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Mars 2015
Cela faisait maintenant huit mois que ma première année de Master avait commencée, et j'étais en train d'épuiser mes dernières ressources. Révisant comme une acharnée pour mes partiels d'avril, je n'avais pas l'impression d'entrevoir le bout du tunnel, et je me demandais encore comment j'avais réussi à tenir jusqu'ici : le premier semestre avait été particulièrement intense, et arrivée aux partiels du mois de décembre je n'avais pas été très loin du burn-out. Heureusement, cette période avait coïncidé avec mon rapprochement avec Clément et Ken, et je n'avais pas été totalement seule pour l'affronter.
Clément avait été le premier à voir que ma santé mentale se dégradait de jour en jour : à cause du stress et de la quantité de travail qui m'était imposée je ne mangeais quasiment plus, et j'avais cessé de sortir avec leur groupe d'ami par peur de perdre du temps que j'aurais pu investir dans des révisions ou des recherches de dossier. Durant cette période, il m'envoyait des messages presque tous les jours pour essayer de me faire rire, ou passait me chercher chez moi le temps d'une petite heure pour m'aérer les idées.
Ken n'avait pas tardé à comprendre que je me laissais aller aussi, même s'il n'avait rien dit. Comme souvent, il se contentait d'être avec moi en silence.
Il y avait cinq mois que Ken et moi étions amis. Au début, notre relation allait un peu à sens unique, et j'en avais été la seule fautive. Trop timide pour engager une conversation avec lui ou même ne serait-ce que songer à lui envoyer un message pour que nous nous voyions, j'avais laissé le pauvre rappeur prendre toutes les initiatives dans notre début d'amitié chaotique. Mais il n'avait jamais baissé les bras, et grâce à sa persévérance, j'avais commencé à me sentir complètement à l'aise avec lui aux alentours du mois de novembre, un mois environ après que Ken ait décidé qu'il voulait apprendre à me connaître lors d'une soirée chez Mikael.
Il fallait dire que l'absence de Maëlle nous avait pas mal rapproché, puisque nous pouvions comprendre le manque de l'autre sans trop avoir à se mettre à sa place. C'était d'ailleurs indirectement grâce à elle que Ken avait tenté un premier rapprochement physique avec moi sans même s'en rendre compte : lors du visionnage d'un match de notre amie la handballeuse pendant son championnat d'Europe, alors que tout le monde fixait anxieusement l'écran, il avait simplement passé son bras autour de mes épaules. Aussi anodin que ce geste eut pu paraître, j'avais tout de suite senti mon cœur se ramollir, et j'avais enfin commencé à me sentir importante au sein du groupe dans lequel ma grande sœur de cœur avait trouvé sa place bien plus rapidement que moi. Depuis ce jour, je recherchais un peu la tendresse du rappeur, et celui-ci adorait me traiter comme sa peluche. En fait, Ken n'avait pas du tout les mêmes facettes lorsqu'il était seul avec moi et lorsqu'il était avec tous ses amis.
Lui et moi ne parlions pas tellement, et s'il m'accueillait la plupart du temps avec des énormes câlins, nous ne nous connaissions au final que très peu. Je savais qu'il était rappeur, comme tous les autres membres de leur groupe d'amis (c'était d'ailleurs eux qui m'avaient initiée à ce style de musique) ; je savais aussi qu'il n'avait pas entièrement grandi à Paris puisqu'il était originaire du Sud de la France ; je savais qu'il n'appréciait pas particulièrement le football puisqu'il râlait dès qu'un Hakim ou qu'un Ivan insistait pour mettre un match à la télé ; je savais qu'il était très altruiste, puisqu'il passait son temps à vouloir aider les autres ; je le savais aussi sanguin, puisque Maëlle m'avait expliqué qu'ils avaient failli ne jamais devenir amis, qu'ils avaient par la suite quasiment mis fin à leur amitié à cause d'un énorme malentendu et d'une grosse bourde de Ken, et qu'il réagissait maintenant au quart de tour lorsqu'il pensait qu'on ai pu faire du mal à sa meilleure amie - ou à n'importe lequel de ses proches d'ailleurs. En résumé, tout ce que je connaissais du rappeur, je le tenais de quelques observations ou de sources extérieures. Il ne m'avait jamais trop rien confié sur sa vie, et j'avais fait la même chose de mon côté.
