XV. LE CLOU DU SPECTACLE

Aela avait mangé en compagnie de Marine et d'Aiden d'un air morose, ses pensées embourbées dans le bourbier nauséeux de son esprit, l'impression d'être la troisième roue du carrosse, d'être un poids, un boulet, une chose fragile qu'il convenait de protéger, de trimballer, de promener. Elle ne supportait plus l'acharnement du sort si soudain cette année alors qu'elle se battait depuis quatre ans pour avancer, guérir et grandir. Mais le sol semblait se désagréger sous ses pas, ses progrès se liquéfiant comme de la vapeur qui monte, monte avec espoir avant de dégouliner contre la vitre d'une voiture surchauffée. Alors, elle s'était éclipsée.

Son estomac était tellement sous l'emprise de la peur ces derniers temps que son appétit s'était rétréci jusqu'à en devenir un fantôme : quand elle avalait les morceaux de son sandwich du midi, elle avait simplement le sentiment de croquer dans du carton. Cela ne lui faisait rien ; elle continuait juste par habitude, peut être même par respect des conventions. Un silence assourdissant accompagnait le bruit feutré de ses pas sur les marches de l'escalier vide, et elle imaginait qu'il la suivrait jusqu'à ce qu'elle entre dans sa classe, toute seule, avant que le reste des élèves arrive au moment où retentirait la sonnerie dans le couloir. Elle n'y portait guère de l'importance : aujourd'hui, la seule chose qu'elle voulait, c'était que cette journée se termine et s'enfermer dans sa chambre à double tour pour dormir, longtemps et lourdement, en espérant se réveiller ailleurs.

Aela pénétra dans le corridor et quand elle le vit, elle n'eut plus la force de se battre. L'agacement qu'elle aurait dû ressentir, l'angoisse ou la terrible ironie qui aurait dû crisper ses lèvres ne se manifestèrent pas. Elle s'arrêta devant lui sans broncher, attendant d'une patience mortifère que les évènements qui devaient se produire le fassent. Il n'y avait ni Marine, ni Aiden, ni Yong, ni camarades, ni professeurs, ni Michaël pour regarder le spectacle. Elle pouvait donc pour une fois se passer de jouer correctement son rôle ; de nouveau nez-à-nez avec Pierre, dans cette parenthèse lugubre, elle savait que les mascarades, les mensonges et les regards effrontés ne parviendraient pas à masquer ses fêlures. Alors elle soupira avec lassitude quand l'adolescent face à elle se rua sur elle sans crier gare, les yeux sombres et fous encore noyés dans des larmes.

Le Pierre qui la percuta de plein fouet était en train de pleurer avec tellement de haine pour le sel mouillé qui s'écoulait sur ses joues qu'Aela eut l'impression d'avoir été projetée devant un miroir. Puis il l'attrapa avec violence par le cou et la plaqua durement contre le mur – ses omoplates souffrirent face à la brutalité du choc. Alors c'est comme ça que ça va se passer, pensa faiblement Aela, qui ne comprenait pas ce que criait Pierre. Elle ressentait juste l'aversion qu'il éprouvait envers lui-même et qu'il lui lançait dessus avec des mots rageurs qui la heurtaient comme des coups de fouet. Il y avait quelque chose d'horrible à regarder les autres extérioriser ce que l'on enfouissait en soi. Si Pierre avait bel et bien été une glace, elle n'aurait pas hésité à la briser. Mais Pierre était un être humain plus fort qu'elle, alors elle se résigna. Elle mit son cerveau en veille et se laissa faire. Moins elle résistait au destin, plus la scène passerait vite.

— Espace de sale pute, crachait Pierre, et les sanglots dans sa voix venimeuse n'apaisèrent pas du tout ses mots. Au contraire, ils les rendirent plus sincères, plus authentiques, plus monstrueux.

Aela ne se débattait pas mais en ressentit chaque aiguille, chaque épine, chaque coup de couteau sauvagement planté au plus profond de son cœur. Son corps souffrait, somatisait littéralement. Mais il était en mode automatique, car l'esprit censé le guider était entré en sommeil et refusait de se réveiller. Il se contentait d'attendre. Encore et toujours attendre, attendre que ça passe, attendre que les choses s'arrangent, attendre que la tempête se calme. Cela faisait des années qu'elle attendait. Elle pouvait bien continuer.

— Tu vas payer pour ce matin ! geignit-il, tout entier dévoué aux émotions débordantes qui s'enflammaient en lui.

