XIV. JE NE T'AIME PAS

— Si je dois me battre je le ferais.

Aela releva les yeux, sortant du brouillard épais dans lequel étaient emprisonnées ses pensées depuis qu'elle avait croisé le regard noir de Michaël, son air dédaigneux, et son mutisme implacable qui venait une nouvelle fois de prouver sa force et son autorité. Elle réalisa qu'elle était dans la cour.

Devant elle se tenait Pierre, ses cheveux bruns ébouriffés par le vent d'automne qui soufflait sous le préau en sifflant. Elle déglutit avec difficulté en essayant de l'esquiver, enfilant sa capuche sur sa tête comme pour disparaître, se déplaçant plus loin que la foule d'élèves qui sortaient encore de leurs classes, le lycée ainsi transformé en immense fourmilière d'où les petites ouvrières s'extirpaient en rang, armée sans âme obéissant aux commandements. 

Pierre étouffa un rire sec avant de l'attraper par le poignet avec fermeté pour la rattraper.

— Tu t'es déjà suffisamment battu, marmonna Aela en refusant de le regarder, une angoisse mordante dans l'estomac l'empêchant de bouger.

— Visiblement pas assez. Pourquoi tu m'évites ?

Aela ne comprenait rien au comportement de Pierre, qui s'amusait à la menacer avant d'agir à l'opposé de sa violence latente et de ses sourires possessifs. Si elle avait eu la force un mois plus tôt de lui tenir tête, aujourd'hui sa confiance était amoindrie, affadie, roc grignoté par l'érosion. 

Sa récente prise de conscience sur son état permanent d'alerte, le fait de savoir que Pierre connaissait son secret mais pas jusqu'à quel point, la pression que son père mettait sur ses épaules et le dégoût dans les prunelles de Michaël qui avait pourtant semblé plus ouvert à elle la déroutaient, la plongeaient en pleine confusion. Son cœur battait la chamade, et si son orgueil s'était définitivement tu, elle aurait volontiers répondu Parce que tu me fais peur. Mais même perdue, même intimidée, il y avait une petite étincelle en elle qui disait qu'elle était encore libre, parce qu'elle avait déjà survécu à pire, peut-être éteinte dans ses yeux mais toujours présente au fond de sa gorge qui la poussa à répondre ces mots :

— Parce que je ne t'aime pas.

Son ton avait été étonnamment ferme, pourtant elle avait toujours les yeux baissés vers le sol, sa capuche retombant lourdement sur ses mèches blondes qui voletaient dans la brise, lui fouettant les joues doucement. 

Aela ne le vit pas mais Pierre eut un léger mouvement de surprise ; ce dernier ne s'attendait pas à ce qu'elle ait encore cette dose d'obstination et de bravoure en elle, pas après sa cruauté, ses gestes et ses insultes, et encore moins alors qu'il avait essayé de lui rappeler sa présence par tous les moyens possibles un mois durant, subtiles mais parfaitement planifiés, dans l'unique objectif de réduire sa confiance à néant et de toucher au but – qu'elle devienne irrémédiablement dépendante de lui. Lui l'était d'elle, et le lien devait absolument devenir réciproque pour que son manège fonctionne et qu'il ne soit plus jamais le loup isolé et abandonné qu'il avait été depuis le divorce de ses stupides parents.

— Je ne veux pas que tu m'aimes, cracha-t-il avec férocité. 

J'en ai besoin, pensa-t-il.

Aela fut ébranlée par la violence qui s'éveillait de nouveau dans l'intonation de Pierre, se maudissant d'avoir donné une telle réponse. Ce n'était pas que les vêtements ces jours-là, c'était toi, parce que tu fais toujours le mauvais choix, murmura une petite voix dans sa tête, qui s'interrompit néanmoins quand des doigts déterminés saisirent son menton pour le relever : Pierre la forçait à le regarder. Ses yeux marrons étaient presque noirs, de colère ou de stupeur déguisée en haine.

— Je veux que tu aies peur de moi, grogna-t-il en la poussant brusquement contre le mur, arrachant sa capuche avec violence pour attraper ses cheveux.

— Laisse-moi tranquille ! piaula Aela avec un pathétisme tel qu'elle se haït un peu plus. Pourquoi tu fais ça ? Va te faire foutre !

— Pierre ! s'écria une voix choquée qui lui était inconnue.

