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 Le soleil traverse les volets bien écartés de l'orphelinat. Il est l'heure de partir à l'aventure. J'attrape en vitesse mes affaires précieusement préparées la veille, puis m'en vais bien en avance attendre le bus.

Ce n'est pas que je suis pressée d'y être, je ne suis pas vraiment impatiente d'être dans le bus scolaire non plus, j'ai juste envie de changer d'air et d'histoire, je me prépare dans ma petite tête. Disons que ma dernière sortie scolaire n'a pas été très instructive pour moi, la tête toujours en l'air j'en avais perdu mon groupe, pour ne le retrouver qu'au moment de partir, sans trop savoir ce que j'avais vu.
La classe change de bus pour retrouver Mme Davis et partir sur la petite route jusqu'à Marble Hill. Le trajet n'est pas très long, une vingtaine de minutes, mais le devient sous les instructions incessantes de notre professeur, que peu de personnes écoutent vraiment. De toute façon c'est toujours les mêmes, et elle les répétera une fois tous descendus du bus.
Le paysage ne change pas vraiment. La route est faite du même vieux goudron jamais rénové, ça empire peut-être, les arbres sont les mêmes : entre morts et orange en cette période automnale. La seule grande différence c'est la ligne jaune qui s'arrête net en arrivant au panneau "Marble Hill", sans pour autant y voir la ville, du moins ce qu'il en reste.

Des maisons commencent à apparaître ici et là, du vieux type coloniale, le blanc qui a mal vieilli sur le bois qui pourrit. Elles sont toutes rongées par les plantes, nouvelles habitantes du quartier, qui rendent certaines bâtisses difficiles à deviner. Elles se ressemblent toutes, des couleurs les différenciaient sûrement à leurs belles années, mais plus de quoi faire rêver. C'est à se demander où on va dormir.

Le bus arrive finalement devant une sorte d'énorme ferme rénovée, en pierres foncées et élégantes, au fer et au toit noir. Les murs semblent tous ouverts par de grandes baies vitrées. Pas tout à fait d'époque. Le goudron n'est refait qu'ici, en arrivant devant la barrière. L'interphone nous crie "entrez, entrez, bienvenu !". Les arbres sont immenses, bien plus hauts que la grosse bâtisse, il y en a de partout, comme si la ferme avait été construite au milieu d'une forêt. On voit juste derrière le relief de la petite montagne, qui vous laisse imaginer où pouvait bien se situer la carrière de marbre.

C'est un homme plutôt jeune qui vient à nous, surexcité, grand et mince, hyperactif, qui parle tout le temps et très vite, qui nous parle à tous mais à lui en même temps... qui parle vraiment trop décidément. Il m'a déjà perdue, et d'autres sont à venir. En suivant le groupe je comprends qu'il nous amène aux dortoirs, qu'on puisse poser ce qu'on a. Les chambres sont toutes en longueur, les lits se suivent et se regardent, on se croirait chez les bonnes sœurs. Garçons et filles séparés, on doit se retrouver au réfectoire. Et comme ce n'est visiblement pas assez grand, il va falloir qu'on se débrouille pour ne pas se tromper dans les couloirs. Ces derniers sont assez sombres en fait, un parquet foncé, une peinture entre le bleu nuit et le noir, des lumières douces qui suivent les moulures, il ne faudrait pas s'y perdre la nuit.

Le réfectoire est immense. La table de l'orphelinat est minuscule comparée à toutes ces places possibles ici. C'est comme une grande verrière qui donne sur une terrasse : trois murs de vitres continus, seule l'entré depuis le couloir est de pierres. Très lumineuse, la pièce est surplombée d'un toit en bois qu'on croirait piqué à une église. Le plan de travail en inox, disons plutôt la cuisine, est ouverte sur la pièce. Chacun peut se faire ce qu'il veut lui-même. Cette pièce est un rêve pour moi. Ce serait un atelier magnifique.
La vue depuis chaque grande verrière est le summum de toute cette construction. La terrasse, qui présente évidemment d'autres tables, se termine sur un parc immense parfaitement dégagé, l'herbe est coupée au millimètre près et ne voit presque pas le soleil : les arbres qui cachent cet espace depuis l'extérieur sont si haut qu'ils couvrent tout l'ensemble. Je m'y perds telle Alice dans son pays de Merveilles.
La rêverie s'éteint subitement à l'approche de la voix criarde de l'hôte. D'ailleurs il s'appelle Barn Zinney. Il a parlé si vite tout à l'heure que je viens juste d'en comprendre la présentation. Il demande à tous de se rassembler sur la terrasse pour passer au moment historique de la ville. La visite se fera plus tard, c'est mieux d'avoir déjà quelques bases :

