupe. Mais il y avait du progrès.
– Laisse Lissa, je vais ranger, m'exclamai-je.
Seule sa tête apparut dans l'entrebâillement de la porte de la cuisine, son corps caché par le mur. Même à cette distance, je pouvais voir que ses yeux étaient légèrement maquillés : un petit trait d'eye-liner dépassait de chaque côté de ses paupières, ces dernières étant parsemées d'un doré assez discret, et ses cils étaient allongés par une petite touche de mascara. Ses cheveux noirs étaient tirés en arrière et rassemblés par un ruban blanc assorti au long gilet qui la couvrait, formant un nuage de boucles à l'arrière de sa tête, et laissant apparaître deux créoles dorées pendant de chacune de ses oreilles. Comme d'habitude, elle était magnifique.
Maëlle éclata de rire en voyant la tête de sa petite sœur, et je tardai pas à la rejoindre lorsque cette dernière lâcha :
– Vous deux vous touchez à rien, c'est des trucs pour ce soir, Moh a dit qu'il y avait soirée ici. Tout ce que vous touchez je le désinfecte ou je le jette.
Elle disparut quelques minutes, puis réapparut tout aussi vite qu'elle s'était éclipsée, tout ça pour nous faire un salut militaire d'un air enthousiaste :
– À ce soir, si vous êtes encore en vie ! Puissions nous nous revoir un jour.
Elle avait à peine fermé la porte d'entrée derrière elle après avoir remis son sac à dos en cuir noir sur ses épaules qu'elle me manquait déjà.
– Aaah qu'est-ce que je l'aime, lâcha ma meilleure pote, toujours morte de rire.
« Moi aussi », songeai-je. « Moi aussi ».
La seule personne à avoir capté que je kiffais Alice, c'était Doums. Il fallait dire que j'avais pas mis trop longtemps à lui parler d'elle aussi, parce que j'avais eu besoin de me confier. En tant normal, j'aurais parlé à Elma, mais je voulais pas la mêler à des histoires qui concernaient sa petite sœur de cœur, et même si je savais qu'elle pouvait être ultra objective, à propos d'Alice j'étais quasi sûr que son avis aurait été biaisé.
Doums donc. Il comprenait pas trop que je sois attiré par une go comme Alice. Déjà quand je passais masse temps avec elle avant que tout dégénère, il captait pas que je kiffe sa compagnie. Il comprenait pas que ça fasse pareil à Clément d'ailleurs. Il trouvait Alice assez peut intéressante, et un aprèm où il l'avait clairement exprimé, je lui avais fait réaliser que s'il pensait ça c'était parce qu'il l'a voyait qu'en soirée et qu'elle était généralement peu à l'aise dans ce genre d'environnement.
Je savais pas pour Clém', mais pour moi, ce qui m'attirait de ouf chez Lissa, c'était son calme. Putain ça me faisait un bien fou de pouvoir me poser chez elle après avoir passé la nuit en stud, après avoir tapé soirée dans laquelle ça gueulait de partout, ou juste pour changer de mon groupe de pote dans lequel le sport national était de se chambrer. Avec Alice, y'avait pas de ça : on se posait, on parlait pas trop sans pour autant que ça soit gênant, elle taffait, je lisais ou j'écrivais, parfois on se promenait comme des p'tits vieux, et franchement c'était apaisant. Tout le monde aurait besoin de la douceur d'Alice après avoir passé des heures à brailler ou à se foutre sur la gueule avec Maëlle.
Ce calme naturel, ça avait aussi été une bouffée d'oxygène quand Agathe me faisait galérer. Et que je la faisais galérer aussi, vu qu'on entretenait une relation toxique à deux pour deux fois plus de fun.
Alors qu'Agathe pétait des câbles pour rien, Alice relativisait h24.
Quand Agathe pétait un plomb parce que j'avais tâché son sac de créateur avec de l'eau, Alice vannait à propos de la diversité de produits que lui offraient le Secours Populaire, sa bourse, et son taff au Domac, à savoir des pâtes, du riz, des pâtes, et de l'eau.
Pendant qu'Agathe m'écoutait à moitié quand je lui parlais de ma tournée à venir, Alice m'écoutait attentivement en posant des questions alors que je savais qu'elle appréciait pas vraiment le rap.
