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Septembre 2014


Depuis que Maëlle était partie en Norvège, je ne passais plus beaucoup de temps avec les garçons de son crew. Non que je les voyais souvent en règle générale, il avait déjà fallu attendre deux ou trois mois après ma rencontre avec les amis de la handballeuse pour que je participe régulièrement à leurs soirées. Et puis maintenant que Maëlle n'était plus là pour m'y inviter ou pour me convoquer lorsqu'ils passaient des journées ensemble, je ne me sentais pas vraiment légitime pour m'incruster dans leur groupe. Je n'étais que l'amie de leur amie, et je ne savais pas vraiment s'ils m'appréciaient réellement ou s'ils faisaient semblant pour ne pas me blesser. Je ne voulais pas m'imposer.

Il y avait pourtant Clément, avec qui j'avais tout de suite accroché le jour où Maëlle m'avait présentée à ses amis et à qui je parlais de temps en temps, mais les garçons et lui étaient tellement pris par le rap ou par leurs vies d'éternels ados qu'il ne pensait pas très souvent à moi. Et puis je le comprenais, il s'était peut-être seulement contenté d'être poli avec moi le jour où nous nous étions rencontrés, je n'étais rien pour lui.

Maëlle me manquait énormément. Avant de la rencontrer, après ma rupture avec mon ex-petit ami, les seules personnes que je côtoyais étaient quelques filles de ma promotion de psycho. Mais je ne pouvais pas réellement les compter comme de vraies amies, n'ayant jamais été invitée à une quelconque soirée ou sortie entre filles. Ma timidité avait toujours eu raison de ma vie sociale. Enfin ça, c'était avant de rencontrer Maëlle en tout cas, puisque la handballeuse et son incroyable bagou m'avaient directement mise à l'aise. Voilà pourquoi elle me manquait tant : elle avait été ma seule amie à Paris, et même si elle n'était partie que depuis trois semaines, je me sentais terriblement seule sans elle. Surtout qu'elle ne prenait pas souvent de nouvelles depuis qu'elle était partie le mois dernier.

J'avais beau savoir que la handballeuse tenait à moi, je ne pouvais pas m'empêcher de penser que, tout comme Clément, elle ne me parlait que par politesse, de peur de me faire de la peine en rompant tout contact avec moi. Depuis mes années collège, j'étais anxieuse pour absolument tout, et les relations humaines me faisaient me remettre en question à chaque seconde de ma vie : mes amis m'aimaient-ils réellement ? Étais-je assez bien pour eux ? Ce que je disais était-ce ridicule ? Pouvais-je sortir des blagues au risque de me ridiculiser ? 

J'étais en train de me poser ces questions pour la millième fois de mon existence au lieu de travailler sur un cas de psychologie clinique lorsque mon portable vibra sur le bureau de mon petit neuf mètres carrés. Je ne pus m'empêcher de sourire lorsque je vis le prénom Maëlle s'afficher sur mon écran, et une vague de soulagement fit disparaître le nœud qui avait commencé à serrer mon estomac :

– Allô ? répondis-je de la voix bien trop douce que j'avais toujours détesté tant elle me faisait paraître insignifiante.

– Ma Lissou ! s'exclama la handballeuse avec l'enthousiasme constant qui la catégorisait. Comment tu vas ? 

– Très bien et toi ? mentis-je.

À vrai dire, depuis que j'avais retrouvé ma solitude Parisienne après mes vacances d'été auprès de ma famille, j'étais totalement découragée à l'idée de terminer mon année de Master. J'étais même en train de me demander si je n'allais pas demander à être transférée dans l'université de Clermont, quitte à choisir un autre Master qui me conviendrait moins, pour me rapprocher de ma famille maintenant que plus rien ne me retenait dans la capitale. En même temps, il était assez compliqué de revenir m'enfermer dans une chambre étudiante de neuf mètres carrés dans une ville dont le rythme était bien trop rapide pour moi lorsque je venais de passer trois mois à la campagne, auprès des bêtes de la ferme dans laquelle j'avais grandi.

– Super ! Comment s'est passée ta rentrée ? T'as fait de belles rencontres ? Raconte moi tout !