Son visage était cramoisi, ses yeux de jais, ses pommettes trempées. On aurait dit un petit garçon en train de piquer sa crise. Il était assez pathétique, mais ce n'était pas drôle. Rien devant ce spectacle ne donnait à Aela l'envie d'esquisser un sourire sardonique, de lancer une remarque cinglante pour faire semblant de maîtriser la situation ou de prendre du recul face à ce qui se passait. Comme la dernière bagarre à laquelle elle avait assisté, la seule chose qui lui vint en tête fut que c'était laid. Les larmes qui fuyaient des prunelles de Pierre étaient laides. La salive qu'il crachait sur elle en criant de fureur dans ses pleurs était laide. Pierre était laid, et Aela savait qu'elle l'était tout autant.

Il resserra l'étau qu'il formait de sa main sur son cou comme s'il voulait l'étrangler et elle ne réagit toujours pas. Aela elle-même en fut surprise. Puis il arma son poing et elle comprit qu'il cherchait juste à être sûr qu'elle était immobilisée pour la tabasser. Alors elle prit une grande inspiration qui lui fit mal, car les larmes qu'elle ravalait à son tour lui brûlaient la gorge, et elle ferma les yeux. Elle attendit. Rien ne n'arriva. Elle rouvrit ses paupières et vit que Pierre s'était ravisé : il avait baissé la main qui, quelques secondes plus tôt, s'apprêtait à la frapper.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement qui fut rapidement écourté quand elle comprit ce qu'il avait en tête. Elle n'eut cependant pas le temps d'essayer de se démêler de l'étreinte de Pierre car les lèvres de ce dernier s'écrasèrent sur les siennes avec férocité. Il était en train de l'embrasser contre son gré et le contact de leurs bouches était insoutenable. Les jambes d'Aela fléchirent et elle chuta lourdement au sol comme un vase trop près du bord qu'on vient de faire tomber. La chamade qui battait dans ses tempes lui perçait les tympans, mais elle broya littéralement tout son être au moment où elle vit Pierre s'abaisser à sa hauteur et s'essuyer les lèvres avec une moue cruelle. Il ne pleurait plus.

Aela aurait aimé prendre la relève, elle aurait tellement aimé pouvoir évacuer le volcan larmoyant qui consumait sa cage thoracique en pleurant fort et longtemps. Parce qu'elle réalisa que, si Pierre avait décidé de ne pas la battre des minutes auparavant, ce n'était pas par pitié. C'était en réalité tout le contraire : il avait compris qu'elle ne tenait plus à l'intégrité de son corps, parce qu'elle ne se défendait pas. Alors il avait deviné que, pour vraiment l'atteindre, pour vraiment la briser, pour qu'elle lui ressemble enfin, il fallait s'en prendre à son esprit. Et ce baiser, dans toute sa cruauté, avait parfaitement eu l'effet escompté.

La sonnerie annonçant la fin de la pause de midi retentit finalement, et Aela s'enfonça au sol en fermant les yeux tellement fort que l'obscurité sous ses paupières fut parsemée d'étincelles fugaces. Elle aurait voulu disparaître.

*

Marine se précipita sur elle avec angoisse. Aela la reconnut avant même d'ouvrir les yeux. Sa meilleure amie la regardait avec un tel apitoiement qu'elle eut l'impression qu'on la giflait. Le couloir commençait à se remplir de la foule qui venait des escaliers à côté d'elles et des élèves la regardaient comme si elle était une bête de foire. Elle releva la tête et constata qu'à deux pas de là, Aiden tenait Pierre par le poignet pour l'empêcher de partir. Ce dernier patientait tranquillement en observant la masse de lycéens devant eux d'un œil satisfait, mais sa mâchoire était encore détrempée et ses mains tremblaient.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Aela, est-ce que ça va ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ?

Son amie se confondait dans un martèlement de questions mais elle ne répondit pas. Tout le monde la regardait, tout le monde chuchotait, tout le monde voyait l'œuvre de Pierre : cette fille blonde par terre, les cheveux emmêlés, les yeux rouges, le regard ébahi. Cette fille qui ne ressemblait plus à rien, qui n'était plus qu'une information qu'on partage de rumeur en rumeur et dont on se souviendra plus tard, à vingt-cinq ans, quand on racontera ses années lycée à ses collègues d'université.

— Aela, réponds-moi ! Tu as besoin d'aide ? Tu sais que je serais toujours là pour...

Les nerfs d'Aela lâchèrent. Elle poussa Marine et se releva avec colère. Elle l'avait attendu, ce courroux, parce que c'était une autre façon de pleurer, et en plus sans larmes. Alors elle le laissa exploser.

— Aela, qu'est-ce que tu f..., balbutia sa meilleure amie d'un air surpris en se redressant elle aussi.

— Je ne veux pas de ta pitié ! fulmina-t-elle en la fusillant du regard.

— Hé, Aela, calme-toi, elle veut juste t'aider, intervint Aiden avec anxiété sans lâcher Pierre.

Marine lui lança un regard qui semblait dire Ne t'inquiète pas, je m'en charge, et ce fut la goutte de trop.