Si de son côté, Agathe gueulait tout le temps pour un rien et parlait plus fort que tout le monde pour se faire remarquer et compenser son manque de confiance en elle alors qu'elle était tellement splendide que tous les yeux étaient constamment posés sur elle, Alice parlait plus bas que tout le monde et avait pour unique mission de se faire oublier un maximum alors que plus d'une personne aimerait connaître ce que ce petit bout de meuf avait à raconter.
Bref. Autant de trucs pour lesquels j'avais souvent hâte de passer du temps en sa compagnie.
Sentant le regard fixe de ma meilleure pote sur moi alors que je venais de reprendre conscience après m'être perdu une éternité dans mes pensées, je remarquai que j'étais en train de sourire comme un demeuré, et je tournai la tête vers Elma pour lui demander ce qu'elle était en train de foutre : ses yeux étaient bel et bien fixés sur moi avec curiosité, et je sentais qu'elle allait me sortir une dinguerie.
– Qu'est-ce qu'il t'arrive encore ? lançai-je avec virulence pour essayer de désamorcer ses idées de merde.
– Ça en est où vous deux ? demanda-t-elle sans transition.
– Vous deux qui ?
Je savais d'avance qu'elle me lâcherait pas, mais je comptais pas lui rendre la tâche facile pour autant.
– Joue pas au con, tu sais très bien de quoi je parle !
Je luttai encore quelques secondes, juste histoire de pas lui obéir tout de suite, comme un gosse, puis je lâchai l'affaire : de toute façon ça m'avait pas suffit de parler à Doums, fallait que je me confie à Maëlle aussi, avis biaisé ou pas :
– Y'a rien, lâchai-je finalement. Pour de vrai, y'a rien.
Malheureusement.
– Mais t'aimerais bien qu'il y ai un truc ?
Oui.
– Je sais pas... Je pense qu'il vaut mieux pas.
Et c'était pas un mytho.
– Pourquoi ? Tu la kiffes et elle te kiffe, je le sais, ça se voit. C'est quoi le problème ?
– Je vais la bousiller.
C'était sorti bien trop naturellement, et au dégoût que je ressentais envers moi-même en balançant un truc pareil, je me rendis compte que s'il s'était encore rien passé avec Alice, c'était entièrement de ma faute : je me retenais de lui montrer que je l'aimais parce que j'étais mort de trouille à l'idée de lui faire du mal. Agathe m'avait rendu trop instable pour que je puisse être une relation saine pour Alice ; et elle avait assez morflé avec son ex.
– Arrête Ken, t'es l'une des meilleures personnes que je connaisse, et ça me tue que tu le vois pas, me répondit ma meilleure pote sur un ton peiné.
– C'est même pas ça...
– Si c'est ça, ma coupa-t-elle alors que j'avais eu aucune intention de terminer ma phrase. Tu fais peut-être le malin tout le temps et pour la France entière t'es peut-être le Nekfeu sûr de lui et qui s'en bat les couilles de tout, mais je sais qu'en vrai tu t'aimes pas et t'as tendance à t'autodétruire. Je le sais parce que je te connais par cœur. Sous tes airs de coureur de jupon et de mec à meufs, je sais que t'es un gros nounours et que t'as plein d'amour à donner, c'est juste que tu flippes ta race parce que t'es jamais tombé sur les bonnes meufs. J'avoue, je pense que quelques années en arrière t'as dû le chercher, mais ça veut pas dire pour autant que tu dois te contenter que de ça. Y'a aucune raison que ça se passe mal avec Alice...
– Mais bien sûr que si, y'a mille raisons que ça se passe mal ! m'emportai-je en plein milieu de son monologue à la con. Je serai incapable de la rendre heureuse, je suis un bordel pas possible ! Ma dernière relation c'est Agathe, Agathe putain, y'a pas plus toxique que ça et pourtant je suis encore fou d'elle. À quel moment une meuf aussi adorable, intelligente et gentille qu'Alice va être heureuse avec un gars comme moi ?
« Fou d'elle ». Je pouvais pas être plus loin de la vérité en disant ça. Agathe avait plus aucune emprise sur moi depuis quelques semaines déjà, quand j'avais décidé d'arrêter de la laisser me contrôler, mais avec ces mots j'espérais faire entendre raison à Maëlle.
Cette dernière me regardait d'ailleurs avec les sourcils haussés, surprise par le ton que j'avais employé. En même temps, on s'était pas embrouillés depuis longtemps elle et moi, et ça faisait un moment que j'étais pas parti au quart de tour devant elle.
– Faut juste être réaliste Elma, rajoutai-je après quelques secondes de silence. Pas faire de la psychologie à deux balles.