Comme je savais bien le faire, j'enjolivai la réalité pour que Maëlle ne me prenne pas en pitié comme les gens avaient tant l'habitude de le faire : je me contentai de lui dire que j'avais rencontré de belles personnes alors que je n'avais toujours pas osé leur parler depuis notre réunion de rentrée, je lui dis que j'avais un bon emploi du temps alors que ce dernier me décourageait tant l'absence de cours signifiait travail acharné de lectures et de recherche à côté, et j'évitais de lui confier que je commençais déjà à déprimer face à cette année qui me paraissait déjà sans fin. 

– T'as revu les gars ? me demanda-t-elle après que j'eus finis mon récit.

– Non pourquoi ? fis-je semblant d'ignorer alors que l'anxiété recommençait à me tordre le ventre en me rendant compte qu'à l'inverse de moi, Maëlle avait probablement eu des nouvelles d'eux. C'est tes amis, pas les miens.

Un grognement me répondit, puis mon amie partit dans une tirade m'expliquant que les garçons étaient mes amis au même titre qu'ils étaient les siens, et elle parla pour elle-même en jurant pour dire qu'elle allait les défoncer, ce qui me fit rire tant c'était du Maëlle tout craché. J'admirais tellement son caractère ; elle arrivait à faire de ses amis masculins tout ce qu'elle voulait avec sa répartie et son entêtement. J'aurais tellement aimé être comme elle.

Ce fut grâce à ce coup de fil que les garçons reprirent contact avec moi. Ou en tout cas Clément.

Alors que j'étais en train de faire ma vaisselle dans la cuisine commune de mon étage quelques jours après mon échange avec Maëlle, la solitude se faisant de plus en plus sentir tandis que nous approchions la fin du mois de septembre, l'acolyte de Morgan débarqua sans prévenir dans la pièce en me faisant sursauter :

– Wesh Lissa, bien ou bien ?

Le nom « Lissa » ne pouvait provenir que d'un membre du groupe d'amis de Maëlle puisque Doums m'avait baptisé de ce surnom plusieurs semaines en arrière, et j'eus honte de ne pas reconnaître la voix de celui qui l'avait prononcé avant de me retourner face à Clément.

Les yeux clairs rieurs de ce dernier me sondaient avec amusement, alors qu'il se laissait tomber sur un des trois tabourets éparpillés derrière l'îlot central.

Les battements de mon cœur s'accélérèrent d'un coup face à cet imprévu dans ma journée, et la première chose à laquelle je pensai fut que je n'étais ni coiffée ni habillée : mes tresses rassemblées dans une queue de cheval immonde à l'arrière de ma tête, je m'étais contentée d'enfiler un vieux haut de pyjama à l'effigie du club d'équitation de ma grande sœur, et mes jambes étaient couvertes d'un bas de survêtement troué tant je l'avais lavé. Je ne savais plus du tout où me mettre.

– Euh... Salut ! bégayai-je en forçant un sourire qui n'avait aucune envie de se montrer.

– Ça va ? me demanda le rappeur dans une expression joyeuse.

Quelques secondes s'écoulèrent avant que je ne parvienne à lui répondre ; mon cerveau avait du mal à accepter le fait qu'il s'adressait à moi, et la boule qui ne faisait que grossir dans mon ventre m'empêcher d'aligner ne serait-ce que trois mots.

– Je... paniquai-je. Oui et toi ?

Je me demandais comment Clément avait entendu ma réponse puisqu'elle s'était échappée dans ce qui se rapprochait le plus d'un murmure, mais ce fut avec nonchalance qu'il me répondit :

– Tranquille écoute. Ça charbonne sec, plaisanta-t-il. 

Il me fallut un petit temps avant de comprendre l'ironie dans ses mots, mon anxiété étant plus forte que jamais face à cette interaction sociale que je n'avais pas prévu. Je finis quand même par échapper un sourire tendu, puis me flagellai mentalement de ne rien trouver à répondre pour créer une vraie discussion. Pas étonnant que les garçons ne m'aient pas rappelée : ils avaient probablement dû s'ennuyer avec moi à chaque fois que l'on s'était vus, et ne voulaient pas s'embarrasser de moi pendant l'absence de Maëlle.

– Tu veux que je t'aide avec ça ? me demanda pourtant Clément sans laisser transparaître aucune gêne en montrant ma vaisselle d'un geste du menton.

– Euh... Non.

Ma réponse était sortie plus sèchement que je ne l'aurais voulu. J'essayai de rectifier le tir, non sans racler ma gorge sèche au préalable. J'avais tellement chaud :

– Non, repris-je après un faible toussotement. J'ai terminé.

Le rappeur acquiesça d'un air compréhensif, plissant ses lèvres dans un sourire.