Ce qui expliquait cette méconnaissance de l'autre, c'étaient nos discussions de surface : nous rigolions de tout et de rien (Ken étant souvent celui qui me faisait rire avec des jeux de mots pourris ou des anecdotes fumeuses, se moquant aussi de moi parce que j'étais un très bon public), nous nous racontions brièvement nos journées, mais au final nous ne connaissions rien de la vie de l'autre. La plupart du temps, et puisque je restais très souvent enfermée pour travailler, nous allions marcher ensemble pour nous aérer, ou Ken venait squatter ma petite chambre étudiante pour vérifier que je n'étais pas en plein burn-out : pendant que je travaillais sur mon bureau, il écrivait des morceaux ou bien lisait sur mon lit, ce qui l'amenait souvent à s'assoupir malgré lui. Lorsque je n'étais pas trop concentrée sur mon travail pour m'en rendre compte, je me tournais vers lui pour observer ses traits détendus par le sommeil. Je me demandais ce qu'il avait réussi à enregistrer la veille en studio, à quelle soirée il s'était rendu, s'il avait encore été en proie à une nuit d'insomnie, ou s'il était simplement extenué par ses propres pensées. Je détaillais les traits de son visage, regardais les quelques lueurs du soleil se refléter sur ses cheveux châtains, observais les mains qui maintenaient lâchement un livre sur son ventre se levant au rythme de sa respiration régulière.
Pour une fois, un jour particulièrement froid du mois de mars, j'avais envoyé un message à Ken pour lui proposer de sortir avec moi, sortie qu'il avait accepté et pour laquelle j'étais en train de me préparer dans ma minuscule salle de bain. Je ne lui avais rien promis de fou, seulement de m'accompagner chercher un panier au Secours Populaire, mais il avait aussitôt accepté. Et pourtant Dieu savait qu'il était très difficile d'obtenir des réponses rapides du rappeur en le contactant par message ou par téléphone.
Ce fut donc aux alentours de quatorze heure que le rappeur toqua à ma porte. Je ne mis pas longtemps à parcourir la très courte distance qui m'en séparait depuis mon lit, et comme d'habitude, à peine lui eu-je ouvert que Ken m'adressait un sourire radieux avant de me prendre dans ses bras :
– Wesh Lissou, comment ça va ? me lança-t-il joyeusement.
Avec un sourire incontrôlable, je me blottis contre lui tout en ignorant comme à mon habitude la chaleur maintenant familière qui me prenait au ventre en sa présence.
– Ça va et toi ? lui demandai-je avant de me détacher de lui à contre-cœur.
Puis, alors qu'il me répondait par la même chose et voyant qu'un sac plastique pendait de sa main droite :
– C'est quoi ça ?
Mon ami entra en voyant que je l'invitai à passer à côté de moi pour pouvoir fermer la porte, puis il se dirigea vers mon lit pour y vider le contenu de son sac :
– Ça... fit-il, c'est pour que tu meurs pas d'hypothermie d'ici à ce que le printemps se ramène.
– Arrête, il fait pas si froid, fis-je d'une voix faible en réalisant que Ken avait vu à travers mon jeu d'actrice même si j'avais essayé de cacher l'inconfort que me procurait l'absence de radiateur dans ma chambre.
Enfin, ce n'était pas réellement une absence, mais simplement une panne. Cela faisait maintenant deux semaines que la température de ma chambre ne dépassait pas les quatorze degrés et que je tapais des dossiers avec les mains gelées, le Crous n'étant visiblement pas disposé à réparer mon radiateur.