Un silence pesant s'installa durant de longues secondes, et je sentais qu'à côté de moi ma meilleure pote hésitait à continuer le débat. Mais, comme c'était Elma, elle opta forcément pour la solution « ouvrir sa gueule quitte à ce que ça parte en couilles » :
– Tu peux pas savoir sans avoir essayé Ken.
Je dis rien, ravalant un « ta gueule » cinglant parce qu'elle commençait vraiment à me vénère à faire la meuf qui avait toujours raison, et me contentai de regarder la série de merde qu'elle me forçait à mater depuis une heure et demie.
– J'ai faillis passer à côté d'un truc vraiment bien avec Deen, continua-t-elle alors que je retenais un soupir agacé. Quand on a parlé tous les deux sur un quai cet été, tu m'as demandé d'appliquer mes propres conseils. Je l'ai fait, et je le regrette pas une seule seconde. Alors maintenant c'est à ton tour. Si t'essayes pas tu sauras jamais à côté de quoi t'es passé et je suis sûre que tu le regretteras. Parce qu'une fille comme Alice, même si elle est complètement à l'opposé des pétasses avec qui t'es déjà sorti, ça court pas les rues. Elle est exceptionnelle et tu le sais. Et je suis sûre à quatre-vingt-dix-neuf pour cent que t'es amoureux d'elle. Maintenant tu fais comme tu veux, mais si je te pousses à aller vers ma petite sœur, c'est que j'ai confiance en toi et que je sais que tu lui briseras pas le cœur.
Sauf que moi j'avais pas confiance en moi pour pas lui briser le cœur. Et pourtant je savais que Maëlle avait raison dans tout ce qu'elle disait. J'étais sûr que j'allais regretter de rien tenter avec Alice. Mais est-ce que j'étais prêt à potentiellement nous faire avoir tous les deux des remords quand elle comprendrait que j'étais trop toxique pour elle et que la voir brisée à cause de moi me détruirait ?
« Tu fais chier putain », fut le seul truc que je trouvai à répondre à ma meilleure pote en passant un bras autour de ses épaules après un long silence.
– C'est parce que je veux le meilleur pour toi, répliqua-t-elle en déposant un baiser sur ma joue.
« Et je veux le meilleur pour Alice », songeai-je. « Mais le meilleur c'est pas moi ».
****
Octobre 2015
La tête en vrac, ça faisait déjà un petit moment que je pouvais percevoir la lumière du jour à travers mes paupières. J'étais chez Doumams, on avait encore passé la nuit à jouer les yeux collés à un écran, et j'avais un mal de crâne pas possible. Je savais pas quelle heure il était, et j'étais pas assez curieux au point de m'aveugler avec la lumière pour le découvrir. Tout ce que je savais, c'était qu'on avait fini par aller pioncer à onze heures du matin.
J'eus pas énormément de temps de rab puisque mon frère, la voix rauque, vint me secouer en faisant mollement bouger mon bras :
– Mon reuf je crois que t'as encore fait une dinguerie.
– Hmm...
Ouvrant un œil et grimaçant au passage tellement la lumière du soleil couchant – du soleil couchant ? – m'agressait la rétine, je tentai de regarder le géant qui me servait de pote, accroupis devant le canap' que j'avais occupé pour la nuit, son phone-tel dans les mains.
– Y'a Lissa qui m'a envoyé un message. Elle demande si j'ai de tes news.
Je me redressai d'un coup sec sur mon siège, me tournant pour m'asseoir au bord. Un marteau-piqueur me secoua la tête, et je regrettai immédiatement mon geste : putain, c'était pas parce que j'avais arrêté de fumer et de boire que je pouvais plus regretter en lendemain de soirée.
Putain. Merde. Lissa, rendez-vous, dix-huit heures.
– Je lui rep quoi ?
– Rien du tout, lui dis-je en me levant brusquement sans faire attention aux coups qui me martelaient l'intérieur du crâne. C'est à moi de le faire.
Quelques jours en arrière, j'avais suivi les conseils d'Elma et j'avais demandé à Lissa qu'on se fasse un truc ensemble. J'avais bien une idée derrière la tête, et alors qu'on mangeait des sushis dans un p'tit resto simple – Alice avait jamais mangé japonais de sa vie, et je m'étais senti obligé d'y remédier – on avait parlé du fait qu'on pouvait tous les deux essayer quelque chose tout en prenant notre temps, et en faisant les choses étape par étape.