Je ne savais pas quel âge il avait, mais je ne lui donnais pas plus de vingt-cinq ans. Clément n'était pas spécialement grand, mais avec mon mètre soixante-deux il me dépassait de facilement deux têtes. Si je l'avais d'abord connu enfoui sous des gros sweats au mois de mars, la douceur de la fin d'été l'obligeait maintenant à montrer sa carrure fine. Ses cheveux d'un blond foncé contrastaient avec ses sourcils presque bruns alors qu'une fine barbe imparfaite parsemait ses joues d'un blond assez clair. Des yeux dont la couleur variait entre vert et noisette s'alliaient souvent avec son sourire chaleureux et ses expressions douces lorsqu'il s'adressait à moi. Je ne savais pas s'il s'agissait seulement d'un masque à l'instar de celui qu'il portait sur scène par simple pitié pour moi, mais son visage inspirait la douceur et la gentillesse. Tout comme sa voix.

– T'as quelque chose de prévu s't'ap' ? me demanda-t-il avant qu'un silence trop gênant ne s'installe entre nous, tout en faisant glisser une salière sur le plan de travail entre ses mains.

Sous la panique de sa question, je me mis à réfléchir à d'innombrables plans pour mon après-midi alors que je n'avais jamais rien à faire. J'étais tentée d'inventer un mensonge pour me défiler puisque je sentais une proposition venir de sa part, mais j'étais trop mauvaise menteuse et je savais que ma fébrilité me trahirait immédiatement. Ce fut pourquoi je secouai la tête négativement.

– Niquel. T'es chaud on va se poser quelque part ? 

– Euh...

Les imprévus me faisaient perdre mes moyens. Tout comme les interactions sociales pour lesquelles je ne m'étais pas préparée au moins une journée en avance. 

– T'inquiètes cousine, me dit-il d'un ton doux en me regardant avec bienveillance. Tu prends tout le temps que tu veux pour te préparer, moi je t'attends ici. Si tu veux je peux même te dire ce qu'on va faire pour pas que ça te tende : dans l'idée, fin' si ça te va, on passe se prendre des teilles de trucs frais avec un peu de bouffe, et on se pose dans un endroit calme tous les deux. Ça te va ?

– Oui, lâchai-je au bout de longues secondes de prise sur moi. Oui, si tu veux.

Clément acquiesça, puis je partis avec ma vaisselle dans ma chambre pour me préparer. 

Je mis une éternité à en sortir. Après avoir hésité durant de longues minutes devant mon minuscule dressing puis changé trois fois de tenue, je tentai de maîtriser mon angoisse toujours plus grandissante afin de sortir rejoindre le rappeur. La panique me reprit aussitôt au ventre lorsque je sortis de mon appartement, puisqu'en regardant ma montre je vis que j'avais fait attendre Clément une bonne trentaine de minutes.

– Je suis désolée, m'excusai-je aussitôt après l'avoir retrouvé en maîtrisant la tension dans ma voix. Je pensais pas que j'avais mis autant de temps.

– Eh t'inquiètes, c'est pas grave, lança-t-il d'une manière réellement désinvolte. D'habitude j'attends des Mamadou et des Ken plus longtemps que ça. 

Un sourire de soulagement m'échappa alors que nous descendions les escaliers de ma résidence universitaire. 

– Après je les attends pas pour les mêmes raisons, continua-t-il comme si je lui avais répondu. Doumams c'est parce qu'il est trop bleu pour entendre le réveil qu'il met jamais, et Nek c'est parce que c'est une princesse, il a besoin de temps de préparation pour sortir sa belle gueule de grec correctement.

Je ricanai, et remarquai par la même occasion que mon angoisse avait quasiment totalement disparu maintenant que nous étions dans la rue.

– Bah ouais tu crois quoi ? me lança le rappeur pour répondre à mon rire. Des cheveux comme ça c'est pas inné, c'est de l'entretien cousine ! Comment tu veux qu'il ait toutes les meufs de Paname à ses pieds s'il passe pas une heure dans la salle de bain avant de sortir ?

Un nouveau ricanement m'échappa, et Clément m'adressa un sourire bienveillant tout en me fixant fièrement. Tous ses mensonges à propos de son ami avaient fonctionné pour me détendre.