– Nan bah nan, ironisa le rappeur. On fait les mêmes nuages que fait Doums quand il fume alors qu'on respire juste mais t'inquiètes il fait pas si froid.
Les bras croisés sur ma poitrine pour me tenir chaud démentant en plus mes propres paroles, je ne pus qu'adresser un sourire gêné à mon ami :
– Merci Ken. Il fallait pas, mais merci.
Puisqu'il ne pouvait pas s'en empêcher lorsque nous étions dans la même pièce, il vint de nouveau me prendre dans ses bras après m'avoir adressé un sourire à faire fondre, et je m'y blottis une nouvelle fois sans aucune résistance. Je ne comprenais toujours pas ce besoin qu'il avait de toujours me faire des câlins, et pourquoi il me choisissait moi, parmi tous ses amis, avec qui passer ses après-midi. Je n'avais vraiment rien de spécial, et par rapport à toutes ces filles avec une carrière dans le mannequinat ou dans la photographie qui gravitaient autour de son groupe d'amis, j'étais vraiment chiante à mourir.
– Bon, on va te chercher de quoi survivre un autre mois ? demanda-t-il au bout de longues secondes, sans pour autant montrer la moindre envie de me lâcher, se contentant de nous faire nous balancer d'un pied sur l'autre.
J'acquiesçai sur son épaule :
– Oui mais pour ça il va falloir que tu me libères.
– Nan.
Un éclat de rire m'échappa, et j'étais sûre à quatre-vingt-dix-neuf pourcent que Ken souriait maintenant fièrement de sa bêtise.
– Tu veux qu'on y aille comme ça alors ? demandai-je.
– Et pourquoi pas ?
– Parce qu'il faut que j'enfile un manteau si je veux pas mourir d'hypothermie dehors.
– Hmm... Ça se tient... grommela-t-il avant de me lâcher.
Nous nous sourîmes comme deux débiles pendant quelques secondes, et une fois de plus mon ventre se serra face au regard éclatant de mon ami. Je savais ce qui était en train de m'arriver, alors il fallait que je lutte de toutes mes forces contre les sentiments qui étaient en train de s'installer si je ne voulais pas chuter violemment : Ken me considérait comme une amie, tout au plus comme une petite sœur à protéger, et je me doutais qu'il avait forcément déjà une femme avec qui partager ses nuits.
J'eus à peine le temps de quitter son regard pour aller chercher mon manteau sur le minuscule portoire à l'entrée que mon téléphone vibrait dans ma poche et que le nom qui s'affichait sur mon écran m'obligea à décrocher :
– Il faut que je prenne ça Ken, annonçai-je au rappeur. Installe-toi si tu veux, je sais pas combien de temps ça va prendre.
Mon ami acquiesça, et sans se faire prier, alla s'asseoir sur mon lit. Il dégaina ensuite son propre téléphone afin d'y faire je ne savais quoi dessus, souhaitant probablement m'accorder le peu d'intimité que mon neuf mètres carré pouvait m'apporter.
– Allô ? fis-je après avoir appuyé sur le bouton vert, m'asseyant sur la chaise de bureau à à peine un mètre de mon lit, souriant déjà incontrôlablement.
– Salut Bourricot, ça va ?
Sachant Ken à seulement quelques centimètres de moi, je me sentis m'empourprer en songeant que ce-dernier eut pu entendre le surnom que ma famille me donnait depuis toute petite, et jetai un rapide coup d'œil sur le côté pour voir s'il avait réagi. Le rappeur était en train de brancher des écouteurs à son téléphone pour me laisser un brun d'intimité et ne laissait rien paraître.
– Ça va et toi ?
– Ça va. Tu racontes quoi de beau ? me demanda mon grand frère comme à son habitude alors qu'il connaissait très bien la réponse.