    - Marble Hill doit donc son nom à la carrière de marbre située au dessus de la ville, plus haut dans la montagne. Avant l'arrivée des européens, elle était le territoire des amérindiens Cherokees qui exploitaient déjà la carrière. On leur a donc pris la place, et on y a construit cette ville ! Mais elle vous plaît hein les jeunes ? Il en rit presque. De toute façon quand il parle il se fait rire tout seul. Avec nos meilleurs outils il était plus facile de rendre le marbre rentable, et pour le déplacer et le livrer, on a utilisé ce que l'on appelle les "mule wagon", simplement tirés par plusieurs chevaux. La ville était riche et florissante, une ville américaine quoi ! C'est malheureusement tout ce que je peux vous dire de voix sûre, après la seule chose que l'on sait, c'est que la ville a été abandonnée pendant la seconde guerre mondiale, et depuis, hop ! plus rien !

    -  Oui, et vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a eu des vagues de maladie et d'horreur dans le nord de la Géorgie, hein ? On en a parlé aussi. Ces événements peuvent rester une cause à tout ça. Madame Davis ne peut pas s'empêcher de rajouter des remarques, elle a décidément trop peur qu'on ne note pas sa si grande connaissance. 

Barn ne parle pas vraiment de la condition de vie des Cherokees pendant ses fameuses années "glorieuses" pour la ville. Je garde ma question, la note dans mon carnet. J'en reparlerais mieux avec Sean Ghosn, j'apprendrais bien plus de choses.

Mme Davis et Barn nous laissent une heure avant le départ vers la "ville". Je vais éviter de me perdre dans le parc, si je commence dès le début du séjour ça promet pour la suite. Dans son mélange de cris et d'explications, Barn a dit qu'il y avait une sorte de pièce basée sur l'histoire du coin, avec des photos aux murs, des panneaux explicatifs, enfin de quoi lire.

Si je ne me perds pas dans les couloirs j'espère avoir le temps d'apprendre deux trois choses en plus. Je fais un grand détour pour éviter ma classe, puis cherche depuis un des longs couloirs la dite pièce. Il a dit que la porte serait bleue. Après avoir hésité plusieurs fois entre gauche et droite, j'arrive dans un petit couloir qui n'a que deux portes, l'une en face de l'autre, et bleues toutes les deux. Je tente à ma gauche, c'est ouvert de toute façon.

Finalement ça ne doit pas être la bonne, mais je pense que je vais rester ici un moment. Toujours dans l'idée de grandeur, une bibliothèque en bois sur de multiples étages présente livres et vieux ouvrages. Ils sont tous rangés par catégories, indiquées par de petites étiquettes, accessibles grâce à l'échelle coulissante. On peut voir "Recensement Marble Hill", "Recettes", "Enregistrement Marbre", "Notre Histoire" qui je pense va attirer toute mon attention, et là juste en haut je crois distinguer "Recensement Cherokees". Avec un peu de chance il y aura quelques ouvrages sur leur histoire. Il y a tellement d'étiquettes à lire. Rien que ça me prendrait l'heure.

Toute heureuse de ma découverte je pioche dans les premiers livres de "Notre Histoire". Je m'installe confortablement pour commencer à lire quand une voix criarde au loin demande pourquoi la porte est ouverte. Quelqu'un apparaît à la porte, le premier employé que je vois de la journée, pour me déloger plus ou moins gentiment et me renvoyer à l'autre porte. Barn s'approche de moi pour me montrer avec insistance l'autre porte :

    - C'est celle-là qui porte sur l'histoire. Donc tu restes ICI. Au moins ça tu peux comprendre ? Aller, hâte ta lecture, il ne reste pas longtemps avant le départ à la ville.


Le faux sourire de Barn ne m'étonne pas vraiment, il a le profil type de ce genre de personne. Je fais donc un tour rapide dans la pièce histoire, pour redescendre en émotions. J'en apprends un peu plus que tout à l'heure, il y a plusieurs photos pour témoigner de la vie d'avant, retrouvées dans les habitations si soudainement quittées. Les premières témoignent d'une vie plutôt heureuse, une ville florissante, et au fur et mesure que s'allonge le récit, les photos deviennent plus difficiles à voir. Des morts fêtés du côté indien, et des gens recouverts d'une sorte de plâtre sur l'ensemble de leurs visages. Une retient plus particulièrement mon attention : on y voit trois enfants tenant la pose, pas des plus riches mais quand même, bonnets, bérets et tenues d'automne, le visage totalement recouvert de ce fameux "plâtre" ou bandage, ne laissant que deux ronds noirs pour chacun de leurs yeux. Ils ont l'air heureux pourtant, comme si tout était normal. La photo qui suit est similaire, d'autres enfants qui jouent, recouverts de la même manière, sans problème apparent. C'est d'ailleurs la dernière, il n'y a que deux photos de ce genre, aucune qui ne montre des adultes ou même des adolescents. 

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