Ce soir, ça allait seulement être notre deuxième vraie sortie planifiée, et j'avais déjà zappé de me pointer. Pourtant j'avais toujours super hâte de voir Lissa, mais j'avais dû oublier de mettre un réveil quand on avait décidé d'aller se pieuter : il était maintenant dix-huit heures, j'étais pas lavé, pas habillé, et certainement pas à côté d'où habitait Alice.
Putain mais quel boulet !
Quand la petite Auvergnate répondit à mon message par un « Nan mais c'est pas grave, t'inquiètes pas » suivi d'un emoji qui souriait, mon ventre se tordit de culpabilité : je me doutais bien qu'elle était touchée et qu'elle était en train de se remettre en question alors que la seule personne à avoir merdé dans cette histoire, c'était moi. Ce fut pour ça qu'au lieu de rester chez Doums en me disant que son message m'excusait, je m'habillai rapidement avant de filer en direction de chez elle : tant pis si j'étais pas présentable, tout ce que je voulais c'était aller m'excuser et la voir en vrai.
Les yeux noirs d'Alice s'écarquillèrent lorsqu'elle m'ouvrit sa porte. Visiblement elle s'attendait pas à ce que je débarque. Je la laissai pas parler et commençai tout de suite :
– Lissa j'suis le roi des cons je suis désolé, j'ai pas d'excuse.
Elle baissa la tête, l'air à la fois déçue et résignée, et partie dans sa chambre sans pour autant me fermer la porte au nez. Je sus pas trop quoi faire au début, restant dans le couloir de sa résidence étudiante sans bouger dans un premier temps, puis décidai de la suivre à l'intérieur.
– Je t'en veux pas Ken, me dit-elle d'un ton doux tout en allant s'asseoir sur son bureau. C'est ça le pire.
J'aimais pas du tout la façon dont elle me parlait. Ce calme, ça annonçait rien de bon. Et la déception sur les traits de son visage... Ça contredisait totalement ses paroles.
– Je me sens comme une merde depuis tout à l'heure, et pourtant je t'en veux pas. Ça m'a vexée que tu viennes pas parce que je pensais que tu te doutais que j'aimais pas attendre comme ça toute seule dehors depuis que je me suis faite agresser et que Maëlle m'a sauvée mais... Je t'en veux pas parce que j'ai toujours su que j'étais facile à zapper et c'est surtout à moi que j'en veux d'avoir pu croire le contraire juste parce que tu me portais de l'importance.
Elle criait pas, elle m'insultait pas, et pourtant sa douceur était plus tranchante que n'importe quel mot qu'avait pu avoir Agathe à mon égard pendant ses pétages de câbles. Quand cette dernière me gueulait dessus à la moindre occasion parce qu'elle était lunatique, Alice m'excusait presque tout en restant calme et en se flagellant elle-même. J'avais envie de m'enfoncer dans un trou et de jamais en ressortir. J'arrivais pas à tolérer que j'étais la raison de sa douleur, ça me tuait de faire du mal à la femme la plus douce que j'avais jamais rencontré.
– Et puis en plus, j'arrive pas à m'enlever de la tête qu'il y a même pas une semaine tu filais de chez moi à toute vitesse pour rejoindre Agathe parce qu'elle avait besoin de ton aide. Et là...
Je fermai les paupières tout en serrant les mâchoires : de la peine, j'étais passé à la colère. Putain c'était pas possible d'être aussi con.
J'étais vraiment un imbécile fini : je connaissais super bien ce p'tit bout de meuf, je savais qu'elle avait aucune confiance en elle et qu'elle avait une sensibilité énorme, pourtant j'avais réussi à tout gâcher en deux secondes et demies.
– C'est mieux si on continue pas Ken, lâcha-t-elle finalement en me regardant avec des yeux brillants.
J'avais qu'une envie : combler la courte distance qui nous séparait pour la prendre dans mes bras et lui exprimer combien elle comptait pour moi. Mais j'avais été assez égoïste comme ça, et si elle était dans cet état-là c'était bien à cause de moi, donc elle avait raison : c'était mieux si on s'arrêtait avant que je la détruise.
La gorge serrée, je hochai simplement la tête. J'avais tellement envie de chialer putain. Je savais que je venais pas juste de perde la femme que j'aimais ; je venais aussi de perdre une de mes potes les plus proches.