Nous fîmes nos course dans le minuscule supermarché en bas de chez moi en silence. Voyant le prix des produits, je me contentai de prendre une bouteille d'Oasis et assurai à Clément que je n'avais pas faim alors que ce dernier était en train de rajouter des chips aux gâteaux qu'il avait déjà dans les mains.

Je n'osai reprendre la parole que de longues minutes de silence plus tard, alors que nous marchions en direction d'un endroit calme que le rappeur connaissait bien. Après avoir lutté contre moi-même pendant une éternité et tenté de maîtriser tant bien que mal l'angoisse qui m'avait prise au ventre en sachant que je comptais lui adresser la parole de moi-même, ma question sortit dans un murmure à peine audible :

– C'est Maëlle qui t'a demandé de venir me voir ? 

Je vis dans ses yeux clairs qu'il avait d'abord eu envie de mentir en arborant un air innocent, mais il ne tarda pas à m'avouer ce que j'avais déjà compris :

– « Demandé » c'est un terme qui correspond pas trop à ce qui s'est vraiment passé, fit-il dans un petit ricanement. On va dire qu'elle m'a plutôt hagar de pas avoir pris de tes nouvelles. Fin' tu connais Elma quoi.

Un faible sourire m'échappa : la façon dont Maëlle avait sûrement dû parler à Clément me faisait rire, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'être déçue en réalisant que l'initiative de reprendre contact avec moi ne venait pas du tout de lui, mais bien de la handballeuse qui avait sans doute pitié de moi.

– Elle avait pas tort en vrai, continua-t-il. J'ai faillis prendre de tes nouvelles au moins une dizaine de fois depuis que tu te pointes plus en soirée mais t'as vu... J'ai un rythme de vie éclaté, une flemme monumentale, et je suis super étourdi donc bon... À chaque fois je me disais « orf je le ferai demain » et au final j'ai un peu zap' quoi. Désolé cousine.

– C'est pas grave, répondis-je immédiatement dans un sourire cette fois-ci authentique.

J'étais contente de comprendre qu'il ne s'était pas forcé à venir. Ou en tout cas que Maëlle lui avait simplement mis un coup de pied aux fesses pour faire ce qu'il repoussait certainement tous les jours depuis des semaines.

Son sourire répondit au mien, et nous ne dîmes plus rien avant d'être installés sur l'herbe d'un parc non loin de chez moi.

– J'imagine qu'elle t'a aussi dit comment interagir avec moi ? demandai-je plusieurs minutes plus tard, sans plus d'assurance qu'auparavant entre deux gorgées d'Oasis.

– Comment ça ? me demanda le rappeur tout en me fixant avec interrogation en exhalant la fumée d'un joint qu'il venait de rouler.

N'osant pas croiser son regard (ni celui de quiconque en règle générale) plus d'une seconde, je fixai les brins d'herbe verte sous mes chaussures tout en essayant de maîtriser le plus possible ma voix afin qu'elle ne paraisse pas trop faible :

– Le « je te donne toutes les informations de l'après-midi pour pas que tu stresses » et les monologue où tu te moques de tes amis pour me faire sourire. C'est Maëlle qui t'a dit comment faire, nan ?

Relevant brièvement les yeux vers son visage, je le vis m'adresser un sourire bienveillant tout en secouant négativement la tête, cendrant son joint sur un petit coin d'herbe :

– Quand on était gosses, mon petit frère était timide maladif. Du genre à se taper des crises d'angoisse quand on improvisait un truc en pleine journée ou qu'on tombait sur des inconnus dans la rue et qu'on prévoyait des plans de dernière minute. Maintenant ça va un peu mieux, mais à force j'ai appris à m'adapter. 

Acquiesçant honteusement maintenant que je savais qu'il m'avait catégorisé comme « timide maladive » – ce que j'étais complètement – je fixai de nouveau mes chaussures sans rien dire. Jusqu'au moment où l'épaule de Clément rencontra brièvement la mienne, et où je relevai la tête pour voir que son léger coup intentionnel avait été asséné à des fins réconfortantes :

– C'est pas une honte d'être comme ça cousine, me dit-il dans ce sourire éternellement bienveillant. Tu crois que c'est à cause de quoi que je porte un masque sur scène ? En tant que Népal, je gère. Mais je serais incapable d'avoir autant de regards rivés sur le vrai moi.

Ce fut à mon tour de lui adresser un sourire bienveillant. Lorsque je parvins à soutenir son regard clair sans aucun effort, je compris qu'un tournant avait été atteint, et que ma relation avec cette personne si particulière avait totalement changé.

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