— J'en peux plus de te voir me cajoler comme une mère ! J'en peux plus de ta façon de me parler comme si j'étais une gamine ! Je ne suis pas un putain de bébé ! Fous-moi la paix !

— Je veux juste t'aider...

— Je n'ai pas besoin de ton aide ! Comment tu pourrais m'aider ? Tu ne sais pas ce que ça fait, d'être moi, de vivre ce que je vis tous les jours ! Tu n'as jamais de problèmes, tu ne sais rien !

Sa voix était pleine de poison, mais quand Marine la regarda d'un air choqué et trahi – un air qu'elle ne lui avait jamais vu – elle comprit qu'au lieu d'empoisonner la personne d'en face, l'arsenic dans sa bouche se retournait contre elle.

— Je n'ai jamais de problèmes ? interrogea Marine, mais c'était plus un grondement qu'une véritable question. Comment peux-tu savoir que je n'ai aucun problème, si tu ne me le demandes jamais ! Comment tu peux dire une chose pareille, alors que je mets tous mes problèmes de côté pour te soutenir depuis quatre ans !

Aela recula, mais son ego l'empêcha de répondre quelque chose d'intelligent, alors elle se tut et lui lança un sourire moqueur qu'elle regretta aussitôt. A côté d'elle, Aiden semblait désemparé, Pierre attendre l'arrivée de quelqu'un, et quelques lycéens regardaient la scène depuis la porte de la classe au fond du couloir mais la plupart avait déjà regagné leurs salles.

Le spectacle avait recommencé. La mine profondément déçue qu'affichait Marine acheva finalement de la convaincre qu'elle ne se trouvait pas sur une scène de théâtre, mais dans une fosse aux lions.

— Tu n'es qu'une égoïste, voilà ce que tu es, Aela.

Marine ne criait plus. C'était étrangement pire.

— Je te connais depuis la sixième. Et il a fallu d'un truc, d'un putain de... (Elle s'empêcha de dire le mot, et au fond d'elle-même Aela l'en remercia.) pour que notre adolescence bascule ! Tu crois que ça n'a affecté que toi ? Je suis ta meilleure amie, j'ai été là pour toi ! Pendant quatre putain d'années je me suis démenée pour t'aider à aller mieux, pour pas que tu traverses ça seule parce que ta mère est je ne sais où et que ton père a vrillé ! Oui, je peux te parler comme si tu étais une gosse, parce que je joue le rôle que tes parents n'assument pas ! Et le pire, c'est que tu agis comme si c'était normal !

La violence dans la voix éteinte et pourtant véhémente de Marine achevait de briser son cœur. Elle ne lui en voulait pas, car c'était de sa faute. Mais aussi parce qu'elle sentait que s'entendre déballer ses quatre vérités, au moins une fois dans sa vie, surtout si jeune, c'était important. Elle continua donc de se taire, pendant que Marine vidait son sac.

— Jamais de merci ! Jamais de questions sur ma propre vie ! Je n'ai jamais de problèmes ? Et tu n'as jamais trouvé ça bizarre ? J'ai sacrifié la plupart de mon adolescence pour te sauver, parce que je n'ai peut-être pas vécu ce que tu as traversé, mais il faut être con pour ne pas pouvoir s'imaginer ce que ça peut faire ! Tu as été la seule chose à laquelle j'ai pensé pendant quatre ans, chaque jour je me rendais en cours en craignant de te voir sombrer, chaque jour j'avais peur que tu ne viennes pas et que tu disparaisses tellement tu as été un putain de fantôme ! Et je ne t'en voulais pas, je comprenais. Je n'ai fait que comprendre, qu'excuser, mais en réalité la manière dont tu te comportes là tout de suite est inacceptable. (Elle pointa un doigt accusateur vers Pierre.) Ce connard te traite comme de la merde et tu en redemandes ! Et quand je pousse mon petit-ami qui n'a rien à voir avec tout ça pour m'aider à te secourir, tu oses me dire un truc pareil ! Tu es odieuse !

Les perles salées finirent enfin par sertir les joues d'Aela dans un calme avilissant. Marine parla encore, mais elle ne parvint pas à entendre ce qu'elle racontait, tellement le choc était brutal. Elle inspira un coup et elle eut l'impression que c'était la première fois qu'elle le faisait. Sans le savoir, Marine venait de la ramener à la vie. Et tout lui fit d'autant plus mal.

Marine tourna les talons et disparut dans les escaliers, bientôt suivie par Aiden qui avait relâché sa prise. Dans ce couloir, hormis les chuchotements des lycéens dans la classe voisine qui avaient assisté à l'esclandre, il n'y avait que Pierre et elle. Deux êtres qui se ressemblaient beaucoup trop bien qu'ils ne soient pourtant pas de la même famille.

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