La petite Auvergnate m'adressa un très faible sourire alors qu'une larme roulait sur sa joue. J'eus envie de me flinguer quand l'envie d'aller la serrer contre moi fut balayée par la réalisation que je pourrai plus le faire comme je le faisais depuis des mois. Je lui lâchai un dernier « Pardon Lissa », puis je quittai sa chambre étudiante avec la vision floue.
Je partis même pas assez vite pour ne pas entendre les sanglots qui raisonnèrent derrière la porte quelques secondes plus tard, puis je reniflai en essuyant mes joues en quittant la résidence.
****
Des jours que je revoyais la peine d'Alice en boucle dans ma tête. Que j'entendais sa voix douce exprimer toute sa déception et sa douleur. Et que je m'en voulais à mort tout en sachant que le meilleur move que je pouvais adopter c'était la laisser tranquille.
Pourtant ça faisait mal, putain qu'est-ce que ça faisait mal.
C'était une chose de savoir que j'allais jamais pouvoir être avec Alice alors que j'étais amoureux d'elle. C'en était une autre d'être conscient que les choses pourraient jamais revenir comme avant : je pourrai plus la prendre dans mes bras comme j'avais l'habitude de le faire sans que ça lui fasse du mal, je pourrai plus débarquer sans prévenir chez elle et passer des aprèms entiers à rien faire, je pourrai plus l'embarquer n'importe où n'importe quand pour qu'elle arrête de penser à ses cours.
L'avantage, c'était qu'avec la tournée qui allait commencer dans trois jours, j'allais avoir moins de temps pour penser à elle.
Et pourtant dans un coin de ma tête, j'avais hâte qu'on en soit à la date du concert à Paname pour qu'elle vienne me voir sur scène. Comme un ado, je m'imaginais déjà plein de scénarios dans lesquels on finissait ensemble à la fin. Alors que j'étais totalement conscient qu'elle serait plus heureuse loin de moi.
J'étais en train de revoir des détails de ma tournée sur mon ordi quand la sonnette de mon appart retentit, me faisant sursauter au passage : c'était rare qu'on sonne chez moi – avant la sortie de Feu mes gars débarquaient sans sonner et maintenant ils envoyaient des messages pour que je leur ouvre –, et je savais que c'était pas une livraison puisque, premièrement j'avais rien commandé, et deuxièmement c'était la sonnerie collée à côté de ma porte d'entrée qui avait raisonné, pas l'interphone.
Je me levai de mon canap' les sourcils froncés, puis regardai dans le judas pour être sûr que je connaissais bien la personne et que c'était pas des gamins qui avaient trouvé mon adresse et qui venaient m'emmerder : j'aimais bien le contact avec mon public, mais j'appréciais pas du tout la récente notoriété qui avait explosé avec la sortie de mon album. Je me sentais tranquille nul part.
Je tournai précipitamment les clés dans la serrure après avoir aperçu une Alice en larmes sur le palier.
Putain. Cent pour cent c'était à cause de moi qu'elle chialait, mais j'avais trop pris sur moi la fois où je m'étais barré de sa chambre sans la consoler. Cette fois-ci j'allais pas la laisser dans cet état à cause du connard que j'étais.
– Qu'est-ce qu'il y a Lissa ? lui demandai-je directement. Qu'est-ce qui se passe ?
Je savais très bien ce qu'il se passait, mais fallait qu'elle me le confirme quand même.
Par contre, j'avais sous-estimé sa tristesse en regardant dans le judas. Maintenant que je l'avais vraiment en face de moi, j'avais l'impression qu'elle était complètement désespérée, et qu'elle pleurait depuis des heures. Prise de violents sanglots, je voyais bien qu'elle essayait de parler mais qu'elle arrivait pas à reprendre son souffle pour en placer une.
Elle me fendait le cœur.
J'étais sur le point de l'attirer contre moi quand elle arriva finalement à parler :
– Tu... Tu... commença-t-elle.
Je sentis malgré moi mes traits se tirer de peine : c'était insoutenable de la voir comme ça. En temps normal, elle avait déjà une apparence frêle et inofensive de telle sorte qu'on avait tout le temps envie de la protéger. Et là... J'avais juste envie de la prendre dans mes bras et de jamais la lâcher pour que personne puisse plus jamais lui faire du mal. Mais ç'aurait été sans compter sur le fait que c'était moi le responsable de ses larmes.
– Tu peux me prendre dans tes bras ? me demanda-t-elle finalement après avoir brièvement réussi à bloquer ses sanglots.