– Euh bah... Pas grand chose... Et toi ? Pourquoi tu m'appelles à cette heure-ci ?
Sam et moi nous appelions tous les deux jours, mais nous le faisions le soir quand nous étions sûrs que l'autre était disponible. Le fait qu'il change subitement nos habitudes n'annonçait rien de bon.
– Moi ça va t'inquiètes. Papa et Maman aussi, pareil pour Mélodie et Diane. C'est juste que Pâquerette est plus là...
– Nan tu mens ! m'exclamai-je immédiatement malgré moi.
– J'aimerais bien mais nan... Maman l'a piquée ce matin, elle allait vraiment pas bien.
Ma vision devint floue durant quelques secondes durant lesquelles j'oubliai totalement que Ken était présent avec moi dans la pièce, et je dus rester silencieuse pendant un petit moment pour me remettre de mes émotions.
– Ça va Bourricot ? me demanda mon grand frère d'une voix douce dans le combiné.
– Oui ça va, parvins-je à répondre. Merci de me l'avoir dit.
– De rien...
S'il y avait bien une personne qui ne jugeait jamais ma sensibilité peut-être un peu trop excessive, c'était bien Sam. Ce dernier m'avait toujours comprise mieux que personne. Il m'avait fait comprendre très tôt que toutes mes émotions étaient légitimes et que je ne devais jamais avoir honte d'exprimer ma sensibilité. Ses paroles représentaient tout le contraire de ce qu'il faisait lui, puisque jamais une seule fois dans ma vie je ne l'avais vu pleurer ou exprimer ses sentiments.
– Tu manges bien sinon ? me demanda-t-il sans transition.
La suite de la discussion porta essentiellement sur mes cours et ma santé mentale, puisque comme d'habitude la moindre question sur son propre bien être et sa propre vie furent répondues rapidement et sans développement.
Je raccrochai avec le sourire aux lèvres après une demi-heure de discussion, et me tournai vers Ken pour lui annoncer que nous pouvions y aller. Ce dernier me sourit, enleva ses écouteurs, puis se leva pour me suivre dehors sans poser aucune question.
– C'était Samuel, mon frère, lui annonçai-je après de longues minutes de silence en marchant dans la rue.
– Cool. Je savais pas que t'avais un frère. Il va bien ?
J'acquiesçai dans un sourire, ayant maintenant envie de partager des éléments de ma vie avec Ken, réalisant à quel point il était stupide que nous passions autant de temps ensemble tout en nous connaissant si peu.
– Il a quel âge ? demanda ensuite mon ami.
– Vingt-sept ans. Il a cinq ans de plus que moi.
Ce fut au tour de Ken d'acquiescer.
– J'ai deux grandes sœurs aussi, continuai-je sans qu'il me le demande. Mélodie et Diane. Elles ont vingt-neuf ans et vingt-sept ans.
Un sourire avait d'abord étiré ses lèvres et plissé ses yeux, et je me disais que c'était parce que j'avais peut-être ouvert les vannes des confidences pour nous deux. Puis une expression perplexe s'afficha sur son visage :
– Donc Samuel et Diane ils sont jumeaux ?
Je bougeai la tête de gauche à droite en signe de négation.
– On a été adoptés tous les quatre, expliquai-je alors que le rappeur hochai la tête d'un air très intéressé. Avec Sam on a les mêmes parents biologiques mais c'est tout.
Sur le chemin du Secours Populaire et même après, nous ne cessâmes de parler. Ken me parla de sa propre famille et de ses origines en Grèce. Je lui parlai du métier de mes parents, des parcours de mes frères et sœurs, et de mon propre parcours. Il m'exprima toute sa passion pour le monde du rap, et je lui exprimai le manque que je ressentais en pensant à la simplicité de la petite ferme Auvergnate où j'avais grandi. Je lui parlai même de Pâquerette, la petite vache dont mon frère et moi avions pris soin en grandissant, et que ma mère vétérinaire s'était vue obligée d'euthanasier le matin même. Nous eûmes tellement de choses à nous dire que nous finîmes par dîner chez lui autour de barquettes de kebabs, et je finis par m'endormir sur son canapé.