Un garçon à la peau cuivrée, aux yeux bridés et à la chevelure noire et brillante accourait vers eux ; Pierre s'écarta subitement et Aela réalisa que quelques lycéens les regardaient d'un air curieux, peu certains de savoir s'il fallait intervenir ou non. Les joues d'Aela rougirent instantanément et ses yeux s'embuèrent de larmes, ce qu'elle exécra, quand elle repéra Aiden et Marine dans la foule avec un regard qu'elle ne leur avait jamais vu : sa meilleure amie semblait sous le choc et les pupilles de son petit-copain brillaient d'une lueur étrange, comme s'il cherchait à comprendre le dessin que formaient les pièces d'un puzzle qui s'emboîtaient les unes dans les autres de façon inattendue.

— Mais qu'est-ce que tu fous ? gronda le nouvel arrivant qui n'était autre que Yong, le camarade de classe de Pierre, qui arborait une moue profondément désapprobatrice, avant de se tourner vers elle en chuchotant : est-ce que ça va ?

Aela hocha fébrilement la tête, recoiffant sa tignasse claire, et le garçon qui la sondait avec inquiétude fit un léger mouvement vers elle comme s'il voulait poser une main rassurante sur son épaule, mais finalement il se retint.

Pierre était immobile et silencieux, les yeux fixés sur Yong, interdit. L'amertume qu'il avait affiché à son égard alors même qu'il riaient ensemble en cours d'anglais quelques minutes plus tôt l'avait déstabilisé. Ses actes avaient encore une fois des conséquences, et pas celles qu'il avait escomptées : Aela avait encore la rage de vaincre et sa jeune amitié avec Yong s'était fissurée. Jamais il n'avait été dévisagé avec tant de déception et de honte par quelqu'un d'autre que ses parents quand ils lisaient un énième mot dans son carnet de correspondance, et cela le heurta beaucoup plus que prévu.

— Désolé, laissa-t-il échapper sous le poids de l'audience qui lui faisait face avant de s'enfuir aux toilettes.

Marine se précipita vers Aela et l'enlaça dans ses bras avec l'énergie et le sang-froid d'une mère sans dire un mot, une main possessoirement posée sur son crâne, et Aela pouvait presque l'imaginer susurrer Ne t'inquiète pas, je suis là. De nouveau, elle était un enfant, et la volonté de se révolter qui bouillonnait en elle disparut quand elle vit Yong s'en aller lentement.

— Hé ! le héla-t-elle. (Il se retourna avec un sourire chaleureux.) Merci.

— T'inquiète, assura-t-il, son sourire plus rayonnant encore, avant de rejoindre le distributeur de boissons qui se trouvait à l'entrée du CDI.

— Eh bien, c'est une drôle de manière de rencontrer Yong, déclara prudemment Aiden, embarrassé.

Aela ne le connaissait que très peu mais savait parfaitement qu'il n'était pas très à l'aise quand il s'agissait de réconforter les gens, et elle comprit un peu mieux pourquoi il s'entendait si bien avec Marine : elle n'avait jamais de problèmes et n'avait donc pas souvent besoin de ce genre d'interventions. Cette dernière relâcha son étreinte autour d'elle pour se placer à côté de lui, et Aela se mordit la lèvre inférieure, ne sachant pas si elle était en train de rêver tellement les actions des dernières minutes avaient été vives, intenses et fugaces maintenant que tout s'était calmé et que les élèves qui avaient épié la scène auparavant étaient désormais dispersés dans la cour comme si rien ne s'était produit.

— Yong, tu dis ? Il est dans ta classe ?

— Oui.

— Je lui suis éternellement reconnaissante, confia-t-elle.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? interrogea Marine.

Aela chercha ses mots, ne sachant pas quoi répondre. Que se passait-il ?

— Rien, on s'est disputés pour une broutille, mentit-elle.

— Ce mec avait l'air vachement remonté, pour une broutille, répliqua son amie, suspicieuse.

— Je pense qu'il devait être déjà énervé avant qu'on discute, expliqua soigneusement Aela.

La sonnerie retentit soudain, les surprenant tous les trois. Dans un silence gêné et préoccupé, le trio se dirigea dans les escaliers pour rejoindre leurs classes respectives, Aela parvenant même à sourire à ses interlocuteurs pour les rassurer alors que, tout au fond d'elle-même, la même voix que tout à l'heure avait l'air de lui souffler : Je veux que tu aies peur de moi et Tout est de ta faute.

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