Il m'en fallut pas plus pour l'englober dans une étreinte protectrice. Les battements de mon cœur s'accélérèrent lorsque je la sentis se blottir contre moi, et je ne pus pas m'empêcher de déposer un long baiser sur le haut de son crâne dans une tentative de protéger chaque centimètre carré de son corps.
Je m'abaissai un petit peu pour la porter. Alice se dégagea rapidement pour mieux s'accrocher à moi en nouant ses bras autour de ma nuque et ses jambes autour de mon bassin, et je fermai ma porte d'entrée avant d'aller m'asseoir sur le canapé.
Lissa resta accrochée à moi pendant une dizaine de minutes, son corps toujours secoué de sanglots me brisant le cœur à chaque mouvement. Je me contentai de la serrer du plus fort que je pouvais, écartant ses tresses de son cou de temps en temps pour y déposer des baisers, tout en murmurant des paroles d'apaisement, lui glissant que j'étais là et que je l'abandonnerai pas. C'était peut-être pas très fin, et je savais que j'étais un crevard d'essayer de la reconquérir dans un moment de faiblesse pareil – surtout que j'étais pleinement responsable de son état – mais je comptais bien ne plus l'abandonner.
Lorsqu'elle se calma enfin, elle se dégagea lentement de mon étreinte, et se décala pour s'asseoir à côté de moi, tout en essuyant ses larmes. Je partis lui chercher un mouchoir, et attendis qu'elle soit prête à me parler en restant silencieux.
Elle pleura de nouveau quand elle m'expliqua qu'elle s'était violemment disputée avec Samuel, son frère. C'était complètement égoïste, mais je me sentis soulagé de pas être responsable à cent pour cent de son état.
Je compris toute la gravité de la dispute quand elle me confia qu'elle avec parlé avec son frère de son désir de rencontrer leurs parents biologiques, et que Sam ne l'avait pas du tout accepté. Elle me fit part de tout ce qu'il lui avait répliqué, mot pour mot, avec une violence dont je l'aurais pas cru capable. En gros, Alice était une gamine capricieuse qui n'avait aucune reconnaissance envers les personnes qui les avaient élevé, et il lui avait donné un ultimatum : si elle décidait d'aller en Somalie rencontrer ses parents biologiques, elle ne serait plus la sœur de Samuel.
Je savais pertinemment qu'il avait pas pensé un seul mot de ce qu'il lui avait dit. Connaissant le gars, il avait sûrement parlé sous le coup de la colère, lui qui avait sûrement vécu son arrivée en orphelinat bien plus violemment qu'Alice. Mais je pouvais pas m'empêcher de lui en vouloir d'avoir mis sa sœur dans cet état : il la connaissait mieux que personne, et il savait que de telles paroles allaient la détruire.
Je tentai de la rassurer comme je pus. On parla de son envie de rencontrer ses parents biologiques pendant une bonne heure autour de sodas et de chips. J'essayai de la conseiller comme je pouvais. On décida de manger ensemble et on partit faire quelques courses pour pouvoir cuisiner. On rigola et on chanta des tubes des années 2000. En mangeant, je lui confiai que si j'avais accourus auprès d'Agathe la dernière fois, c'était parce que cette dernière avait des tendances suicidaires et que j'aurais pas supporté avoir sa mort sur la conscience. Je lui expliquai que depuis que je l'avais laissée en larmes dans sa chambre étudiante, j'avais totalement coupé les ponts avec Agathe, après lui avoir parlé calmement en lui expliquant que c'était à son futur mari qu'elle devait demander de l'aide, pas à moi. Elle me confia qu'elle était contente pour moi, disant que j'allais enfin pouvoir respirer. Je lui demandai comment ses cours de passaient, elle me répondit qu'elle galérait. On continua à discuter et à rire jusqu'à deux heures du matin.
Puis vint le moment où elle dut partir, le Uber que je lui avais commandé l'attendant en bas de chez moi. Elle me remercia en me disant que passer du temps avec moi lui avait fait du bien. Puis son regard se voila, et je compris qu'elle mentait. Elle me tomba de nouveau dans les bras et je la serrai contre moi en fermant les paupières et en soupirant d'aise. Je l'aimais tellement putain.
Elle me supplia de l'emmener avec moi en tournée. J'acquiesçai sans réfléchir. On fit l'amour. Plusieurs fois. On passa la nuit ensemble. Au matin, elle s'excusa de m'avoir demandé de l'embarquer sur le Feu Tour. Je lui répondis que j'étais pas désolé et qu'elle était la bienvenue.
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