Lorsque je me réveillai le lendemain, j'eus la sensation que notre relation s'était transformée.
****
Mai 2015
Je ne réalisai pas l'étendue de ce qui avait changé entre Ken et moi avant le mois de mai, environ trois semaines après que nous ayons tout partagé de notre vie.
Tout, sauf nos désastres amoureux. Et ce fut le sujet d'une discussion un soir alors que nous regardions un documentaire sur l'espace sur le canapé de l'appartement de Ken.
– Je t'ai jamais demandé au fait, commença-t-il sans aucune raison en plein milieu de notre visionnage. Pourquoi t'es venue à Paname ?
J'aurais pu chercher à esquiver la question, lui répondant avec une touche d'humour pour faire dévier la conversation comme Maëlle aurait pu le faire. Mais je n'étais pas Maëlle, et j'aimais être honnête avec Ken.
– Pour suivre mon copain. Enfin, mon ex-copain, me corrigeai-je.
Il tourna vers moi un regard aussi surpris que perplexe, ce qui m'amena à développer. Même si penser à mon ex était encore douloureux, ça me faisait du bien d'extérioriser.
– On s'est rencontrés à la fac de Clermont quand j'étais en deuxième année de licence. Lui il était en troisième année, et après il a choisi un Master à Paris. Il m'a pas trop demandé mon avis quand il a postulé, et il est parti du principe que j'allais tout quitter pour le rejoindre. Ce que j'ai fait. Donc l'année dernière j'ai fait ma troisième année ici, et il m'a quitté au bout de trois mois à Paris. Puis j'ai appris sur les réseaux qu'il me trompait avec une fille qu'il avait rencontré dans son Master et il est en couple avec elle depuis.
Ça me faisait toujours aussi mal de réaliser que je n'avais jamais été assez bien pour lui. Je lui avais donné l'impression que j'étais acquise et il avait trouvé mieux ailleurs. Parce que ça n'était pas compliqué de trouver mieux ailleurs : j'étais très peu intéressante, je le savais. Mais mon ex avait réussi à me faire croire le contraire, il avait réussi à me faire changer mon opinion de moi-même. Si je n'avais pas réussi à m'aimer pour autant, j'avais réussi à me tolérer, et j'avais véritablement cru que j'étais importante pour quelqu'un. Jusqu'à ce que je comprenne que tout le monde trouverait mieux ailleurs et que je n'étais qu'une étape de passage avant que les autres ne trouvent leur âme sœur.
– Quel enculé, lâcha Ken avec toute la virulence du monde.
Puis, me jetant un regard peiné et parlant d'un ton doux :
– Je suis désolé qu'il ait pas compris ce qu'il perdait.
Lorsqu'il m'attira contre lui, les battements de mon cœur s'accélérèrent, ne faisant que me confirmer ce que je soupçonnais depuis déjà quelques semaines : j'étais en train de tomber amoureuse de Ken. Alors que lui ne me considérait que comme la peluche avec qui il pouvait combler son manque d'affection.
– C'est pas grave, mentis-je du ton le plus assuré possible. Grâce à lui j'ai rencontré Maëlle. Et puis... Vous tous.
Il déposa un bref baiser sur mes tresses avant de reposer son menton sur le haut de ma tête :
– C'est le seul truc bien qu'il aura fait, lâcha-t-il avec dédain. J'espère que sa nouvelle meuf va le tromper et le quitter aussi.
Nous restâmes silencieux de longues secondes, regardant de nouveau le documentaire, alors que Ken me tenait dans ses bras, tournée vers lui, mes jambes rassemblées contre moi et mes doigts pliés lâchement dans un poing posé sur son torse.
Ce temps de silence me permit de réfléchir à la question que je me posais depuis un petit moment mais que je refusais de formuler de peur d'en connaître la réponse. Car depuis quelques jours, je rêvais que de tels moments entre nous se changent en scénarios bien particuliers dans lesquels Ken finissait par m'embrasser et me dire qu'il était fou de moi. Je savais pourtant que c'était irréalisable, car je n'étais pas du tout le type de femme dont un homme comme Ken pouvait tomber amoureux. Mais je n'arrivais pas à m'empêcher de rêver.
– Et toi ? parvins-je finalement à sortir au bout de très longues secondes de lutte interne. Tu as une copine ?
L'absence de réponse de Ken me fit remarquer que comme d'habitude, j'avais parlé pathétiquement bas, de telle sorte que le rappeur ne m'avait peut-être pas entendu. Je n'aurai pas la force de reformuler ma question.
Pourtant, la poitrine de Ken finit par se soulever exagérément haut, puis un soupir répondit finalement à ma question :
– C'est compliqué.
Malgré le fait que j'avais envisagé la possibilité qu'il ne soit pas libre, sa réponse me serra le cœur, et je dus lutter pour refouler les larmes qui me montaient aux yeux. Mais malheureusement pour moi, Ken ne s'arrêta pas là :
– Y'a cette meuf avec qui je suis plus ou moins depuis p'têtre un an. Mais... Ça mènera jamais à rien.
Le désespoir et la tristesse dans sa voix me brisèrent tellement le cœur que je n'eus d'autre choix que de me reprendre. Je n'avais pas le droit de pleurer pour moi alors qu'il semblait blessé pour d'autres raisons.
Souhaitant lui montrer que je l'écoutais et que j'étais là pour lui, je me redressai et m'installai en tailleur pour river mon regard dans sa direction : Ken fixait la télé sans pour autant la regarder, l'air blasé, ne semblant pas vouloir continuer. Je lui forçai alors la main :
– Pourquoi ça mènera jamais à rien ? demandai-je.
Mon ami tourna la tête vers moi, et m'adressa un sourire paradoxalement triste et amusé :
– T'es mignonne quand tu joues les psy.
Je tentai de garder tout mon sérieux, et lorsqu'il vit qu'il n'arriverait pas à me faire sourire, il tourna de nouveau la tête en direction de la télé avant de continuer :
– Déjà, elle est en couple. J'suis l'amant des films des feuilletons TF1 en gros.
Surprise par sa révélation et peinée pour lui, je ne dis cependant rien, ayant perçu qu'il avait laissé sa phrase en suspend. Et puis je ne voyais pas quel plus gros obstacle pouvait s'opposer à ce qu'ils forment un jour un couple, alors j'étais curieuse.
– Et pis on se fait trop de mal. Des fois tout va bien pendant une semaine, après elle pète les plombs pour rien et j'ai plus de nouvelles pendant plusieurs jours parce qu'elle couche avec d'autres gars pour me faire payer des trucs qu'elle pense que j'ai fait... Vu qu'elle fait ça, je couche avec d'autres meufs, et puis après on est de nouveau ensemble comme s'il s'était rien passé. Mais à chaque fois elle trouve le moyen de me reprocher un truc pour se barrer de nouveau. Et moi je la reprends à chaque fois comme un énorme hmar alors que je sais très bien que quand elle est pas avec moi elle partage son lit avec son gars.
J'acquiesçai simplement sans rien dire, essayant de ne pas laisser la frustration me gagner après l'avoir entendu dire « je couche avec d'autres meufs », mais essayant surtout de ne pas penser aux sentiments que j'avais pour lui et au fait qu'ils ne seraient jamais réciproques tant il semblait envoûté par cette fameuse femme.
– Je suis désolée qu'elle comprenne pas ce qu'elle a..., le copiai-je en reprenant sa réponse à ma confession sur mon ex.
Les yeux du rappeur se fermèrent presque totalement pour accompagner le large sourire reconnaissant qu'il m'adressait, puis nous nous sourîmes dans un mélange de peine et de bienveillance durant de longues secondes.
Puis, alors que l'intensité du regard de mon ami augmentait, mon sourire se fana, et les battements de mon cœur s'accélérèrent grandement. Plus aucun sourire sur le visage du rappeur non plus, juste un regard perçant et plein de désir.
Je ne sus pas lequel de nous deux s'avança vers l'autre en premier, tout ce que je pus constater fut que mon rêve n'avait plus rien d'un songe puisque nos bouches se collaient et nos mains parcouraient le visage de l'autre. Lorsqu'un des bras de Ken me serra contre lui pour que nos corps soient plus proches, une vague de bonheur m'envahit en sentant toute l'affection dont je fantasmais depuis le moment où j'avais commencé à tomber amoureuse de lui. Je me fichais complètement du fait qu'il agissait ainsi simplement pour oublier celle qui lui faisait tant de mal. Je ne songeais plus du tout à la certitude que je serai bien incapable de lui faire oublier son amante. Je profitai simplement du moment présent, et tentai d'inscrire chaque baiser, chaque caresse, chaque murmure dans ma mémoire.
J'eus un moment d'arrêt lorsqu'une de ses mains se glissa sous mon t-shirt, parcourant mon corps de frisson au passage. Après tout, je n'avais jamais eu qu'un seul partenaire, et ma première fois ne remontait qu'à une année en arrière. J'étais terrifiée à l'idée de ne pas satisfaire Ken et de mal m'y prendre, lui qui avait connu énormément de femmes probablement expérimentées. J'avais vraiment peur que mon corps ne lui convienne pas, que mon intimité ne soit pas aussi gracieuse que celles des filles auxquelles il avait pu faire l'amour, que mes formes ne soient pas à son goût.
Ce fut pourquoi, lorsqu'interloqué par ma réaction le rappeur me demanda le souffle court si j'allais bien et si je souhaitais vraiment continuer, mon premier réflexe fut de fuir son regard dans un élan de panique.
Deux phalanges ne tardèrent pas à effleurer doucement ma joue, puis les doigts du rappeur se placèrent délicatement sous mon menton pour m'inciter à relever la tête alors que je n'avais même pas eu conscience de l'incliner. Ses prunelles noisettes me sondaient avec douceur, et ce fut avec un sourire compréhensif qu'il tenta de me rassura :
– On n'est pas obligés de faire quoi que ce soit, me murmura-t-il. De toute façon, je crois qu'on était en train de faire une connerie.
Je tentai d'ignorer le pincement au cœur que me provoquèrent ses derniers mots. Maintenant que je me savais belle et bien amoureuse de lui, ce qui venait de se dérouler entre nous me paraissait bien loin d'être une connerie comme il disait. Et pourtant...
Et pourtant je savais qu'avoir des sentiments pour cet homme n'allait rien augurer de bon pour moi. Non seulement son cœur était déjà pris par quelqu'un d'autre, mais en plus il m'intimidait, et j'avais peur qu'en me rapprochant de lui autrement que de manière amicale, il soit répulsé par moi et se lasse très vite de mon caractère. Il avait raison, il valait mieux nous arrêter ici.
J'acquiesçai en tentant un sourire honnête :
– T'as raison. Il... Il vaut mieux qu'on reste amis. C'est bien comme ça.
Un sourire à faire fondre me répondit en face, puis Ken déposa un baiser sur mon front comme pour sceller cet accord sur notre relation à venir.
Il réarrangea l'une de mes tresses avant de tirer délicatement sur mon pull dans une tentative pour corriger le désordre qu'avaient formé ses mains. Lorsqu'il m'attira contre lui pour me prendre dans ses bras, je sentis mon cœur se briser à mesure que mon cerveau comprenait qu'il pouvait désormais faire un trait sur tous les scénarios qu'il s'était imaginé.
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